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Johnny Marco (Stephen Dorff) et sa fille Cleo (Elle Fanning) dans le divan dans Somewhere
Rayon vert

« Somewhere » de Sofia Coppola : Une oasis au-dessus du désert

Guillaume Richard
Somewhere de Sofia Coppola montre comment un apprivoisement a fonctionné et est dépassé. Cleo vient combler l'absence de repères dans la vie de son père Johnny, ainsi que les interstices entre les corps et les silences. Ensemble, ils construisent une oasis sur le désert, en attendant la pyramide.
Guillaume Richard

« Somewhere », un film de Sofia Coppola (2010)

Du désert, il en est question partout dans Somewhere, le quatrième film de Sofia Coppola. Il est ce sur quoi la ville et les personnages reposent comme des constructions fragiles qui tiennent malgré tout debout. Los Angeles d'une part, une ville née dans le désert le plus complet où il a fallu acheminer l'eau sur des centaines de kilomètres ; et l'acteur populaire Johnny Marco (Stephen Dorff) de l'autre, qui y a établi son campement de fortune, comblant la morosité temporaire de son quotidien en se divertissant avec les plaisirs de la chair, de l'alcool et des sensations fortes. À un détail près, d'une importance capitale : Johnny a une fille de 11 ans, Cleo (Elle Fanning), qui est peut-être sa seule véritable réussite à ce moment-là : celle avec qui il construit une oasis sur le désert, en attendant la pyramide. Cleo est ainsi le socle qui fait invisiblement et silencieusement tenir toute sa vie. Somewhere ne peut pas alors être confondu avec un cinéma dit moderne auscultant le vide et l'incommunicabilité dans nos sociétés aliénantes, car il y a justement une présence, celle de Cleo, qui vient combler l'absence de repères et les interstices entre les corps. Tout l'enjeu du film ne consiste pas à subir la tristesse ambiante mais à la chasser en cherchant par tous les moyens à aller mieux, et si possible avec l'autre, dans une co-présence harmonieuse au-dessus du désert qui peut trop facilement isoler dans sa redoutable étendue sans contours.

La réplique qu'on entend le plus dans Somewhere est une des phrases les plus communes de notre langage : « Ça va ? ». Elle est posée à Johnny comme lui-même la pose plusieurs fois à Cleo. Sofia Coppola confère alors à la banalité de cette question une profondeur existentielle décisive sur au moins trois niveaux. Demander à l'autre comment il va suggère que l'interlocuteur sente que quelque chose ne va pas ou plane en suspens. Est-ce que Cleo est triste ? Se sent-elle seule et livrée à elle-même ? Elle l'avouera, vers la fin du film, révélant une fragilité semblable à celle de son père. Ensuite, la question prend pour Johnny le caractère d'un aveu sur ses propres capacités et sur son empathie : « Est-ce que je suis à la hauteur ? ». Elle l'engage profondément dans sa relation avec Cleo, il veut comme se racheter de ses penchants et de l'existence décousue qu'il mène quand elle n'est pas là. Dire « Ça va ? » revient ainsi à remettre de l'ordre en soi pour l'autre, par amour pour Cleo, afin de se tirer ensemble vers le haut au-dessus du désert. Le troisième sens qui en découle est donc celui d'une co-présence harmonieuse face au vide dissimulé sous leurs pieds. Ça ne peut qu'aller mieux quand on parvient à s'accorder ensemble en chassant certains démons. Somewhere ne montre donc pas seulement la banalité ou la monotonie désœuvrée, mais à bien des égards le contraire : le film insiste sur les moments qui permettent de chasser cette banalité, qui est un poison et une source de souffrance, en cultivant une oasis débordant de vie sur les sables mouvants du désert.

Dans la première séquence de Somewhere, Johnny pilote une voiture de course sur un circuit perdu dans le désert où il effectue des boucles. Le geste répétitif de tourner en rond est prolongé pour sur-signifier sa condition mentale comme sa posture par rapport à l'espace qu'il occupe. Johnny a le nez dans le désert, il se frotte à lui constamment, mais il se trouve aussi au-dessus, car on ne fait que construire sur du vide, du rien, pour faire exister quelque chose. L'inverse serait invivable. Ce qui l'empêche d'être emporté par une tempête de sable existentielle est d'une part Cléo, comme on l'a déjà vu, mais aussi son statut de star hollywoodienne à qui aucune femme ne résiste. On comprend néanmoins assez vite qu'il s'agit d'une bouée de sauvetage pour tuer le temps où ses démons frappent à la porte. Car il ne vit pas dans la déperdition la plus totale. Il se morfond temporairement dans le mode de vie d'un Jackass, à l'image de Chris Pontius, son co-locataire et/ou squatteur, dont le casting judicieux fait évidemment référence à la célèbre franchise qu'il a popularisée sur MTV. Voilà le point de départ de Somewhere et sa part maudite qui est plus ou moins dissimulée à chaque fois que Johnny passe du temps avec Cleo dont il a la garde alternée.

Le spectateur prend le train en route quand il découvre que Johnny a une fille avec laquelle il passe des moments brefs où il doit assumer son rôle de père. Cleo apparaît pour la première fois dans le film entre des séquences où Johnny se divertit avec des femmes. Il convie notamment dans sa chambre deux jumelles en tenue de sport qui font un numéro de pole dance. Un miroir derrière elles crée un effet de perspective qui se renverse lorsque Johnny accompagne Cleo à la patinoire dans sa première apparition à l'écran. Cette très belle scène fait rentrer de la vie dans un espace qui en avait besoin, à savoir l'existence de Johnny qui ne cesse de se vider puis se remplir de la présence de Cleo. Le motif du miroir, omniprésent dans Somewhere, est classiquement utilisé dans un but introspectif, puisque Johnny y sonde son âme et que la glace semble le traquer en lui offrant ce reflet qu'il ne veut pas voir. Mais l'arrivée de Cleo brise cette spirale, car en la filmant pour la première à la patinoire, sur la glace en train de répéter un numéro de danse, un contraste se crée en opposition à l'utilisation cauchemardesque des miroirs qui renvoient à la solitude. Cleo domine une glace sur laquelle n'effleure plus l'abîme du reflet tendu. Plus tard, dans une autre belle scène, ils joueront à Guitar Hero sur Playstation, oubliant autrement ce qui peut assombrir leurs vies. L'écran de télévision n'offre pas un reflet mais une profondeur, réenchantant simplement le quotidien de deux êtres dont les liens sont forts et fragiles à la fois.

Johnny Marco (Stephen Dorff) et sa fille Cleo (Elle Fanning) au bord de la piscine en train de bronzer dans Somewhere
© Pathé Films

L'appartement dans lequel séjourne Johnny prend ainsi une autre forme quand Cleo est là. Ce n'est pas un taudis, même si des grandes fêtes peuplées d'inconnus s'y organisent à l'improviste. Il semble changer de tonalité comme de géographie. La chambre, qui est le lieu de toutes les dérives (sexe tarifé, alcool et médicaments, etc.), avec son grand miroir menaçant, est moins filmée lorsque Cleo occupe les lieux. Elle s'y sent comme chez elle. Elle apporte son innocence, celle d'un âge où on se contente de petites choses comme des sudokus à la saveur d'été et de vacances, et qu'on gambade encore gaiement avant de virer dans l'adolescence. Cleo a onze ans, elle n'a pas encore les garçons en tête, contrairement à ce qu'imagine une amante passagère de Johnny. Le père et sa fille ont donc construit quelque chose à Los Angeles dans la suite finalement assez modeste qu'ils occupent. Un canapé, une console de jeu et une piscine aux dimensions raisonnables leur suffisent pour faire face à leurs solitudes respectives et s'oublier ensemble le temps de leurs retrouvailles à fréquence régulière. Somewhere célèbre de petits instants parfaits où on se retrouve, soi-même et avec l'autre quand cette chance existe. On peut être en pleine traversée du désert : notre humanité va toujours nous pousser à construire un petit quelque chose de précieux qui tient, dans le film de Sofia Coppola, à une capacité à vivre heureux et caché.

Vers le milieu du film, le spectre de l'absence, qui hante aussi bien Johnny que Cleo, refait surface. La mère de Cleo prévient Johnny qu'elle la laisse chez lui pour une durée indéterminée. Il devra l'emmener en Italie puis la déposer à son camp d'été. La violence de cet acte est négociée tout en douceur par Sofia Coppola. Cette nouvelle expérience de l'abandon va permettre de prolonger le bien-être des petits instants parfaits vécus par le père et sa fille, et non l'inverse, le film évitant le piège d'une psychologisation trop appuyée en préférant cultiver son oasis silencieuse. Ils s'envolent pour l'Italie où Johnny présente un film et reçoit un prix lors d'une cérémonie, un passage qui n'est pas sans rappeler ce qu'endure le personnage de Bill Murray dans Lost in Translation. Cleo et Johnny héritent d'une immense suite luxueuse, mais la piscine est bien trop petite et le décalage trop grand. Ils fuient leurs responsabilités et retournent dans leur modeste appartement californien au-dessus de (leur) désert où ils sont si heureux. Ils privilégient ce bien-être si précieux à toutes les parades artificielles qui pourraient les séparer l'un de l'autre.

La séparation aura néanmoins lieu. À son tour, elle est déchirante dans toute sa retenue. Ils se disent au revoir tandis que Cleo est déjà à l'arrière de la voiture qui la mènera à son camp d'été. Johnny s'excuse de ne pas avoir été là toutes ces années mais le bruit ambiant recouvre ses mots. Auparavant, Cleo aura éclaté en sanglots après avoir reçu de vagues nouvelles de sa mère peu intéressée par son sort. Les mots seront dits et transperceront la quiétude de l'oasis. L'harmonie entre eux n'est cependant pas brisée, loin de là, il s'agit juste d'un au revoir. Les liens entre le père et sa fille ont décuplé : Somewhere capte au final un processus d'apprivoisement qui fonctionne et se termine pour laisser place à une relation durable. Par exemple, Johnny ne cache plus ses nombreuses relations à Cleo, qui doit l'accepter et grandir avec cette réalité. La métaphore de la guérison, avec l'utilisation du plâtre à deux reprises (Johnny a le bras cassé et se fait mouler le visage afin d'obtenir un masque de vieillard), doit alors plus être comprise comme un passage, même si Johnny et Cleo soignent ensemble leur solitude. Le film tient constamment sur cette corde sans jamais perdre son équilibre.

À la fin du film, Johnny décide de quitter son hôtel. Il prend alors la route puis s'arrête au milieu du désert, laisse sa voiture sur le bas-côté, et s'avance à pied dans l'inconnu. L'oasis est donc abandonnée. Si elle n'a jamais été un mirage, elle se dissipe maintenant dans l'oubli. Que va faire Johnny ? L'échappatoire proposée par la fin n'est pas très convaincante, à l'instar de celle de Priscilla. On peine à imaginer cet homme repartir de zéro et laisser derrière lui tout ce que lui procure sa célébrité. Si le « Quelque part » induit par le « Somewhere » du titre suggérait que tout le monde traverse ce type d'épreuve, même les grandes célébrités, il invite aussi à se reconstruire ailleurs. Ici, Johnny ne s'enfonce plus dans une nouvelle traversée du désert à la recherche d'une osais, mais il part en quête d'un lieu où bâtir un édifice, bien solide cette fois. Le bien-être en est le but, même si dans la vie on va et on vient, que ça va comme ci comme ça, au moins nous construisons nos propres édifices avec ceux qui nous font tenir le coup, ou dédiés à leur mémoire s'ils sont déjà retournés poussière.