
Interview d'Oliver Laxe pour « Sirât » : Se rapprocher de la mort pour revitaliser les images
Dans ce grand entretien, Oliver Laxe analyse Sirât du point de vue matérialiste, organique et métaphysique, et revient aussi sur les problématiques contemporaines que le film aborde, comme les crises migratoires, politiques et écologiques.
« Sirât », un film d'Oliver Laxe (2025)
Dans ce grand entretien, Oliver Laxe analyse Sirât du point de vue matérialiste, organique et métaphysique, tout en revenant sur les problématiques contemporaines que le film aborde, comme les crises migratoires, politiques et écologiques. Après le battage cannois où Sirât a fait sensation, en remportant notamment le prix du jury et récoltant des critiques clivées, le cinéaste revient patiemment et précisément sur les spécificités de son cinéma qui cherche à connecter entre eux les mondes, les niveaux de réalité et les perceptions de natures différentes.
Il y a dans Sirât tout un sousbassement mythologique, qui renvoie notamment au mythe d’Orphée et à la traversée des enfers. L’impulsion du film était-elle d’intégrer cette mythologie à une situation à la fois contemporaine et anticipative, en mêlant les genres et les niveaux de lecture ?
L’idée de base était surtout d’organiser une cérémonie autour de la mort. Évidemment, la sensibilité humaine se reproduit constamment et ces figures mythologiques-là sont des archétypes universels. On en arrive toujours à retravailler ces mêmes choses. Mais je trouve par ailleurs que nous vivons dans une société très thanatophobique, et je n’ai moi-même pas eu beaucoup d’expériences de la mort. J’éprouvais le besoin de me rapprocher de la mort en la méditant, en y réfléchissant. Dans les cultures religieuses qui utilisent le turban, celui-ci est comme un linceul. C’est le tissu avec lequel les croyants vont être enveloppés après leur mort. Je trouve ça très puissant parce que c’est une manière de porter sur soi sa propre mort. Mon intention était donc d’inviter le spectateur à porter mentalement ce linceul. Entretenir un rapport sain avec la mort, c’est une chose que l’on peut considérer comme angoissante mais qui est en réalité libératrice.
Sirât mêle ce rapport à la religion, à la croyance, qui se reflète dans l’immensité du désert, à des éléments plus triviaux et terre-à-terre comme la musique techno, les rave-parties, et aussi la guerre. Comment avez-vous géré la confrontation entre tous ces éléments ?
Je suis très influencé par le soufisme, qui est une pratique religieuse et spirituelle transcendante mais qui dépend de l’immanent. Il n’y a donc rien de banal. C’est à travers les petites choses que s’expriment les mystères de l’univers. En occident, on a aujourd’hui une forme de spiritualité uniquement ésotérique. Il n’y a pas d’exotérisme. Or, il me semble que toute la réalité manifeste de la spiritualité. C’est pour ça que je fais des films dans la nature. Ce n’est pas qu’un beau cadre, ce sont aussi des pièges, des obstacles, des rivières à traverser, etc. Tout y joue un rôle.
Le film est presque divisé en quatre actes. Il est en tout cas scandé par trois moments déterminants qui le font dévier et aller dans une direction différente. Et ces trois moments interviennent de manière assez métronomique à une demi-heure d'intervalle l'un de l'autre. Avez-vous vraiment pensé et calculé cette construction ?
C’est intéressant de regarder Sirât de cette manière parce que je n’en étais pas conscient. Mais c’est vrai, il y a effectivement cette construction-là. Heureusement, je continue encore à redécouvrir mon film (Rires). Personnellement, je trouve que nous, les réalisateurs, sommes les pires ennemis de nos films. Parce que l’on a tendance à mettre trop de clarté ou de rhétorique dans nos images, ce qui a pour conséquence de les dévitaliser. Au début, les images sont connectées à l’inconscient, qu’il soit individuel ou collectif. Mais à un moment donné, on connecte les images les unes avec les autres pour qu’elles servent à raconter quelque chose, une histoire. Et quand les films suivent uniquement cette démarche de dévitalisation des images pour servir un récit, ils sont un peu morts. Pour revenir à la question, depuis mes débuts, mes films ont tendance à vouloir s’éloigner d’eux même, à évoluer et muter en leur propre sein. C’est peut-être pour moi une manière de me confronter au genre et à la modernité. Dans Sirât, il y a en effet cette différenciation entre quatre parties : la première, avec la fête serait proche du documentaire, la deuxième partie serait un film d’aventures, la troisième serait plus âpre avec la chute et l’errance, et la fin serait cette traversée et cette sortie de l’enfer.
Avec mon co-scénariste (Santiago Fillol), on essaie de s’éloigner des manuels de scénarios et des structures dramaturgiques classiques, afin de laisser beaucoup plus de place à l’inconscient. Beaucoup de films donnent l’impression d’avoir été écrits par une intelligence artificielle, ils sont trop parfaits, sans irrégularités. Ils ne sont pas vivants. Notre écriture essaie de mettre au premier plan le climat émotionnel, un peu comme si l’on faisait de la musique opératique, avec ici un adagio, ici un allegro, etc. Ça n'empêche pas le scénario de Sirât d'être tout de même canonique. Il est très court, cinquante pages, avec peu de dialogues. Mais j’ai quand même une sensibilité musicale qui prédomine dans l’écriture. C’est un film que j’ai presque écrit en dansant. Sur des dancefloors, j’avais des images dans la tête, je les savourais et les développais. J’ai donc un rapport très sensoriel aux images et aux scènes, mais je pense quand même faire un cinéma qui veut exprimer beaucoup de choses. Il y a un équilibre à trouver dans la pratique de l’art, entre dire et évoquer, entre une énergie masculine et une énergie féminine. J’aimerais parfois être beaucoup plus féminin, ambigu, polysémique, ésotérique, mais l’équilibre est nécessaire. Une sorte d’équilibre entre terre et ciel.
Concernant la musique et les sons en règle générale, vous utilisez les basses et les vibrations de sorte que le spectateur soit impacté physiquement par celles-ci. Les vibrations sonores peuvent apporter le malaise mais aussi avoir des vertus curatives. Le film explore cela. Comment avez-vous travaillé sur les saturations sonores et leur impact physique sur les spectateurs ?
C’est vrai qu’il y a beaucoup de saturations. Mais j’ai l’impression que parfois Sirât dit des choses ou produit des effets qui sont loin de ce que je suis ou de ce que je voulais produire à la base. La ligne que j’avais, c’était de commencer avec quelque chose de tribal, de primal, et puis d'aller vers une forme plus éthérée, sacrée et ésotérique. La musique électronique permet cela, de prétendre à une forme de transcendance. Mais je pense que la musique est un des moyens par lequel le spectateur comprend que cet enfer traversé par les personnages est nécessaire. Elle nous détache un peu de la douleur, elle lui donne du sens et une dimension métaphysique. Elle permet un voyage intérieur qui est dur, obscur, mais avec une récompense au bout. Et pour ce qui est du côté physique, sensoriel, du film, je voulais que le spectateur danse devant Sirât. C’est plutôt une projection de l’esprit, parce que les gens ne se lèvent pas dans le cinéma pour danser, mais le ressenti est là. Moi-même, quand je revois le film, je sens que mon corps bouge. Il y a un mystère dans le rapport entre les images et le métabolisme humain, et c’est quelque chose que j’ai envie d’explorer à travers mon cinéma. Scientifiquement, on sait qu’il y a d’autres niveaux de perception que neuronale. On voit aussi un film avec l’estomac, les oreilles, la peau, le cœur, etc. Et ce que je recherche toujours, c’est de faire un « knock-out » au spectateur, ou au moins de lui faire lâcher prise, le lâcher dans le vide pour qu’advienne une aventure synesthésique.

Sirât est très contemporain parce qu’il naît du contexte actuel et convoque plein de problématiques s'y rapportant (l’écologie, la peur de la guerre, etc.), mais il développe aussi une esthétique très intemporelle, notamment par le décor désertique et les références à un cinéma d’aventures et/ou sensoriel...
Ma conception du monde est qu’il existe un monde matériel et un monde « subtil », qui se cache en-dessous et qui touche à la spiritualité et à l’art notamment. Le film essaie de réunir ces deux dimensions, de casser la causalité, la temporalité et l’espace. C’est un film psychédélique et liturgique. Il y a effectivement une aventure physique, une convocation du genre, avec un déroulé narratif qui est clair, un chemin pavé d’obstacles, etc. Et le spectateur peut parfaitement rester à ce niveau de lecture, voir uniquement Sirât comme un film d’aventures. Mais il se déploie aussi dans d’autres dimensions, plus existentielles et métaphysiques. La musique et la scrutation du paysage sont des outils qui permettent d’explorer cela. Je suis personnellement très intéressé par les récits héroïques fondateurs dans toutes les cultures différentes, comme par exemple Gilgamesh ou encore la quête du Graal. Et ce sont tous des récits qui racontent des rites de passage, ce qui fait écho à quelque chose d’universel auquel tout le monde peut se connecter.
Outre les catastrophes écologiques et la guerre en toile de fond, il y a la figure du réfugié qui est présente dans le film, notamment dans les derniers plans, avec ce convoi transportant des survivants à travers le désert. Est-ce que le fait d’intégrer ces problématiques dans Sirât, tout en les mettant en rapport avec des dimensions mythologiques, psychédéliques et existentielles, vient aussi d’une sorte de désœuvrement, de désespoir vis-à-vis du monde actuel ?
Je suis malgré tout content d’être dans le monde dans lequel je vis. Je regarde le futur avec réalisme et espoir, parce que j’ai la sensation que le scénario est bien écrit même s’il est parfois injuste. Mais je crois qu’il y a une raison pour tout, et que la vie et ses obstacles vont nous obliger à retrouver plus d’humanité. J’ai foi en cela. Pour en revenir au film, j’insiste pour dire que c’est un danger quand le cinéaste veut dire trop de choses. Et dans Sirât, je pense déjà vouloir en dire trop. Il y a déjà un trop-plein de significations qui fait que j’ai tendance à me réfréner dans la sur-interprétation. Mais je suis en tout cas connecté à la douleur du monde et cela se traduit de manière naturelle et organique. Il peut y avoir beaucoup d’interprétations sur le train de la scène de fin et sur d’autres éléments du film. Il y a par exemple une autre scène qui peut être ambigüe ou sujette à diverses interprétations : il s’agit de celle dans laquelle les protagonistes entendent parler de la guerre et de la situation politique à la radio, et éteignent le poste. Certains spectateurs pensent qu’ils éteignent la radio parce qu’ils ont peur de la guerre et qu’ils veulent se déconnecter de la réalité pour rester dans leur monde parallèle, hors-sol. Mais je pense à l’inverse que c’est un geste d’acceptation, qu’ils sont bien conscients de la réalité, depuis longtemps, et qu’ils n’ont pas besoin de la réentendre une fois de plus. Ils sont déjà prêts pour le « reset », pour la réorganisation du monde. Et je suis également un peu dans ce même état d’esprit. Je suis de ceux qui attendent que ça passe et que ça change.
Dans Viendra le feu, vous disiez que l’une des impulsions du film était un énervement que vous ressentiez face aux incendies en Galice et à leur gestion. Le film venait donc en réaction à cela. N’y a-t-il quand même pas quelque chose qui s’en rapproche avec Sirât ?
Il y avait effectivement cela dans l’impulsion de Viendra le feu, mais pas uniquement. Il y avait aussi et surtout un rapport de fascination au feu et à sa beauté. Par rapport au feu, il y en a encore eu plein cet été, et de l’énervement il y en a toujours. Mais j’ai de plus en plus la sensation que cet énervement est une manière de ne pas assumer notre responsabilité en tant que société et de la projeter. Et concernant Sirât, je pense qu’il n’y a rien de plus politique que le poétique. Si Sirât est un film qui pousse le spectateur à la méditation et à l’introspection, ça ne peut que le connecter au monde. Mais c’est difficile de savoir si un film parle réellement de l’époque, au moment de sa sortie. Il faudra le revoir dans vingt ans et se poser à nouveau la question. Parce que ça dépend de beaucoup de facteurs, de comment les choses évoluent, de comment d’autres créations artistiques se seront inscrites dans cette époque, etc. On a fait ce film dans l’intention d’être le reflet d’une certaine culture à un moment donné, mais savoir si c’est réellement le cas ne dépend pas de nous. Peut-être que le film sera vu comme trop apocalyptique ou trop obscur... On verra bien.
Depuis la présentation de Sirât à Cannes, il y a eu beaucoup de références évoquées, notamment Werner Herzog, Sorcerer de William Friedkin ou encore George Miller avec la série Mad Max. Avez-vous été étonné par ces comparaisons ?
Non, rien ne m’a vraiment surpris. J’avais travaillé la plupart des films et des auteurs qui ont été évoqués. Mais je les ai surtout utilisés pour aborder le genre et la gestion du suspens. Ils ne m’ont pas vraiment aidé pour le côté existentiel, parce que ce ne sont pas vraiment des films qui ont une dimension métaphysique. À ce niveau-là, j’étais plus intéressé par les films de Tarkovski, comme Stalker ou Nostalghia. Et on avait aussi en tête le cinéma américain des années 70. Ce sont des films qui ont réussi à capter les peurs et l’envie de changement de l’époque. Des films comme Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, Easy Rider de Dennis Hopper ou Two-Lane Blacktop de Monte Hellman. Et j’ai voulu chercher un équilibre entre toutes ces influences, tous ces types différents de cinéma. Mais je suis très à l’aise avec toutes les comparaisons. Ce que j’aime dans le cinéma c’est que ce soit un art populaire, qui permet de convoquer beaucoup d'influences en même temps et d’opérer des mélanges d’alchimiste.
Entretien réalisé le 2 septembre 2025, à Bruxelles.