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Clarisse (Vicky Krieps) au volant de sa voiture dans Serre moi fort
BRIFF

« Serre moi fort » de Mathieu Amalric : La projectionniste et son film intérieur

Thibaut Grégoire
Serre moi fort est-il un film (trop) cérébral ? Renferme-t-il un mystère trop opaque ? Le film de Mathieu Amalric interroge en tout cas la projection mentale en la mettant en parallèle avec la projection cinématographique tout en invoquant des fantômes. Si la recherche de l’explication prime sur l’immédiateté de l’émotion, il s’agit malgré tout d’un film qui hante autant qu’il est hanté.
Thibaut Grégoire

« Serre moi fort », un film de Mathieu Amalric (2021)

Il y a des films qui nous stimulent et nous inclinent à l’écriture parce qu’ils demandent un effort particulier, un effort spectatoriel « en direct » mais aussi un effort de compréhension et de décryptage a posteriori qui éclaire notre rapport au film. Au sortir de la projection de Serre moi fort, une conversation nous a questionné sur l’aspect « cérébral » du film, qui peut donc être ressenti de cette manière-là, mais pas nécessairement. Plus peut-être qu’un film cérébral, Serre moi fort est un film qui fonctionne comme un cerveau, en cela qu’il s’auto-stimule, s’envoie des signaux à lui-même – et au spectateur – pour tenter de produire un langage propre, autonome et (peut-être) en vase clos. L’attitude par rapport à ce genre de film peut varier d’un spectateur à l’autre, certains voulant à tout prix percer à jour son « mystère », d’autres préférant se laisser porter par son éventuel attrait sensoriel et n’envisager une explication que comme une cerise sur le gâteau, un sésame qui viendrait apporter une saveur supplémentaire sans pour autant être indispensable. Il est vrai que Serre moi fort renferme un mystère mais le film se révèle au final moins opaque, et moins abscons, qu’il ne peut paraître au départ. Des indices et des clés pour le comprendre sont exposés dès le début par un Mathieu Amalric qui semble paradoxalement soucieux de la bonne compréhension d’un film qu’il a pourtant voulu complexe(1). Le premier plan montre des photos polaroids manipulées par une main nerveuse, tandis qu’une voix hors-champ (celle de l’actrice Vicky Krieps) dit qu’il faut tout recommencer. Plus tard, le personnage joué par Vicky Krieps, Clarisse, retrouve une amie et lui dit, à propos de son mari et ses deux enfants – qu’on aura vu préalablement – qu’elle continue à les voir, avant de dire qu’elle s’apprête à partir. Ces deux scènes recèlent, entre autres, des indices pour, sinon comprendre ce qui va suivre, au moins orienter le regard du spectateur et le diriger vers une grille de lecture bien précise.

En apparence, Serre moi fort suit le parcours d’une femme qui part et ne vit qu’en s’imaginant ce que la famille qu’elle a laissée derrière elle est en train de vivre de son côté. Mais très vite, les indices disséminés par le film, son cinéaste et son personnage principal, suggèrent qu’il y a plus que cela, que la réalité du film n’est pas celle du personnage principal, ni celle de sa famille fantasmée. La voix de Clarisse, souvent off, et les rituels qu’elle observe pour invoquer le souvenir et donner vie dans son esprit (et à l’écran) à sa famille, font penser à des incantations, à des invocations, et suggèrent très vite que les membres de la famille ainsi invoqués en images mentales sont des esprits, des fantômes. Mais plus qu’une invocatrice ou une chamane, Clarisse est une projectionniste, celle de son propre film intérieur, lequel est ainsi projeté vers le spectateur par l’entremise du cinéma. Et Serre moi fort embrasse ainsi l’idée du cinéma comme un « médium » permettant d’invoquer l’image et la voix de fantômes. Clarisse se fait un film, se projette ce film intérieur, et Mathieu Amalric se charge de le transmettre au spectateur. Mais pour que le personnage puisse mettre en scène ce film intérieur, le visualiser de manière assez précise pour le concrétiser, elle a besoin d’un ou de plusieurs déclics, et de s’appuyer sur des images préexistantes, d’où les polaroids qui lui permettent de donner une base tangible à l’histoire qu’elle se raconte, au film qu’elle se fait, à partir de choses réellement vécues et expérimentées. Pour une personne qui voit, l’image est la condition première de l’imagination. Difficile de se créer de nouvelles images, mentales, sans se reposer confortablement sur d’autres, réelles. Comme les polaroids aident Clarisse à se re-figurer son mari et ses enfants évoluant dans la maison familiale, elle a besoin d’images issues de la réalité pour se représenter mentalement ses enfants ayant grandi. Pour endosser le rôle et l’image de sa fille adolescente, elle jette par exemple son dévolu sur une jeune fille jouant du piano, tout comme sa fille. L’image de cette adolescente vient donc se substituer à celle de sa fille, laquelle ne sera jamais adolescente, pour lui donner vie, cette vie d’ado qu’elle n’a pas eue.

Clarisse (Vicky Krieps) dans le bar dans Serre moi fort
© Les Films du Poisson

Toutes ces images que se crée Clarisse la hantent, les membres de sa famille hantent son esprit, mais elle-même est un fantôme qui hante les lieux qu’elle visite. Quand elle revient par exemple sur un lieu qu’elle a apparemment fréquenté par le passé avec sa famille, un hôtel d’altitude au ski, mais hors-saison, elle est en quelque sorte un fantôme du passé, et cette apparition ne manque pas de « glacer » la propriétaire de l’hôtel lorsqu’elle lui fait la demande d’un petit déjeuner copieux comme si sa famille, ces fantômes mentaux qui l’accompagnent, étaient bel et bien présents. De même, quand des corps d’enfants gelés sont retrouvés et rapportés par des secouristes, Clarisse se comporte comme s’il s’agissait de ses propres enfants, le passé hantant le présent de manière constante, du moins dans son esprit. Mais ce qui frappe aussi et surtout dans cette histoire de fantômes, c’est la condition de la hantise, le fait qu’elle dépende toujours de la présence ou de l’absence de Clarisse dans un lieu donné. Bien évidemment, en l’occurrence, le surgissement du passé dans le présent dépend de la présence de Clarisse à l’hôtel et en montagne. Mais, a contrario, c’est de son absence que dépend l’existence des fantômes de sa famille et du fait qu’ils hantent les lieux qu’elle a désertés, à savoir la maison familiale. Il faut que Clarisse ait quitté cette maison pour qu’elle puisse imaginer que sa famille continue d’y vivre, indépendamment d’elle. Si elle y vivait, elle ne pourrait pas imaginer qu’ils arpentent, en même temps, les mêmes lieux qu’elle. Ainsi, ces fantômes ne peuvent hanter leur maison que de manière mentale, par procuration, par l’entremise de l’imagination de Clarisse. Dans Serre moi fort, l’idée d’imagination n’a jamais été aussi proche de celle de mise en image, et les deux jamais aussi proches de celle de hantise. Serre moi fort est sans doute un film de fantômes, mais c’est aussi et surtout un film qui théorise la figure du fantôme en tant que projection mentale et, dans le même mouvement, de manifestation cinématographique. En cela, et parce que cette théorie, cette « explication », a pour le coup primé sur l’émotion, il s’agit probablement aussi d’un film « cérébral ».

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