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Rémi Martin dans Rémi de Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs
La Chambre Verte

« Rémi » de Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs : Vivre me tue

David Fonseca
À travers le portrait de Rémi Martin, un acteur phare des années 80 disparu peu à peu des écrans, Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs tentent de sauver un homme de son malheur. Un premier court-métrage en forme d'hommage pour dire ce qu'ils lui doivent. Non pas pour lui rendre les derniers honneurs, mais pour rappeler à chacun notre dette à l'égard de tous les égarés, acteurs de la vie hors champ, où qu'ils soient, que le cinéma à la lourde et belle tâche de transfigurer pour que jamais ils ne soient tout à fait abandonnés.
David Fonseca

 

« Le plus court chemin
De nous-mêmes
À nous mêmes
C'est l'univers
 »
Malcom de Chazal

 

« Rémi », un film de Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs (2023)

Espérer une exigence bienveillante, une « adresse forte et amie » (Montaigne), qui ferait de votre vie un film. Tel est le projet de Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs, prendre en réparation le monde de Rémi Martin, astre des années 80, en queue de comète dorénavant, peu à peu disparu dans le lointain, un acteur devenu hors-champ, qui tournait tant (Le thé au harem d'Archimède, Désordre, Conseil de famille, Les nouveaux tricheurs, Sans peur et sans reproche...). Le cinéma, de son temps, ce bon vieux temps, le rejetant, l'appelait sans doute l'Obscur quand il habitait l'éclat. C'est à lui rendre sa lumière que travaillent Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs, en autoproduction, modestes, occupant génialement tous les postes, comme s'il fallait en revenir à l'état fossile du cinéma. À sa banlieue. Car toute la vie de Rémi se ramasse désormais dans une cité-dortoir, là où chacun de ses gestes s’ankylose, une vie à la périphérie d'un cil, cet immeuble où il vit, qui s'agence en autant d'étages que compte de souvenirs filmiques Rémi.

Rémi, un éclair calciné dans sa trajectoire. L'histoire de tous les hommes qui n'ont plus qu'une histoire, un acteur muséal. Abîmé dans la flamboyance et ses faux amis, l'alcool et la drogue, dont les bouteilles, leurs effluves, autant que les paquets de cigarettes, rappellent dans le film qu'ils tuent. Mais c'est à une autre mort promise que voudraient lui faire échapper Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs, l'oubli. Alors Rémi s'éveille un matin, s'étire, gymnastique pour éviter la commotion du quotidien, s'accoude à la fenêtre de son appartement pour être passé de l'autre côté de l'écran. Rémi est dans la reconversion. Nourrit les bêtes chez un agriculteur du coin pour ne pas en devenir une. À l'heure des bilans, quand vient ce moment dans la vie de chacun où il s'agit de capoter, à l'instant des comptes lorsque l'existence se carapate, Rémi a bien le sentiment que tout a déjà fui, irréparablement. Au firmament, il prenait déjà acte de son déclin, même s'il ne se résignait pas à l’ombre, que figure le beau moment introductif du film : dès le début, Rémi Martin s'effondre sur la ligne. Un destin voué à des départs immobiles quand ses intentions les plus pures (ses rêves d'enfants) se réduisaient déjà à fausser la route entrevue. Sitôt le film commencé, le générique de « Fin » s'annonce. Rémi Martin faisait déjà partie de ces êtres poncés jusqu’à l’invisible.

Serait-ce le destin filmé de tous les enfants terribles du cinéma ? Un rejeton-rejeté du grand écran, plus cruellement, qui n'a pas oublié que les rêves d'enfants sont en cinémascope, « les plus beaux », dit-il, mais si démesurés dorénavant qu'il est impossible de les habiter maintenant : leurs bancs sont devenus trop grands, rendus à leur juste mesure dans Rémi. Il faudrait pourtant revenir à l'enfant. Car s'il faut avoir beaucoup peint, des centaines de tableaux, pour apprendre à peindre comme un enfant, disait déjà Picasso, dans le film, Rémi, qui a beaucoup joué, interprète comme l'enfant, dans le dénuement. Revenir à cette enfance, il le faudrait. Poursuivre cette obsession, même si sa forme et son contenu ont disparu, comme le capitaine Achab poursuit Moby Dick, pour en appeler à l'enfant naufragé en lui. Mais cette enfance ne peut pas revenir tout à fait chez Rémi. Elle est empêchée. Il y a un mort en lui, qu'il traîne en permanence, son coloc aux allures de double catatonique, se ramassant derrière lui lors d'une scène, qui le mue en gisant, Rémi filmé le plus souvent allongé, endormi, assis, attablé, léthargique, tout ce qui l'a entravé par le passé. Cinématographiquement, les plans séquences du film disent la pesanteur comme la grâce perdue de son existence. Rémi devient un faux docu-fiction sur la vie d'un acteur disparu de son vivant qui sonne comme un rappel des vers alcoolisés d'Apollinaire :

« Passons, passons, puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent
 »

Ces vers entrent en résonance avec les paroles de l'une des musiques du film, Va, Pensiero, tirée de l'opéra de Verdi, Nabucco : « Ravivez les paroles dans la poitrine, Il nous raconte des temps passés ».

Rémi Martin et son ami dans Rémi de Bob H.B. El Khayrat et Loïk Poupinaïs
© Bob H.B. El Khayrat

Une reproduction dessinée de Bullitt au mur renseigne sur la conduite à tenir : Rémi est engagé dans une course poursuite contre lui-même. Un duel. Wanted. À la recherche de son passé, pour le liquider. Dans l'attente, Rémi s'ennuite. Plaie des matinées sans travail. Dans un immense ensilencement d'un monde chu en tombe. Il est désormais le seigneur des formes non décidées. Moi par moi, il s'est pillé depuis des années, avec la gauche sincérité d'une tige de blé. Il n'est plus qu'une somme d'instants – se lever, prendre un bol, une casserole, se réduire aux gestes les plus simples comme s'il s'agissait d'en revenir à l'enfance du cinéma (le noir et blanc – ses couleurs qui ouvraient le film, ses rêves d'enfants passés au sale, la couleur passée ; son jeu proche du muet). Rémi n'a pas oublié que l'homme n'habite qu'une féerie d'indices vagues, de légers prétextes, de provocations timides, d'affinités lointaines, d'énigmes. Alors, la tête en toute anti-tête entêtée, Rémi va de non-lieu en non-lieu, épars, corps disloqué, rendu par morceaux de vie (un appartement où il vit, un ascenseur pour s'en aller vers les profondeurs, un bar où il se rend, un Cocci Market où il s'alimente, une plage d'où il lance les S.O.S d'un terrien en détresse, puis, enfin, en forme de clin d’œil à l'avenir, un cinéma).

Rémi travaille à s'identifier au grain d'espace le plus menu, à l'instant le plus grenu, tentant de se réduire, s'il se peut, au mouvement saisi dans sa ponctualité. Si vivre le tue, Rémi voudrait se réagencer. Réapprendre son texte depuis qu'un étranger s'est glissé dans ses paroles. Alors il parle peu. Il n'ignore pas qu'il n'est constitué que du langage de cet autre en lui qui le plombe, ou plutôt des creux de ce langage : il est la somme de ses silences. Homme pris en sa faute, homme pris en sa fraude, le point faible chez lui est qu'il s'étend sans limites, qu'il n'y a point de flèches qui puisse atteindre son point central : rebelle à tous les doigts, sans consistance. Eau plutôt que terre, il s'étend en possibilité flottante, ces verres d'alcool où il se noie.

Mais un jour, Rémi se fait renvoyer de son travail. Il a laissé les portes du hangar ouvertes. Les bêtes se sont enfuies. Il n'a pas oublié l'avenir qu'il portait en lui, rapportant de ce voyage les santiags qu'il portait chez Mehdi Charef, l'ombre du cow-boy qu'il voudrait bien sortir de sa nuit.

La puissance du film, dès lors : montrer combien il n'est pas possible que Rémi Martin ne porte pas en lui-même sa critique. La faute de son oubli est autant la sienne. Il transporte alors sa propre fiction, sorte d'Ossian sans fable s'identifiant avec une telle justesse à l'acteur véritable que son œuvre se réévalue d'elle-même au contact du monde qu'il explore. Comme chez Sartre, une conversion du regard peut ainsi s’opérer : la souffrance de Rémi, qui peut être celle de chacun, devient une affirmation, à partir de sa douleur d’être. Elle a pour vertu d’assumer la douleur de l’existence, c’est-à-dire de se représenter l’obscurité sans en dissimuler les ombres ; à minuit aussi, il est possible de ne pas dissiper les ombres, sur lesquelles se termine le film.

Par secrète ambassade, Rémi travaillera sans doute, désormais, en sous-main, en intelligence avec les forces mortes d'un cinéma qu'il voudrait voir ressurgir. Il tâchera de survivre au complot désastreux des assis. En attendant, il referme la porte, en fond de cadre, ses rêves enfuis tandis qu'il tentait de reprendre vie dans la respiration d'une autre bouche, celle d'une femme, en vain. Rémi est un homme fini. Fini, c'est-à-dire paradoxalement susceptible de repartir à zéro. À partir du désert qui est le sien, prendre sa route. Il est à la fin d'un monde et au commencement d'un autre. Sur ce chemin, il ne réclamera rien : ni faveur, ni héritage. Il inventera peut-être ce qui manque, pour retrouver sa voie en fin de course et déloger les ténèbres : devenir le gardien assermenté d’un temple trop hâtivement délaissé.

Finalement, si nous continuons de marcher, comme Rémi, ce doit être sans respect pour l’itinéraire, simplement au gré d’un sentier ignorant sa fin. Et si la piste s’arrête, nous poursuivrons malgré tout notre route pour nous ouvrir à l’horizon, pour forger le vent à l'image de Rémi : le corps dépouillé de tout sens à venir, reste oublieux de ses empreintes, uniquement levés vers un ciel qui le rend à sa mesure : indisponible pour l'éternité, une étoile.

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