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John Lloyd Cruz se fait couper les cheveux dans Quand les vagues se retirent
Interview

« Quand les vagues se retirent » : Interview de Lav Diaz

Nadia Meflah
Nous avons rencontré Lav Diaz à l'occasion de la sortie de Quand les vagues se retirent. Il analyse la situation politique et sociale de son pays et la place qu'occupe pour lui le cinéma : « Malgré ma lucidité sur la situation actuelle, que ce soit dans mon pays mais aussi dans le monde, en tant que cinéaste je me dois de témoigner. Tous mes films sont engagés dans ce travail de mémoire, ils forment une chronique de l’histoire des Philippins. Que mes films puissent être perçus comme un dialogue et une réflexion sur l’histoire, le passé comme le présent, de chacun de mes concitoyens. L’image est un témoin du passé et à la fois un miroir de ce que nous étions ».
Nadia Meflah

« Tous mes films sont engagés dans un travail de mémoire » : Entretien avec Lav Diaz pour Quand les vagues se retirent (2023)

Lorsqu’on découvre Quand les vagues se retirent, on ne peut que se demander comment ça va aux Philippines, tant le désespoir, comme la corruption, affecte tout et tout le monde.

Le nouveau gouvernement, élu en juin 2022, est dirigé par Ferdinand Marcos Junior, ancien fils du dictateur Ferdinand Marcos qui a dirigé le pays de 1965 à 1986. Nous assistons actuellement à un mouvement révisionniste qui veut instaurer un nouveau récit sur le pays, avec la volonté de rétablir l’image de cet ancien dictateur. Il y a des résistances malgré tout, deux faces du pays qui s’affrontent sur ces questions essentielles de démocratie et de violation des droits fondamentaux des citoyens qui ont été exécutés et torturés. Mais l’ensemble des pouvoirs en place et des médias accompagnent cette falsification de l’histoire. Tout est contrôlé, à commencer par les récits et les mémoires. Il y a quelques années, même la cour suprême du pays a validé cette falsification, malgré les nombreux témoignages et preuves. Je ne sais pas vraiment ce qui va se passer maintenant. La démographie du pays est forte, avec plus de 117 millions de citoyens, concentrés dans les villes principales. Près de 70 % de la population vit dans des conditions très dures.

Trop peu de jeunes accèdent à une éducation éclairée et supérieure. Le système est dysfonctionnel et c’est un véritable problème. Trop nombreux sont aussi les jeunes livrés à eux même, avec des parents absents, forcés de travailler à l’étranger pour subvenir aux besoins de leurs familles. La jeunesse se réfugie de plus en plus dans les réseaux sociaux, comme la jeunesse du monde entier. Je pense que c’est assez grave de s’immerger aussi intensément dans des contenus qui, pour la plupart, sont vides de sens, et souvent porteurs de fausses informations. Les jeunes issus des classes moyennes sont différemment politisés. Ils ont pu accéder à l’université, mais c’est très compliqué aussi pour eux. Car la majorité d’entre eux ont aussi voté pour l’actuel président. Je l’explique en partie par l’ignorance orchestrée par le pouvoir, et aggravée par les fakes news largement diffusées sur Internet. Ils sont victimes d’un système politique et médiatique qui fait tout pour réduire la possibilité de chacun à penser par soi-même et de s’instruire véritablement. Maintenir la pauvreté et l’ignorance est hélas une des meilleures manières de contrôler et d’opprimer les peuples, avec l’idée que seul un grand homme fort peut vous sauver...

Pourquoi avez-vous choisi le genre policier pour raconter une histoire qui touche profondément à l’histoire récente du pays ?

Nous n’avons pas de culture ni d’industrie cinématographique à proprement parler au pays, comme c’est le cas en France par exemple. Il y a bien évidemment des multiplexes mais ne sont réservés qu'aux grosses productions américaines, certainement pas pour le cinéma d’auteur. C’est assez terrible et affreux cette mainmise du profit comme moteur essentiel du cinéma. Il existe malgré tout d’autres biais. J'ai donné gratuitement Quand les vagues se retirent pour qu’il soit projeté dans certaines académies, pour des professeurs, les quelques ciné-clubs qui existent encore et avec des acteurs de la société civile comme des avocats. Ces séances étaient accompagnées d’échanges avec le public, mais ça reste trop confidentiel et uniquement pour une petite partie de la population.

Quand les vagues se retirent est votre première fiction tournée avec une caméra pellicule 16 mm. Qu’avez-vous expérimenté lors du tournage ? Le processus de création a-t-il changé avec le numérique ?

J’avais déjà tourné en pellicule pour mon documentaire Évolution d’une famille philippine (2004). Pour Quand les vagues se retirent, j’ai utilisé le même procédé. Sur le plateau, le travail était plus intense avec les acteurs. Avec le digital, c’est totalement différent. Vous n’avez pratiquement pas de précautions à prendre, vous pouvez filmer presque de manière illimitée. Mais avec la pellicule, la discipline est véritablement différente. Vous ne vous perdez pas dans un temps virtuel et vous devez prendre des décisions sur le plateau. Ça crée une tension plus importante et intéressante pour le film comme pour les acteurs. La mise en scène est enrichie par ce travail avec une caméra, car les acteurs sont bien plus conscients de sa présence, ne serait-ce que par le son qu’elle émet, contrairement au silence absolu d’une caméra numérique. Avec le numérique, les acteurs sont bien plus détendus, ils se relâchent même car ils savent bien que la prise peut être tournée autant de fois que nécessaire. Ils n’ont pas à se concentrer autant que face à une caméra utilisant de la pellicule, où tout est mesuré et compté. Ils n’ont pas droit à l’erreur sinon toute la scène est fichue.

Je me souviens à l’époque où le numérique est arrivé, j’y étais farouchement opposé, un vrai puriste. J’appartenais à un groupe en totale opposition à ce nouveau format. J’étais fermement convaincu qu’il allait tout changer, pas simplement notre manière de travailler mais aussi de regarder le monde. Notre perception et notre rapport au monde allaient être modifiés. J’ai bien évidemment accompagné cette évolution en acceptant de filmer en numérique, étant aussi bien conscient de l’économie de production, plus aisée et accessible. J’ai pu ainsi réaliser des films d’une longue durée, même si je restais conscient des limites de l’image numérique qui ne me satisfaisait pas. J’aime aussi explorer toutes les possibilités qu’offre le digital. Mais si je pouvais choisir, je travaillerais exclusivement sur pellicule avec une caméra 16 mm. J’adore ce format, j’aime avoir en main cette caméra, elle correspond intimement à ma manière de travailler, d'autant plus que pour la grande majorité de mes films, je suis derrière la caméra.

Où sont archivés et conservés vos films ?

Malheureusement pas aux Philippines car les conditions ne sont pas réunies. Rien n’est préservé, il n’y a pas de politique d’archives. Ils sont principalement conservés aux Musée Autrichien du Film à Vienne, quelques films au MOMA de New York, certains aussi en Allemagne

John Lloyd Cruz échoué devant la mer dans Quand les vagues se retirent
© Epicentre Films

Dans Quand les vagues se retirent, la nuit est la source de tous les désirs alors que le jour est marqué par la désolation sous toutes ses formes, où Primo et Hermès, vos deux héros, déambulent dans ces deux espaces-temps.

La nuit est pour moi le meilleur équilibre, car dans la nuit nous sommes tous égaux. Mes deux personnages sont des fantômes qui errent. Dans la nuit, ils changent. Les personnages sont plus connectés dans la nuit, ils sont plus près d’eux-mêmes, illuminés. Ils sont transformés dans et par la nuit. C’est une obscurité qui les éclaire avec beauté.

Votre film travaille l’archive mémorielle par la présence du photographe Ray Lerma qui interprète son propre rôle.

Les exécutions ont commencé en 2016 sous la présidence de Rodrigo Duterte qui a initié le programme de purge intitulé Opération Tokhang. Il était censé combattre la drogue, alors que de fait ce fut un massacre de masse de milliers de Philippins. Le photographe journaliste Ray Lerma en fut témoin, il était présent dès le début. J’ai une profonde connexion avec le journalisme d’investigation, j’étais moi-même journaliste avant de passer au cinéma. Je devais couvrir les violences sur personnes commises par la police, et plus tard je fus même rédacteur culturel d’un petit journal.

Le tournage de Quand les vagues se retirent a commencé fin 2020, durant le mandat de cette présidence de terreur, et lorsque ce fut terminé, Rodrigo Duterte n’était plus au gouvernement. Les contraintes du tournage de ce film de fiction ne nous permettaient vraiment pas de filmer ce qui se passait en temps réel, d’où l’extrême importance du travail de Ray Lerma que j’ai voulu placer dès le départ au cœur du récit. C’est très important pour moi d’engager le cinéma comme témoin. Ses photographies sont des preuves concrètes. Par rapport à cette tragédie nationale, il existe un bon documentaire : Aswang de Alyx Ayn Arumpac (2019). Je ne connais pas d’autres films et il n’a été projeté que dans quelques festivals, sans vraiment avoir pu rencontrer le public.

Malgré ma lucidité sur la situation actuelle, que ce soit dans mon pays mais aussi dans le monde, en tant que cinéaste je me dois de témoigner. Tous mes films sont engagés dans ce travail de mémoire, ils forment une chronique de l’histoire des Philippins. Je ne l’envisage pas autrement. Que mes films puissent être perçus comme un dialogue et une réflexion sur l’histoire, le passé comme le présent, de chacun de mes concitoyens. L’image est un témoin du passé et à la fois un miroir de ce que nous étions.

La parole est importante dans tous vos films et notamment ici entre Hermès le flic corrompu et le photographe Ray Lerma. Vous nous donnez une place importante comme spectateur et témoin.

J’ai longtemps discuté avec Ray qui me racontait ce qu’il avait vu et vécu, ce qui m’a aidé lorsque j’ai ensuite écrit le scénario. Le dialogue est très important, la vie est un dialogue, même la politique ! Vous regardez une image et un dialogue s’instaure. Dans cette première séquence de longue conversation entre eux deux, assis sous la véranda, vous pouvez tout comprendre, c’est quasiment tout leur univers qui s’exprime, ce qui les affecte comme ce qui les anime. Je me souviens avoir longuement parlé avec lui, de ce qu’il pouvait ressentir. Je l’écoutais.

À plusieurs reprises dans Quand les vagues se retirent, vous filmez Hermès et Primo dansant, seuls ou pour autrui, parfois en musique ou en silence. Est-ce une forme de transe ? Ils semblent se séduire à distance...

C’est un rituel de masculinité et je leur avais demandé de trouver leurs propres mouvements afin qu'ils puissent danser comme ils le sentent. Je leur avais aussi suggéré qu’ils pouvaient s’inspirer des danses primitives ou celles d’animaux. La danse de Primo est bien plus primaire, quasi sexuelle, très macho aussi. Il y a une friction très forte entre eux deux. C’est leur relation qui l’exige, ils sont attirés l’un vers l’autre de manière assez mystérieuse.

Le machisme est un élément très important dans le film, vecteur de violence et de destruction.

Le machisme fait des ravages aux Philippines. Les hommes torturent les femmes, ils n’hésitent guère à les tuer par simple soupçon de jalousie. C’est un vrai fléau qui existe encore et plus que jamais. Cette culture du machisme dont les Philippins sont champions vient de loin. Le pays compte plusieurs religions dont la majorité est catholique, avec différents cultes où la rédemption est très importante. Le machisme est partout dans toutes les sphères de la société. Il faut savoir que chaque village dans tout le pays comprend un Datuk, l’équivalent d’un petit roi, à qui tout le monde doit le respect. Entouré de plusieurs épouses, il maintient l’ordre en contrôlant le village et ses populations. C’est toujours un homme, bien sûr, qui est le Datuk. Mais paradoxalement, dans cette société machiste, de nombreuses décisions politiques ont été prises par des femmes même si c’est toujours l’homme qui contrôle tout. C’est seulement récemment qu’il existe des lois aux Philippines pour préserver les droits fondamentaux des femmes, dans tous les aspects de leurs vies, même si elles n’ont toujours pas le droit de divorcer tellement la mainmise de l'Église catholique est puissante. Avec le Vatican, les Philippines est le seul pays au monde à interdire le divorce.

Dans chacun de vos films et plus particulièrement dans Quand les vagues se retirent, il apparaît clairement que vous êtes nourris par une riche cinéphilie. D’où vous vient cet amour pour le cinéma ?

Principalement de mon père, Mario Diaz, mais aussi de ma mère. Il était un travailleur social très impliqué dans l’éducation et l’émancipation du plus grand nombre. Mes parents étaient de jeunes diplômés, ils se sont engagés dans un programme de modernisation de la société, porté par le gouvernement de l’époque. J’ai vécu au cœur de la forêt parmi les miens, des indigènes, dans une ferme. Mon père a construit d’ailleurs l’école primaire, comme les routes, jusqu’aux toilettes. Construire des toilettes était un acte politique très fort ! Ils étaient très impliqués dans le souci de transmettre une bonne hygiène de vie, de la coiffure à la propreté des vêtements. Mais aussi une bonne éducation et une culture. Le cinéma faisait partie de leurs actions concrètes au service des concitoyens. Je me souviens des séances organisées le week-end, à quelques kilomètres de la maison, où nous pouvions voir jusqu’à huit films par jour : on dormait quasiment dans le cinéma ! Je me souviens de la station de bus qui nous ramenait, de la pluie tombante dans la forêt, de nos conversations qui ne s'arrêtaient jamais sur les films que l’on venait de voir. Au risque de vous étonner, j’adorais Bud Spencer et Terence Hill, comme tous les films de James Bond. Le cinéma est profondément ancré en moi, dans mon corps, jusque dans mes veines. C'est une raison d’ailleurs pour laquelle dans un de mes films, Century of birthing (2011), j’explique combien le cinéma me fait exister.


Entretien réalisé à Paris le 8 août 2023 et traduit de l'anglais par Nadia Meflah.