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Le Quai10 à Charleroi
Histoires de spectateurs

Une brève histoire d'amour et de cinéma au Quai10 de Charleroi

Guillaume Richard
Récit d'une brève histoire d'amour et de cinéma au Quai10 de Charleroi, un cinéma qui se pose à la fois comme un refuge pour les cinéphiles et un lieu possible de mélancolie. Ou comment penser l'avenir de la salle de cinéma au plus près de l'expérience spectatorielle.
Guillaume Richard

 
 

À Noémie D.

 
 

Récit d'expériences mélancoliques au Quai10 de Charleroi

Pour beaucoup d'entre nous, aller voir un film au cinéma a pu constituer le rencard parfait pour conclure avec le garçon ou la fille que nous convoitions. La salle, non sans une certaine étrangeté, devient un lieu relativement propice aux premiers balbutiements de l'amour malgré son austérité. C'est qu'une fois plongé dans le noir, il est plus facile et plus romantique de toucher la main de l'autre et de l'embrasser pour la première fois. Les films importent souvent peu et le cinéma qui nous accueille aussi même si, comme un morceau de musique, une salle et un film peuvent rester liés à une personne à un moment donné de notre histoire. Le récit qui va suivre s'est déroulé en plusieurs temps au Quai10, le superbe cinéma de Charleroi inauguré en janvier 2017. Il ne sera pas question de raconter une amourette de plus parfaitement banale, et de tomber ainsi dans cette très déplaisante tendance à l'auto-hagio-biographie (à l'instar de certains films récents...), mais de montrer comment le Quai10, en tant qu'espace-temps ouvert aux possibles et aux affects, a situé cette histoire dans un contexte cinématographique en se posant à la fois comme un refuge et un lieu de mélancolie pour le spectateur.

Pour bien comprendre la spécificité de mon récit, il faut au préalable s'autoriser quand même un peu d'auto-hagio-biographie (et je m'en excuse). Je conserve beaucoup de souvenirs mémorables de sorties au cinéma avec des filles. Avec ma première vraie copine tout d'abord, vers 15 ans, devant L'Amour sans préavis (2002) avec Sandra Bullock et Hugh Grant, une nunucherie tout à fait propice au premier baiser. Je pense également aux Choristes (2003), complètement nul, où, accompagné d'un couple d'amis, je n'ai pas adressé la parole à la fille avec laquelle j'étais sorti à une soirée (non sans regrets, évidemment) ! Il y a encore cette séance de Carnets de voyage (2003), un moment magique passé aux côtés d'une copine qui me plaisait beaucoup dans l'intimité du "petit forum" au Caméo de Namur. Citons encore ce grand moment : se retrouver avec un amour d'enfance (de surcroît, celle-ci était le sosie officiel d'Angelina Jolie !) dont je rêvais beaucoup la nuit et avec laquelle j'ai renoué contact grâce à Facebook. Nous avions vu Source Code (2011). Notre relation n'a jamais vraiment commencé, avec encore beaucoup de frustration à la clé. Dans ces histoires et toutes les autres, la salle et le complexe dans lesquels nous nous trouvions n'avaient aucun impact réel. Dans la plupart des cas en effet, nous étions dans un multiplexe et nous rentrions directement après la projection sans aller boire un verre ni manger un bout.

Qu'est-ce qui change au Quai10 de Charleroi ? À l'instar des Grignoux à Liège et au nouveau Caméo à Namur, ainsi qu'au Palace à Bruxelles, ces cinémas d'une nouvelle ère sont pensés en corrélation avec une brasserie, donc en lien avec un espace de rencontre et de détente. Il ne s'agit plus d'un simple cinéma mais d'un lieu dont l'architecture, c'est-à-dire une pensée en espace, offre une expérience plus large et invite le spectateur à peine sorti de son rêve éveillé à passer la post-projection dans un lieu qui ferait presque office d'installation muséale contemporaine en accueillant les affects des spectateurs. Sur son site web, le cinéma est présenté de cette manière : "Le Quai10 a pris ses quartiers dans l’ancienne Banque Nationale de Belgique. Construit dans les années 60 sur les plans de l’architecte Marcel Van Goethem, le bâtiment a été rénové et transformé suite à un concours international d’architecture remporté par le bureau bruxellois V+ en 2011. Le projet était de créer un bâtiment conçu comme un parcours qui peut être traversé de part en part depuis une « placerelle » surplombant la Sambre jusqu’au centre-ville. Ceci via une ruelle intérieure longeant les différents espaces d’activités". Quand je suis au Quai10, j'ai vraiment l'impression d'être dans une sorte de temple ou d'église où les processions se prolongent en dehors des salles. L'état somnolent dans lequel on se trouve après la vision d'un film peut être endurer sur place, comme si l'espace et les murs avaient le pouvoir d'accueillir nos affects. J'ai ainsi l'impression de faire partie d'un monde à part où on se sent bien : un refuge pour les cinéphiles qui vivent avec le cinéma. C'est dans ce contexte que le récit qui suit s'est installé et a évolué.

La terrasse du Quai10 de Charleroi
La terrasse du Quai10 - © Quai10

Je me mets donc en couple au printemps 2022. Elle habite près de Charleroi et nous allons une première fois au cinéma voir Les Secrets de Dumbledore, au Pathé, le multiplexe froid de la ville situé à côté du centre commercial. C'est à notre quatrième rendez-vous que je découvre le Quai10, le lieu et sa superbe architecture. Coup de foudre immédiat. Nous allons voir Contes du hasard et autres fantaisies de Ryūsuke Hamaguchi qui nous déçoit beaucoup, puis Les Passagers de la Nuit de Mikhaël Hers qui me déçoit tout autant. Je suis embêté d'avoir mal choisi les films censés pourtant représenter ma cinéphilie. Après un mois, nous nous séparons avant de nous remettre ensemble une semaine plus tard. Elle me dit alors avoir été manger au Quai10 avec une amie et avoir eu un gros coup de blues car les lieux lui faisaient penser à moi. Notre relation avait donc eu le temps d'investir cet espace, cette scénographie, et de s'y déployer. Nous nous remettons ensemble avec cette histoire mélancolique en toile de fond.

Après trois mois, nous décidons de nous séparer, pour de bon cette fois. J'ai lancé les hostilités dans un bar à cocktails de Charleroi. Nous décidons logiquement de repartir chacun de notre côté. La tristesse m'envahit alors et je me rends compte que j'ai deux heures à tuer avant de prendre mon train. Je décide d'aller au Quai10. Non par nostalgie, mais parce que je m'y sens bien et que je le considère comme un refuge pour cinéphiles. Je m'installe sur la terrasse, à l'extrémité, je commande une bière et fixe pendant une heure dans le vide la gare de Charleroi en travaux. La mélancolie me frappe durement, ce sentiment désagréable et teinté d'irréalité qu'on ressent lorsque quelque chose de profondément triste nous arrive. Me retrouver au Quai10 cependant me rassure et me fait sentir proche des gens et de toutes les histoires de cinéma qui ont peuplé ce lieu. C'est finalement aussi en cinéphile, en spectateur mélancolique, que je traverse cette épreuve, comme si j'avais besoin du cinéma pour la franchir. Sur le chemin du retour, je me fais mordre le derrière par une Lassie noir (une sorte de Colley croisé avec une autre race). Ça ne s'invente pas. Il y a des jours où rien ne va.

L'avenir économique de la salle de cinéma passe certainement aujourd'hui par des initiatives comme celle du Quai10. Il faut penser à sa scénographie et à son architecture. Et on le voit bien, créer une brasserie n'a rien de purement mercantile même si, pour les cinémas indépendants, elle remplace la vente de confiseries si importante pour atteindre un équilibre financier. En tout cas, avec des cinémas comme le Quai10, un élargissement de l'expérience spectatorielle devient possible et offre aux cinéphiles les plus sensibles — ceux dont le cinéma rythme une partie de leur vie (je renvoie ici à mes deux lettres publiées chez nos amis de Des Nouvelles Front) — un nouveau moyen de rester attaché à la salle et à ce qui pourrait graviter autour.

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