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La relation "toxique" de Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis) et Alma (Vicky Krieps)
Rayon vert

« Phantom Thread » de Paul Thomas Anderson : L’amour des champignons

Antoine Schiano di Lombo
Le huitième long métrage de Paul Thomas Anderson poursuit une œuvre déjà largement consacrée par la critique et le public. Dans Phantom Thread, la figure de l’artiste est elle-même prise pour objet, dans la lignée de ce qui caractérise son œuvre : des récits foisonnants qui ouvrent sans cesse de nouvelles pistes et des jeux narratifs complexes. La relation de Reynolds et Alma, au-delà de seulement interroger la place de l’amour dans la vie de l’artiste solitaire, propose en fait le récit de l’inversion d’une relation de pouvoir, d’un homme toxique finalement empoisonné par une femme. C'est ainsi un récit sur la mode, une histoire d’amour, ou bien ni l’un ni l’autre, il avance par détours, en quête de ce fil fantôme qui unit ses personnages.
Antoine Schiano di Lombo

« Phantom Thread », un film de Paul Thomas Anderson (2017)

Phantom Thread de Paul Thomas Anderson nous plonge dans l’univers de la haute couture du Londres des années 1950, au travers de la relation intense et complexe entre Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis) et Alma (Vicky Krieps). Comme souvent chez Anderson, le film se dérobe à sa propre évidence : récit sur la mode, histoire d’amour, ou bien ni l’un ni l’autre, il avance par détours, en quête de ce fil fantôme qui unit ses personnages.

Reynolds est d’abord présenté comme un artiste, répondant à l’image (ou imaginaire) de l’artiste reclus, clos sur lui-même, terré dans le travail créateur. L’exploration de cette vie commence par une caméra curieuse, filmant de près, à un rythme frénétique la précision routinière des gestes du couturier : enfiler son costume, se raser, cirer ses chaussures. Les espaces de vie sont limités, principalement à la maison, lieu de vie mais aussi de travail, pour l’accueil des clients et la fabrication des habits. Les couturières qui attendent devant la porte rappellent les images d’entrée à l’usine du cinéma industriel primitif. Le froid des teintes de l’image indique l’austérité de cette vie de l’ascétisme créateur. Comme tout bon artiste solitaire, il est pétri de traumas, et notamment un souvenir obsessionnel de sa mère disparue. À la remise d’une commande importante, d’une robe jugée exceptionnelle, il songe à l’oreille de sa sœur Cyril : « J’espère que maman aura vu la robe ». Pour autant, la création n’est pas véritablement l’objet. Le film ne fait que peu de place à cette herméneutique de la création : que se passe-t-il quand, seul face à son carnet, il dessine quelque chose qui ne le satisfait pas ? Ce n’est définitivement pas le sujet. On ne contemple jamais la robe en tant qu’œuvre autonome : elle n’existe qu’en relation à un corps, une cliente, une scène sociale. La création n’est jamais un acte parfaitement reclus sur lui-même, a fortiori la haute couture qui repose inévitablement pour vivre à une demande, à une clientèle.

C’est dans cet écosystème de la maison du créateur qu’Alma découvre comment prendre place, comment faire irruption dans un univers minutieusement réglé. Plusieurs stratégies. La rébellion d’abord, lorsqu’il lui reproche d’être trop bruyante, elle beurrant inopinément une biscotte tandis qu’il dessine. « Si le petit déjeuner se passe mal il ne peut pas s’en remettre de toute la journée » sermonne alors Cyril. Reynolds certes, « exagère » comme ose le dire Alma, mais il est maître. Alors, elle cherche une autre voie. Se rendre indispensable. Un soir, tandis qu’il travaille, elle lui propose du thé. Tandis que le son de sa voix résonne face à une porte close, cadrée en plan large, les pas de Cyril montant avec une théière déjà prévue achève la situation, surgissant ainsi du bas de l’image afin de sanctionner l’audace d’Alma. En un seul plan, Paul Thomas Anderson montre le sentiment d’humiliation, de faiblesse, Alma incapable de trouver comment obtenir l’amour de cet homme. À l’image, Alma se confond peu à peu avec les autres couturières. Elle en blouse, au milieu de cette maison-usine, son statut oscille : compagne du chef, ou alors employée parmi d’autres.

Faire sa place dans la maison, mais sans doute cherche-t-elle aussi se faire une place auprès de lui. La rencontre de Reynolds et Alma fait suite à une discussion, au début du film, avec sa sœur, sur une certaine Johanna : « Il est temps qu’elle parte ». Cyril lui offrira une robe en guise d’excuse. Alma est donc la proie d’un système de séduction aussi routinier que se raser et cirer ses chaussures pour Reynolds : il propose de dîner, puis de lui faire une robe, d’en essayer des tas, elle debout en sous-vêtements séduite par l’attention du regard démiurgique de celui qui fera de son corps ce qu’il souhaite. Lorsqu’il lui demande si elle aime le patron posé sur elle, a-t-elle le choix de dire non ? Plus tard, quand elle lui dira qu’un tissu lui déplaît, Reynolds tranche froidement : « Ton goût changera peut-être un jour.... Peut-être que tu n’as aucun goût ». Toute la quête d’Alma est alors de ne pas être une femme parmi d’autres. Pénétrer le quotidien de cet homme qu’elle aime, et trouver en cet espace l’amour qu’il peut lui offrir. Le seul moyen de l’atteindre, c’est quand le monstre créateur se trouve affaiblit, redevient cette petite chose qu’est un être humain. Alma comprend cela lorsque, après une période d’intense travail, il s’effondre d’épuisement. C’est alors que l’amour devient pour lui appréciable, non pas l’amour qu’il donne mais celui qu’il reçoit. Comme il est confortable d’être aimé par cette femme. Il s’offre alors à elle.

Daniel Day-Lewis et Vicky Krieps dans "Phantom Thread" de Paul Thomas Anderson
© Copyright Universal Pictures International France

C’est alors par la reproduction chimique de cet état d’affaiblissement, grâce à l’absorption de champignons vénéneux, que se scelle l’amour des deux personnages. Voilà désormais Reynolds plongé, des mains d’Alma, dans une terrible intoxication. Vertiges, vomissements, hallucinations. Sa mère lui apparaît. Une fois guéri, s’étant senti pour la première fois de sa vie mortel, il propose à Alma de l’épouser. L’homme qui faisait de l’amour un agréable supplément à sa vie lorsqu’il en éprouvait le besoin, en ressent désormais la nécessité. Pour autant, celui-ci ne pourrait que peu durer. Dès leur voyage de noces, Alma reprend des anciennes déplaisantes habitudes : bruyante au petit déjeuner, bousculant le quotidien en proposant une sortie le 31 décembre à laquelle un ami rencontré lors d’un dîner la convie. Oui mais voilà, ce qui ne pouvait que conduire à chasser Alma au début du film devient alors un trouble plus profond. Reynolds est sincèrement déstabilisé. Lui qui craignait de se marier se retrouve dans le piège qu’il avait toujours cherché à éviter : il aime. Lorsqu’il se décide à en parler à Cyril, à faire cette terrible confidence du sentiment d’avoir commis une erreur avec ce mariage. Véritable conclusion de cet environnement créateur hermétique faisant état de sa perméabilité, ce dialogue clé du film commence par le visage crispé de Reynolds, allant se plaindre à Cyril qu’une certaine Mrs Vaughan s’est faite habillée par un autre tailleur.

On retrouve ce par quoi j’ai voulu commencer ce texte : le ver est déjà dans le fruit, la création artistique est toujours pénétrée des questionnements économiques qui assurent son existence. Alors la tension retombe : en réalité, Alma ne l’a pas tant déstabilisé. « Cela me blesse terriblement Cyril » conclut-il avant de laisser un silence. Et là émerge le véritable malaise qu’il traverse. Comme un enfant face à sa sœur, figure maternelle s’il en est par son regard droit, fixe, perçant, il en vient à faire état de son erreur, du sentiment de s’échapper à lui-même dans lequel l’amour le plonge. Par le simple effet de cadrage, l’entrée silencieuse d’Alma au fond de l’image, cet aveu prend une amplitude visuelle fabuleuse, qui ne sera conclue que par une nouvelle cueillette dans la forêt. Reynolds n’a pas le choix que de faire face. Il la contemple cuisiner, ajouter les champignons à la recette. Lorsqu’il en prend une première bouchée, elle lui avoue. Sans doute avait-il déjà compris. Il sourit, et l’embrasse. Elle a compris comment l’aimer et être aimée. Ce n’est que par la maladie, par l’épreuve de la fièvre du corps luttant, qu’il a pu revoir sa mère, et qu’il peut désormais aimer. Ce n’est que comme cela qu’il se sent digne d’elle. La maladie se mue alors en fièvre inspiratrice causée par celle qui, à la suite de sa mère, entend défendre son œuvre.

Comme lorsqu’elle lui avait lancé, lors de leur première rencontre, « tu n’es pas aussi fort que tu le dis », l’aboutissement du film donne raison à la clairvoyance jamais soumise d’Alma. Il faut rappeler que dans le dispositif du film, tout ce qui nous est montré est un récit rétrospectif d’Alma à un homme rencontré à un dîner mondain, et dont la nature de la relation qu’ils entretiennent est passée totalement sous silence. Aussi, tout ce que l’on voit n’est que le point de vue d’Alma. Se pose avec d’autant plus d’acuité la question de l’aliénation d’un personnage féminin, serveuse au moment de la rencontre avec Reynolds, séduite par cet homme plus âgé, dominateur, capable de lui offrir une existence sociale par son nom (qu’il peut aussitôt lui reprendre si bon lui semble). En effet, la posture d’Alma, quoiqu’osant tenir tête à Reynolds, repose sur une fragilité structurelle : cette vie à laquelle elle accède grâce à lui peut lui échapper. Sans doute Reynolds n’est-il pas aussi fort qu’il le prétend sur un plan psychologique, toujours est-il que sa position sociale lui offre une emprise sur Alma. Ai-je besoin de mentionner qu’en plus de ces attributs de classe sociale et d’âge, il est un homme – et quel homme pour s’appeler Wood-Cock ! Empoisonner un homme toxique pour lui rappeler ce qu’est le respect minimal qu’il doit à une femme, et a fortiori à sa femme : est-ce cela la morale féministe du film ? La froideur du cadre, la politesse des milieux guindés, l’élégance et la minutie de la couture ne feront pas oublier la violence à l’œuvre. Un fil fantôme unit ces personnages, et la grandeur du film est sans doute de ne pas trancher sur la nature de celui-ci pour au contraire nous plonger dans le seul récit d’Alma. N’attend-elle que l’amour de l’homme qu’elle a séduit ou alors de le rendre à son tour dépendant d’elle pour garantir son statut dans la maison Woodcock ? Alma serait-elle alors un personnage dominé ou au contraire stratège en quête d’un statut social supérieur ? On quitte Reynolds et Alma enlacés : ni victime, ni victorieuse, Alma tisse une toile contradictoire du désir et de la domination.

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