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Hirayama (Kōji Yakusho) et sa nièce assis dans le parc dans Perfect days
Rayon vert

« Perfect days » de Wim Wenders : L’inconfort ontologique

Louis Leconte
Perfect Days repose sur un mouvement en spirale plongeante qui emmène le spectateur dans les eaux troubles du monde affectif d’Hirayama, sous la surface de la béatitude, au contact de l’agitation intérieure d’une sensibilité aux prises avec le monde qui n’a pour seule ambition que d’accéder à l’apaisement.
Louis Leconte

« Perfect days », un film de Wim Wenders (2023)

Perfect Days, le dernier film de Wim Wenders, fut accueilli plutôt froidement par une partie de la critique française (Les Cahiers du Cinéma, Libération, Critikat). Celle-ci a aimé n’y voir qu’un film au mieux modeste, bien que valeureux dans sa tentative de poétiser le quotidien ; au pire comme un spot publicitaire vantant les toilettes publiques modernes de la ville de Tokyo, au contenu mièvre sinon creux. Le 25ème long-métrage du cinéaste allemand recèle pourtant une profondeur incontestable, s’inscrivant pleinement dans cette lignée qui, dans les années septante, prolongea le projet de la modernité européenne. Au côté d’autres cinéastes devenus célèbres, dont Werner Herzog et Rainer Werner Fassbinder, Wim Wenders a participé pendant cette période au renouveau du cinéma allemand, en réalisant notamment plusieurs jalons de la modernité des seventies comme Alice dans les villes (1974) ou Faux Mouvement (1975), avec lesquels son dernier film semble dialoguer. Perfect Days apparait en effet comme une modulation contemporaine et apaisée des thématiques existentielles caractéristiques des premiers films du cinéaste. Celle-ci impose d’autres mouvements, moins entropiques, qui emmènent cette méditation sur la condition humaine vers un point d’incandescence.

Les restes de la modernité

Perfect Days rend compte du quotidien d’Hirayama - homme entre deux âges, plus jeune mais pas encore tout à fait vieux - interprété par Kōji Yakusho, qui remporta pour ce rôle le prix d’interprétation masculine au dernier Festival de Cannes. Hirayama est employé en tant qu’agent d’entretien par la société qui gère les toilettes publiques du quartier de Shibuya à Tokyo. Il vit seul et règle son quotidien comme du papier à musique : du soir au matin, il répète inlassablement les mêmes gestes, dans sa vie privée comme dans le cadre de son travail, qu’il effectue avec abnégation. Seules de légères variations viennent perturber cette trame, sans pour autant en altérer la structure fondamentale. Et si Hirayama semble à première vue mener une vie sereine, certains gestes trahissent progressivement un inconfort existentiel qui inscrit le personnage dans le sillage des protagonistes du Wenders première période.

Les questionnements existentiels et le rapport conflictuel au monde qui les nourrissent constituent l’un des fondements du cinéma de la modernité européenne que Wenders a prolongé dans les années septante. Dans Faux Mouvement comme dans Alice dans les villes, les protagonistes (tous deux interprétés par Rüdiger Vogler, acteur fétiche de Wenders) entreprennent une errance méditative impulsée par leur mal-être au monde. Si la figure de ce mal-être persiste dans Perfect Days à travers le personnage d’Hirayama, la mise en branle compulsive qu’il engendrait dans les années septante se voit ici remplacée par le mouvement minimaliste propre à l’ascèse qui caractérise la vie du personnage. C’est notamment dans cette réduction du mouvement qu’apparait une sorte d’apaisement de la forme moderne. Déjà à l’époque, les déambulations frénétiques des personnages dans le monde extérieur n’étaient qu’une façon d’induire un cheminement intérieur, qui devait en partie passer par une confrontation avec le paysage. Aujourd’hui, semble nous dire Wenders, plus de déambulation possible, ni de recours aux paysages, seulement des allers-retours dans une ville tentaculaire que les célèbres plans aériens du cinéaste, obturés aujourd’hui par les tours de béton, rendent particulièrement claustrophobiques.

La consistance face à l’absurde

La recherche d’un ancrage existentiel ne pouvant plus en passer par la traversée physique des paysages et du monde, elle est désormais réduite à une série de gestes répétés qui tentent d’en éprouver la consistance. D’où l’importance des objets culturels qu’Hirayama accumule, comme une preuve de la matérialité des choses (face à la dématérialisation faite loi par le système marchand) ; d’où également les petites plantes qu’il récolte et cultive avec soin dans son appartement. À la lisière du poétique et du métaphysique, cette quête de la consistance du monde s’exprime en outre par la fascination d’Hirayama pour les jeux d’ombres et de lumières. Le personnage semble poursuivre dans le reflet des choses la preuve de leur existence. Le geste paradigmatique de cette recherche entreprise par le personnage - photographier la cime des arbres traversée par les rayons du soleil - frôle à cet égard le didactisme, l’acte photographique étant communément associé à l’idée de révélation. Les ombres et les reflets habitent également le sommeil d’Hirayama, dont les rêves matérialisés en noir et blanc sont faits de formes indiscernables. Ces formes, par leur abstraction, n’informent pas sur le passé du personnage, mais esquissent plutôt un territoire intérieur opaque où se nicheraient les réponses à ses questionnements existentiels.

Hirayama (Kōji Yakusho) lit son livre avant de s'endormir dans Perfect days
© Haut et Court

Dans l’une des dernières scènes de Perfect days, Hirayama propose à un homme qu’il vient de rencontrer de faire une expérience dont le but est de découvrir si deux ombres deviennent plus sombres une fois superposées. Que cette superposition n’altère en rien la densité de l’ombre produite serait « absurde » se dit Hirayama à lui-même – forcément, puisque les ombres sont l’expression de la consistance des choses. L’usage du mot « absurde » finit de nous convaincre que Wenders propose au travers de son protagoniste une appréhension de l’existence inspirée par la pensée d’Albert Camus. Hirayama s’est volontairement déclassé ; on le comprend lorsque sa sœur, visiblement à l’aise financièrement, lui rend visite après une longue période et s’émeut de sa situation sociale plus que modeste. Ce geste radical de rompre avec sa famille et son milieu social s’apparente à un acte de révolte et trahit la quête existentielle du personnage. En outre, la répétitivité de son travail – nettoyer des sanitaires immédiatement salis – fait du personnage une sorte de Sisyphe moderne.

L’affect démythifié

Une lecture universalisante du film vers laquelle le développement ci-dessus nous conduirait spontanément ne semble pourtant pas satisfaisante - le recours au mythe pour aborder l’existence humaine telle qu'elle a été systématisée dans les années septante n’est plus opérant. Avec Perfect Days, Wenders abandonne le lyrisme au profit d’une approche plus impressionniste. Et si le film fait miroiter aux spectateurs le potentiel allégorique de son personnage (comme figure de la condition humaine) par son opacité et sa caractérisation limitée, il déjoue l’édification en se concentrant sur les gestes d’Hirayama et sur le prosaïsme de son quotidien.

C’est de cette apologie de l’anodin que naît l’émotion de Perfect Days. La simplicité et le dénuement qui caractérisent la vie d’Hirayama trahissent son mode d’être au monde, tendu vers la sérénité. Tendu, car pour le personnage, il s’agit bel et bien d’une lutte (pour se détourner des tentations et des démons qui le poursuivent), superbement symbolisée par le gros plan final du visage d’Hirayama peinant à contenir l’émotion qui le submerge, ou, plus tôt dans le film, lorsqu'il fond en larmes après la visite de sa sœur. Délesté de toute causalité narrative (le film n’explique pas les raisons de sa tristesse), l’affect alors exprimé gagne en densité. Ainsi, la lucidité de Wenders contrecarre l’idéalisme camusien : il est décidément bien difficile d’imaginer Sisyphe heureux.

Double mouvement

Enfin, la structure du film, redondante en apparence, organise subtilement deux mouvements consécutifs pour entraîner avec lui les spectateurs. D’abord, un rythme lent, fait de flux et de reflux (entre le travail et le repos, l’éveil et le rêve, la compagnie et la solitude) qui berce, anesthésie presque, et prépare la plongée qu’amorce l’accélération progressive, par le montage, de la monstration du quotidien d’Hirayama. Cette accélération nous emporte, dans un mouvement de spirale plongeante, vers les eaux troubles de son monde affectif. C’est ainsi que Perfect Days nous cueille : en nous amenant progressivement sous la surface de la béatitude, au contact de l’agitation intérieure d’une sensibilité aux prises avec le monde, qui n’a pour seule ambition que d’accéder à l’apaisement.