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Onoda camouflé dans la jungle dans Onoda
Critique

« Onoda » d'Arthur Harari : Écrit sur du vent

Guillaume Richard
L'originalité d'Onoda, le deuxième film d'Arthur Harari, tient au fait qu'il présente le récit écrit et documenté du soldat japonais comme un mythe dont les fondements reposent sur du vent et sur une forme de spectralité que le cinéaste explore de différentes manières. Ce texte raconte ainsi une histoire de fantôme proprement cinématographique plutôt que la reconstitution biographique attendue d'un personnage à part entière.
Guillaume Richard

« Onoda », un film d'Arthur Harari (2021)

Avant toute chose, il est important de préciser que nous avons découvert Onoda en ne sachant absolument rien de l'histoire ni du personnage. Dans ce contexte, nous avons pleinement expérimenté le film à travers sa temporalité et ce qu'elle exclut : à l'exception de quelques flashbacks, le récit se concentre sur les 10.000 nuits qu'Onoda passe dans la jungle et se termine au moment de son rapatriement. Nous ne savions donc rien de la biographie du soldat japonais qu'il a publiée sous le titre de Ma guerre de 30 ans sur l'île de Lubang, et de sa vie ultérieure où il a migré au Brésil pour élever du bétail avant de revenir au Japon et d'y ouvrir un camp pour enfants. Ce texte fait ainsi l'abstraction de tout un volet biographique qu'Arthur Harari a lui-même mis de côté puisque même s'il s'est documenté, il n'a découvert le livre d'Onoda qu'après avoir écrit le scénario : "Ne pas avoir lu le livre m’a donné la liberté d’inventer le personnage que je voulais. Pour moi, Onoda était un carburateur à fiction et je ne voulais pas être prisonnier de sa subjectivité"(1). C'est pourquoi le film devait avant tout "devenir une expérience de réalité [..] où Onoda échappe à sa propre personne"(2). Arthur Harari laisse par là au spectateur la possibilité d'imaginer le film qu'il veut. Notre texte raconte ainsi une histoire de spectre proprement cinématographique plutôt que le récit biographique d'un personnage à part entière dont la reconstitution serait codifiée (usage intensif de la voix off, récit intégral de la vie du personnage, etc.).

L'écriture de ce texte s'est donc déroulée sans l'influence des fameux spoilers. Cela a permis de présenter les choses de manière brute et naïve, telles qu'elles ont été perçues dans les modalités d'une première vision du film. Et en même temps, cela prouve que le spoiler — connaître l'ensemble de l'histoire d'Onoda — n'a aucune importance puisque tout l'intérêt d'Onoda réside dans les choix esthétiques d'Arthur Harari qui sont résolument anti-biographiques et expérimentaux. Savoir qu'Onoda a probablement pu vivre autrement, et qu'il a pourquoi pas "réussit sa vie", importent peu.

Onoda, le deuxième film d'Arthur Harari, raconte l'histoire d'un mythe, celui d'un soldat engagé à la fin de la deuxième guerre mondiale sur une île des Philippines pour combattre les américains et qui restera 10.000 nuits dans la jungle, jusqu'en 1974, convaincu que la guerre est toujours en cours. C'est autant à l'Histoire (le film est inspiré d'une histoire vraie et d'un cas célèbre) qu'à un touriste que l'idée du mythe est avancée. En effet, le jeune homme qui part à la rencontre d'Onoda lui explique qu'il voulait voir au moins une fois dans sa vie un panda en liberté, tomber nez à nez avec le yéti et retrouver le soldat japonais errant sur son île. Un mythe, on le sait, peut traverser le temps sous une forme écrite ou demeurer au stade de la tradition orale sans "preuves" à l'appui, donnant ainsi naissance à différents types de mythes. Il y a donc ceux dont on sait beaucoup de choses et d'autres dont on ne sait presque rien. L'originalité du film d'Arthur Harari tient au fait qu'il présente en apparence le récit d'Onoda comme un mythe écrit et documenté puisque le personnage a réellement existé, mais que dans son fondement, le mythe ne repose que sur du vent : toute une série d'illusions et de décalages déconnectent le personnage de la réalité, qu'elle soit historique ou dans son rapport qu'il entretient au monde. Onoda n'est certes pas le Yéti, mais il partage avec lui une certaine forme de spectralité.

Onoda vieux assis seul dans la jungle dans Onoda
© Bathysphere Productions (visuel fourni par Alibi Communications)

Arthur Harari montre bien comment l'existence d'Onoda, de sa jeunesse à sa retraite de l'armée nipponne, a toujours été inconsistante et ne pouvait que l'être : elle se déploie dans un vide permanent comblé par des mensonges, sans salut possible puisque tous les horizons de sens sont sans cesse déformés et rabattus. Sa formation militaire secrète, qu'on imagine au début comme prestigieuse, se révèle au final être une sorte de supercherie sans grande importance. Le vieux général, retrouvé à la fin du film par le jeune touriste, s'en souvient d'ailleurs à peine, et c'est alors tous les codes militaires qui se révèlent factices, à l'instar de la guerre, plus abstraite que jamais — cette critique était attendue. Une fois débarqué sur l'île en 1944, Onoda n'a plus que sa mission en tête, une mission qui paraît déjà brumeuse et trop grande pour lui (lutter avec très peu de moyens contre l'invasion américaine). Comment lui et une poignée d'hommes pourraient vaincre les destroyers ennemis ? Onoda ne semble y voir aucun problème et se met à interpréter chaque signe dans le sens que lui confère sa mission secrète dont l'inconsistance apparaît évidente. Sur ce point, Onoda ressemble beaucoup à Pier Ulmann (Niels Schneider) de Diamant noir (2016), le premier film d'Arthur Harari. Comme lui, son existence creuse et solitaire n'a de sens que dans un autre type de mission secrète, le braquage d'un diamantaire à Anvers.

L'histoire d'Onoda résonne aussi bien sûr comme une farce. Impossible de ne pas penser à Don Quichotte et Sancho Panza qui affrontent leurs moulins à vent lorsque le soldat japonais pense que l'armée lui joue un tour en amenant son père sur l'île pour lui dire que la guerre est terminée. Ou lorsque lui et son fidèle second — son Sancho — écoutent la petite radio diffuser des messages qu'ils pensent être fabriqués pour les tromper (comme par exemple le premier pas sur la lune). Pourtant, cette farce a quelque chose de solennel. Ce n'est pas l'humour qui prend le dessus mais la puissance spectrale du cinéma qu'Harari explore aussi loin qu'il le peut. L'inconsistance d'Onoda, dont le passé, le présent et le futur sont constamment en suspension, le transforme en fantôme, et tout mythe — certains plus que d'autres — conserve une part fantomatique. Les images que fabrique Arthur Harari en sont contaminées tellement elles paraissent évanescentes et soumises aux lois du changement : elles sont comme avalées par les profondeurs de la jungle et ses interminables tempêtes, et comme Onoda elles semblent ne pas pouvoir dominer, à tous les niveaux, les puissances du vent. Au fil des années, l'île se transforme même en un cimetière à ciel ouvert où Onoda honore ses amis défunts en déposant des fleurs aux endroits où ils sont morts.

Onoda imprime un faux rythme, tantôt hypnotique, tantôt plus narratif et convenu à un tel point qu'on pourrait le confondre avec une certaine forme de classicisme propre aux films de guerre. Ce serait pourtant une erreur car l'exceptionnelle maîtrise du cinéaste (de surcroît pour un deuxième film), qui transparaît dès les premières séquences, est visible au niveau des cadrages, des échelles de plan et des mouvements de caméra, le tout sublimé par la beauté de la photographie et l'inventivité permanente du montage. L'impression de classicisme provient peut-être de la durée du film (presque trois heures), sa structure temporelle et sa volonté de dresser le portrait d'un mythe. À ce sujet, Onoda ne se passe pas tout à fait de l'écrit. Il y a la carte de l'île que dressent les soldats où chaque zone se voit octroyer un nom ou encore le carnet de notes qu'ils tiennent régulièrement à jour mais dont le papier moisit au fil des années. On peut repenser ici à la Statue de Brabo à Anvers dans Diamant noir, celle de cet homme qui tient une main coupée dans sa main droite, et qui résonne avec la main broyée du père de Pier. Or, finalement, ce qui relève de l'écrit dans Onoda n'a pas plus de consistance que l'existence travestie par les illusions des soldats. Chez Arthur Harari, la spectralité et l'expérience de réalité ont encore le dernier mot, même lorsque l'écrit revient comme un coup de bâton après une magnifique scène de beuverie : élevé au rang de mythe, Onoda, évacué de l'île par l'armée grâce aux efforts du jeune touriste, pourra-t-il (s')écrire autrement que sur du vent ? Si la biographie du soldat nous renseigne à ce sujet, les questions de son retour au monde, et surtout d'une manière de l'habiter dans une forme de consistance, restent bien entendu ouvertes. Rien ne garantit en effet qu'Onoda abandonne son existence spectrale.

Ona et son fidèle second priant dans la jungle dans Onoda
© Bathysphere Productions (visuel fourni par Alibi Communications)

Notes[+]