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Jesse Eisenberg, Dakota Fanning et Peter Sarsgaard en voiture dans Night Moves
Rayon vert

« Night Moves » de Kelly Reichardt : La radicalité en eaux troubles

Pierre Mathieu
S’il est difficile de résumer un film de Kelly Reichardt par un seul et unique geste, c’est que la cinéaste prend un malin plaisir à repeupler des territoires que le spectateur ne connaît que trop bien (le western, le road movie, le thriller politique) pour mieux le dérouter, et ce à la faveur d’un rythme qu’elle étire ou d’un suspens qu’elle démotive. Dans Night Moves, trois militants écologistes décident d’entreprendre la destruction d’un barrage de l’Oregon, qui menace la biodiversité locale. Au rebours de toute tension proprement narrative, Reichardt explore, au travers de cette petite communauté humaine en quête d’idéal et d’action politique, les contradictions de l’intime et du vivant.
Pierre Mathieu

« Night Moves », un film de Kelly Reichardt (2013)

La coque du Night Moves, petit bateau de plaisance, glisse dans l’obscurité. L’eau est d’un calme plat, éclairée par les lumières qui ponctuent avec régularité la masse imposante du barrage artificiel qui la retient. À son bord, Josh (Jesse Eseinberg), Dena (Dakota Fanning) et Harmon (Peter Sarsgaard) observent le mastodonte de béton dont la silhouette se précise à mesure qu’ils l’approchent, murés dans un silence quasi religieux. Lorsqu’ils finissent par l’atteindre, les gestes s’enchaînent avec précision, même si toute précipitation semble interdite : Dena fixe l’embarcation à la paroi d’un coup de piolet, puis aide Josh à ramener le petit canoé qu’ils trainaient derrière eux à l’aide d’un simple cordage ; Harmon s’active, lui, devant la cabine, finalisant les branchements qui permettront aux tonnes d’engrais chimiques sur lesquels ils sont tous les trois assis de se muer en puissante bombe artisanale, seule capable de venir à bout des mètres de béton armé qui les écrasent de toute leur hauteur.

Quand les chiffres rouges de la minuterie s’affichent enfin sur le petit réveil qui fait office de déclencheur, les personnages semblent tétanisés par la portée concrète que ces signes lumineux donnent soudain à leur entreprise. Ils se glissent rapidement dans le canoé qui doit les mener vers la rive et abandonnent le Night Moves. Mais l’arrêt d’un véhicule sur la route qui borde le lac, signalé par ses phares aveuglants, menace soudain de mettre à mal toute leur équipée. Josh, Dena et Harmon sont alors contraints de stopper leur course silencieuse, et d’attendre pendant de longues minutes que s’éloigne la menace. Ils patientent, bercés par les eaux, à mi-chemin entre la bombe flottante qui les tuera à cette trop faible distance et l’unique voie de sortie qui s’offre à eux.

Ce moment inattendu de suspension de l’action, point d’orgue de cette longue séquence nichée au cœur du film, concentre toute l’intelligence avec laquelle Kelly Reichardt s’empare des cadres du thriller politique pour les distendre au profit de questionnements intimistes. En choisissant de proposer un contre-pied assumé au spectaculaire, qu’elle congédie dans cette scène pivot, elle conforte définitivement le spectateur dans l’idée qu’il ne s’agira pas pour elle de multiplier cascades et péripéties au rythme implacable d’une minuterie, façon James Bond ou Jason Bourne, ou même de livrer le devenir des êtres qu’elle filme aux aléas d’un énième rebondissement rocambolesque ; pour Reichardt, la puissance inexplorée de l’action repose envers et contre tout sur son versant opposé : l’attente.

À contre-temps

Night Moves, s’il propose une structure très lisible pour le spectateur – le film est un triptyque qui s’ouvre sur la préparation de l’attentat par les personnages, culmine dans le passage à l’acte et se prolonge dans les conséquences que l’explosion aura sur leurs trois existences -, a en effet cela de fascinant qu’il répond à la question narrative du suspens par une contre-interrogation de l’ordre de l’intime. Chaque élément qui pourrait nourrir les exigences du thriller est désamorcé avec une patience déconcertante par Reichardt, qui substitue un rythme à un autre, et transforme les étapes du plan d’action de ses personnages en occasion d’offrir un regard singulier sur l’Amérique rurale contemporaine de l’Oregon et sur ceux qui la peuplent. Josh et Dena, repérant les lieux de leur futur attentat, déambulent comme deux adolescents désœuvrés et amoureux sur la coursive qui surplombe le barrage, et évoquent dans cette séquence deux personnages en quête d’idéal tous droit sortis d’un film de Larry Clark ; attablé dans un petit diner de la région pour finaliser l’exécution du plan, Harmon, l’ancien marines juste sorti de prison, salue chaleureusement, sous les yeux effarés et inquiets de ses deux acolytes, un vieil habitué, signe de son intégration maladroite dans une communauté locale que l’on devine bienveillante. De même, lorsque Dena doit se procurer les 250 kg de nitrate d’ammonium manquant au dispositif explosif, elle se retrouve confrontée aux préjugés sexistes du milieu paysan local dans son face-à-face avec le vendeur d’engrais qu’elle s’efforce de convaincre : s’il ne peut la soupçonner de fomenter une action violente (le terrorisme est une affaire d’homme), son doute se déporte immédiatement sur le fait qu’un achat d’une telle ampleur puisse incomber à une femme seule. Plus qu’une montée en puissance, le film offre donc une série de pas de côté qui retardent l’action, la mettent parfois en péril, mais surtout informent bien plus sur les personnages et leurs aspirations contrariées (l’amour rentré et non réciproque de Josh pour Dena ; l’incapacité pathologique d’Harmon à se faire une place sincère dans la communauté ; la volonté de la jeune fille bourgeoise de se voir respecter pour sa force de conviction politique en dépit de son sexe et de son origine social) que l’acte qu’ils s’apprêtent à commettre en lui-même. En cela, l’élargissement du cadre, par opposition au resserrement du thriller, prévaut toujours chez Reichardt.

Jesse Eisenberg, Dakota Fanning et Peter Sarsgaard sur leur bateau dans Night Moves
© Tipping Point Productions, LLC (visuel fourni par Ad Vitam).

Aussi l’explosion tant attendue et préparée du barrage se résume-t-elle à un rendez-vous que rate à dessein la cinéaste : dérobée au regard des spectateurs, elle est réduite à un bruit du lointain, étouffé, au profit d’une lente fuite nocturne à travers les bois abîmés par la crue, puis d’un long trajet en voiture au milieu des pins majestueux que les trois militants se sont efforcés de préserver par leur acte. De ce paysage, ils ne voient pourtant plus rien, déjà gagnés par l’adrénaline et l’angoisse, cibles potentielles des barrages routiers qu’ils passent pourtant sans anicroche. Cette myopie qui les gagne progressivement est celle qui intéresse Kelly Reichardt dans le deuxième temps de Night Moves : elle légitime son choix esthétique sans cesse renouvelé de rester au plus près de ceux qu’elle filme, exigence qui nous met constamment aux prises avec ce qu’ils voient ou ce qu’ils craignent. Mais la vision des personnages qu’elle accompagne, et qui semble rétrécir à mesure que la paranoïa les gagne, est aussi porteuse d’un message qui à défaut d’être politique prend des accents éthiques dans son film : la radicalité des idées coupe dangereusement ceux qui les portent d’une vue élargie du monde.

À hauteur du vivant

Revenus à leur état d’homme et de femme ordinaires, contraints de rompre les liens et d’attendre dans l’ombre le fruit incertain de leur action, les trois personnages de Night Moves se sclérosent peu à peu sous la caméra pour ne se ramasser que dans une seule figure dans le deuxième mouvement du film, celle de Josh. Le choix de Jesse Eisenberg pour incarner ce personnage donne une efficacité bouleversante à cette quête visuelle d’intériorité et de solitude : son expression ne nécessite en définitive que très peu d’actions et de mouvements pour laisser transparaître son agitation intérieure, et Reichardt investit à plein cette impassibilité de surface, mais aussi cette apparente banalité de l’acteur, pour donner à voir les conséquences d’un acte trop lourd à porter pour les épaules d’un seul homme. Josh est ainsi gagné par une peur multiforme, qui l’isole : celle de voir la communauté de la ferme biologique qui l’accueille payer les conséquences de ses actes – autrement dit de voir ceux qui l’ont accueilli et sensibilisé à ses idéaux souffrir de leur mise en œuvre radicale ; celle de ne pas pouvoir assumer la mort du promeneur emporté par les eaux du barrage ; celle, aussi, que Dena, en proie à la culpabilité et rongée par le psiorasis à l’écran, révèle leur forfait au grand jour.

Si ce tournant du film pourrait se réduire à un dilemme moral un peu faible – nul ne s’improvise criminel – il ne conduit pas Reichardt à produire un jugement de l’ordre du surplomb sur des personnages qu’elle jugerait trop médiocres pour assumer jusqu’au bout le coût de leurs idéaux.

Pour elle, le pathétique qui voit le personnage perdre ses moyens au moment où il prend si tardivement la mesure de la peine de prison qu’il pourrait encourir est aussi le nôtre ; la lâcheté qui conduit Josh à assassiner Dena répond aussi à la capacité de tout un chacun à s’aveugler de manière effrayante sur la portée de ses actes, et ce quitte à en redoubler la violence initiale. C’est dans le cadre d’un spa, au milieu d’une nature symptomatiquement artificielle, toute de bambous et de bains chauffants, que Josh finit par étrangler la jeune femme. Le plan est comme embué par une épaisse vapeur d’eau, qui dit la perte identitaire et morale d’un personnage ne distinguant en définitive plus rien : ni celui qu’il est, ci celle qu’il tue. Ce meurtre, étrangement fluide et sensoriel sous la caméra de Reichardt, condense ce qui glace tout autant que ce qui fascine dans Night Moves : la mise en scène anti-spectaculaire de la capacité toute humaine à détruire au nom des idéaux. Elle est explorée par la cinéaste sous le signe du paradoxe, et du rappel : en prétendant sauver une nature que l’on exploite et que l’on abîme, on peut consentir à détruire des êtres qui en font pourtant pleinement partie. Cette ambiguïté se fait encore plus vive dans une séquence d’une puissante poésie macabre, aux accents sensualistes, située au début de film : en route pour exécuter leur plan, Josh et Dana évitent de justesse le corps étendu d’une biche. Arrêtant leur véhicule pour s’approcher de l’animal agonisant, Josh appose la main sur sa poitrine encore fumante, et constate, après un long silence, que les battements du cœur du fœtus de la femelle, pleine, sont encore perceptibles. Sous les yeux impuissants de Dena, il pousse alors délicatement la dépouille qui glisse sur le bas-côté, comme happée par l’obscurité. Pressés par le temps, ils reprennent la route. En refusant à toute force, par ses choix esthétiques, de dissocier le cadre de ceux qui l’occupent, en les liant inextricablement dans un tragique sans emphase, le film pose ainsi la question ouverte de la finalité que l’on se donne, aussi noble soit-elle, et des sacrifices vivants qu’elle exige.