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La séquence finale de N'attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude.
Rayon vert

« N'attendez pas trop de la fin du monde » de Radu Jude : Une image sans pluie

Jérémy Quicke
Au milieu du très long plan fixe qui conclut N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude, un détail retient l’attention : Ovidiu se frotte le visage. Plus tard, le spectateur en comprend la raison : il pleut. Pourtant, ces gouttes restent invisibles à son œil. À travers cette bruine se dessine alors une relation paradoxale entre la pluie et la caméra.
Jérémy Quicke

« N'attendez pas trop de la fin du monde », un film de Radu Jude (2023)

Au milieu d’un plan fixe très long, Ovidiu (Ovidiu Pîrsan), au centre d’un cadre apparemment ensoleillé, se frotte le visage entre deux prises de parole. Le spectateur ne comprend pas tout de suite ce qui arrive. Il faut dire qu’il y a beaucoup de choses à observer dans l’image, et dans tout le dispositif de N’attendez pas trop de la fin du monde, ce film hybride de Radu Jude rempli de signes, de références et de parenthèses. Ovidiu est un ouvrier handicapé par un accident du travail. Dans la scène finale, un très long plan fixe, il se trouve sur un plateau de tournage et tente d’enregistrer un spot publicitaire visant à recommander à ses collègues de suivre des règles de sécurité. Il se frotte le visage, ce à quoi le réalisateur répond « Ce n’est que de la bruine, ne vous en faites pas ». L’épouse du jeune homme, sceptique, réplique qu'ils « vont finir détrempés ». Que se passe-t-il donc avec cette mystérieuse pluie qui reste invisible pour nous ?

Les minutes passent, les prises s’enchainent sans succès. À l’écran, le ciel devient un peu plus sombre, mais un projecteur éclaire les quatre protagonistes au centre du cadre. L’œil du spectateur ne peut pas discerner les gouttes de pluie, mais cependant Ovidiu continue de se frotter le visage. Sa chemise bleu clair commence alors à se mouiller et à faire apparaitre des petites tâches foncées. Le réalisateur remarque que la barrière est mouillée et décide de la faire enlever pour ne pas apparaitre ainsi à l’image. Il invite ensuite ses assistants à s’approcher de la famille avec deux parapluies arc-en-ciel pour les protéger... mais seulement entre les prises. Lorsque la caméra tourne, il faut que le pauvre Ovidiu joue son rôle sous la pluie.

La pluie apparait instantanément dans un rapport paradoxal avec la caméra, puisqu’elle ne peut la capter complètement alors qu’elle impacte pourtant l’image. La pluie existe, que l’image filmée parvienne à l’attraper ou non. Elle contraint et reconfigure un tournage, quels que soient les moyens technologiques à disposition, et elle affecte particulièrement le corps des acteurs lorsqu’ils doivent jouer. Elle impacte les matières telles que les vêtements ou la barrière, et force des mouvements, notamment des mains. Ces gouttes invisibles et inaudibles invitent à repenser aux images de pluie dans d’autres films (les exemples ne manquent pas), et à s’interroger sur leur véracité.

Cette bruine façonne donc un flux (parmi bien d’autres qui construisent le dynamisme de N’attendez pas trop de la fin du monde) qui peut, légèrement, moduler l’espace-temps d’un plan. Cette progression de la pluie qui fait déborder le tournage se remarque également grâce à la durée de la séquence, composée de deux ou trois plans fixes (une coupure, au moins, est claire) qui totalisent environ quarante minutes. Pour déconstruire la forme publicitaire généralement très courte, Radu Jude restitue la durée réelle de son tournage afin de mieux dévoiler ses artifices(1) et permettre de faire ressentir la vulnérabilité des acteurs qui en sont ici les victimes. De retour sur le lieu de son accident tragique, Ovidiu voit l’histoire se répéter d’une cruelle ironie : il ne portait pas de casque de protection, il n’a pas droit au parapluie lorsque le réalisateur crie « Action » ; il est à nouveau exploité, bien qu’il tourne une publicité destinée à protéger les ouvriers. Alors que les trucages modernes peuvent tout manipuler, de la fausse lumière aux panneaux verts sur lesquels les producteurs pourront faire dire à Ovidiu ce que bon leur semble, ils ne peuvent empêcher cette famille d’être mouillée. Les gouttes de pluie tracent peut-être alors de la sueur ou des larmes sur les visages vulnérables.

Finalement, Ovidiu est même privé de paroles, il devient un simple pantin à qui est demandé de lever lentement des panneaux jusqu’à ce qu’ils fassent disparaitre son visage. Ainsi ce conclut N’attendez pas trop de la fin du monde et ses innombrables collisions entre régimes visuels extrêmement différents, nourries de l’ambivalence des images filmées aujourd’hui. Une image réversible, aux possibilités confusément aliénantes et émancipatrices. Mais l’émancipation doit sans doute passer par un certain démantèlement de la machine. Radu Jude en propose une amorce : mouiller la caméra et faire véritablement entrer la pluie dans les images.

Notes[+]