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L'apparition iconique de Leatherface au soleil couchant dans Massacre à la Tronçonneuse
Le Majeur en crise

« Massacre à la Tronçonneuse » de Tobe Hooper : Philosophie de la scie

David Fonseca
Dieu est mort quelque part, un jour. L'Amérique ne le savait pas encore en 1974. Zarathoustrien, Massacre à la tronçonneuse vient en découper les restes l'année du choc. L'assaut fut si brutal que la critique ne put dire massivement et pratiquement de lui qu'une seule chose : film d'horreur. Quelques-uns rectifieront plus tard, minoritairement, disant : tragédie. Massacre à la tronçonneuse n'est pas plus ceci que cela, ou bien les deux à la fois, c'est-à-dire le réel déverni. Voilà ce que filme Tobe Hooper. Sous l'apparence d'un slasher proto-typique, il ne propose pas une critique sociale et existentielle radicale. Il dit le monde tel qu'il est, tel qu'il va, soit l’homme bien dressé par la machine capitaliste, inhumanisé par son système économique.
David Fonseca

« Massacre à la Tronçonneuse », un film de Tobe Hooper (1974)

Leatheface n’est pas un animal prédateur dans Massacre à la tronçonneuse : il est ce qu'il est, un être en réduction, à l'échelle d'une Amérique dont il serait tellement simple de dire qu'elle y est montrée dégénérée. C'est le premier coup de tronçonneuse du film, dont le sujet est congruent d'une vision du monde.

Penser que Tobe Hooper filme une Amérique (de) dégénéré(e)(s), ce serait considérer que le cinéaste croit fermement qu’il a existé un jour quelque chose comme un rêve américain, dénaturé par la folie capitalo-libérale des hommes. Mais Massacre à la Tronçonneuse n'est pas un film de prédicateur, auquel cas Tobe Hooper ne filmerait plus : il évangéliserait. L'Amérique n'y chute pas quand la chute a toujours nécessairement pour horizon nostalgique quelque chose qui aurait disparu, qu’il s’agirait de retrouver, ce rêve américain. Contrairement à ce qu'à trop souvent répété mimétiquement la doxa critique, Tobe Hooper ne filme pas la décomposition de cette Amérique. Il ne montre pas l'envers du décor, mais son endroit. Dans Massacre à la Tronçonneuse, l'Amérique a toujours déjà-été désenchantée. La crise du rêve américain n’est dès lors pas son supplément, son appendice. Elle ne lui vient pas de dehors, n’est pas son extérieur. Elle est ce qui structure l’Amérique. Elle lui est consubstantielle. Sa crise, c’est sa normalité. Voilà ce que filme Tobe Hooper. Il n’y a jamais eu de rêve américain, il n’y en aura jamais. Il était grand temps d'en tronçonner tous les mythes, d'abord celui de la frontière américaine, sa conquête de l’Ouest, son auto-suffisance rurale. Le choix du Texas opère, en effet, comme révélateur. Il n'est pas l’espace de liberté fantasmé, mais un désert économique, territoire délaissé par l’État, par la loi, par la modernité elle-même. La maison isolée qui s'y trouve n’y est plus un sanctuaire mais un lieu de barbarie. Et dans ce désert de tous les territoires comme de toutes les normes, pas plus de shérif ni de cavalerie pour intervenir. Les forces de l’ordre sont absentes. Les rites religieux ou moraux d’aucun secours. Dieu est devenu silencieux, la nature indifférente.

Ici, point de salut, ni justice, ni rédemption. Le Texas rural devient l'expression non pas d'un monde « post-moral » où seule régnerait la loi du plus fort, mais l'aboutissement d'un abrutissement capitalo-industriel. Le Texas poussiéreux n'est donc pas simplement un décor dans le film. Il en est un personnage central, ou plutôt un principe. La nature n’y est ni belle, ni apaisante. Elle n’offre aucun refuge. Tobe Hooper fuit le gothique classique, ses ruines, sa brume, ses cimetières pour chercher le réel cru : bois desséchés, herbes folles, soleil de plomb, insectes rampants. La nature n’y est jamais romantique, mais entropique, d'où se dégage un monde sans pitié, où la loi est celle de la survie, ce qui rejoint une intuition de Schopenhauer : derrière la façade de l’ordre et de la beauté, le monde serait volonté aveugle, lutte brutale des forces vitales. Le libéralisme économique a donc bien fait son travail, laissant derrière lui des communautés découpées, morceaux livrés à eux-mêmes, pour qui la violence devient l'ultime forme de subsistance.

Pourtant, tout commençait plutôt bien, sous le soleil. Plein jour. Mais un drôle de soleil. Un soleil qui brûle sans éclairer. Sous un ciel blanc, vidé de Dieu, un midi qui se prendrait pour minuit, l’ombre n’apportera pas le repos, mais l’attente. La route, naguère promesse de liberté, s’arrête devant une maison morte – un cercueil habité. Dès les premiers instants du film, la chaleur plombe tous les corps comme si le ciel leur tombait sur la tête. Cloués, littéralement, le film s'ouvre sur deux corps empalés sur une croix, Jésus démembré. Tobe Hooper filmerait-il donc des monstres ? Mais où que l'on porte son regard dans le film, on ne trouve que nous ici.

Mais comment donc expliquer ce qui va se produire sous nos yeux quand rien ne répond, rien n'explique, dit la critique? Cette absence radicale de sens, cette violence sans motif, placerait-elle l’œuvre de Hooper dans le sillage de la philosophie de l’absurde, telle que l’ont formulée Camus ou Kierkegaard, mais aussi Bataille dans ses méditations sur la limite ? Pourrait-on dire que dans le film chacun est confronté à un monde sans sens, où les réponses métaphysiques sont absentes et où ils doivent affronter l’absurde ? Que dans Massacre à la tronçonneuse, les personnages sont plongés dans une réalité dénuée de logique, un monde non justiciable d'une violence qui surgirait sans avertissement, sans motivation compréhensible sous prétexte que Leatherface ne parle pas, ne négocie pas, ne justifie rien ? Qu'il agirait comme une force brute, incompréhensible, comme le destin absurde ? Que les protagonistes, jeunes, innocents, presque archétypaux, avancent dans un monde vidé de toute transcendance ? Qu'il n’y a ni Dieu pour punir ou sauver, ni diable à combattre, pas même une justice immanente à l’univers ? Que Leatherface, muet et masqué, n’est pas une figure du Mal au sens métaphysique mais une force sans nom, une pure altérité dévorante, n’expliquant rien, ne revendiquant rien ? Qu'à l’instar du destin tragique antique ou de la peste chez Camus, il survient, frappe, et repart ? Que Sally, seule survivante, rit et pleure hystériquement à la fin dans un éclat de folie qui pourrait être lu comme la confrontation avec l’absurde, similaire au rire de Meursault dans L’Étranger devant l'inéluctabilité de la mort ?

Cette lecture serait bien trop commode. Si Sally rit en fin de film, ce n'est pas de folie mais de lucidité. Elle prend acte de l'Amérique, de sa mécanique placide, inéluctable. Que c’est cela qui fait horreur : non la cruauté, mais la compréhensibilité de ce monde. Car Leatherface n'est pas tout irrationalité. Il est au contraire l'expression de la rationalité capitaliste poussée à son extrême pointe, le travail de sa tronçonneuse accomplissant le geste pur du réel, du réel nu. Le rire de Sally n'est dès lors pas le rire de la folie ou de l'absurde. Il est tout différent. Il est le rire bergsonien.

Pour Bergson, on ne rit que de ce qui est humain. Les situations comme les choses ne nous font rire que dans la mesure où elles évoquent un humain, un humain qu’elles renferment ou qui les a fabriquées, les a utilisées. Le rire a donc toujours le même ressort. On rit d’une mécanique plaquée sur la vie. On rit lorsque la vie dans sa souplesse se trouve enfermée dans la raideur d’un agencement mécanique, aveugle et répétitif. On rit du distrait qui tombe dans un trou qu’il n’a pas remarqué trop occupé à regarder le ciel. C’est une raillerie, une sorte de punition. On se moque de celui qui ne sait pas s’adapter aux circonstances. Et s’il ne sait pas s’adapter, c’est qu’il est pour quelques instants une sorte de machine. On ne rit pas des machines exactement : on rit des humains qui adoptent la raideur d’une machine, ou l’on rit d’une machine qui adopterait la même raideur qu’un humain quand Sally rit d'une Amérique qui ne serait plus que machinique.

Quand la gorge de Sally s'ouvre, l'époque saigne. Car elle rit de cette société industrielle, symbolisée par la famille de Leatherface, des prolétaires autrefois intégrés au tissu productif américain (dans l’abattage industriel du bétail), désormais rendus aux marges comme au chômage par l’automatisation et la désindustrialisation. Reste l'outil et la boutique, l’abattoir partout : crochets, marteaux, scies mécaniques. Et si Leatherface est une machine à tuer, il n'est pas le produit dérivé mais fini, abouti, d’une économie qui a réduit les corps à un tissu viandeux. Dans ce devenir viande, l’humain et l’animal sont désormais agglomérés. À force de mécanisation, de perte d’empathie dans un monde capitaliste où l’autre est réduit à une fonction, plus de frontière. L'homme est devenu bétail. Leatherface devient le bourreau de substitution d’un système économique qui ne l'a pas simplement abandonné mais façonné. Sa famille ne consomme plus – elle mange. Politiquement, Massacre à la Tronçonneuse montre que la logique capitaliste est une logique cannibale : ce n’est plus la marchandise qui circule, mais la chair. Et Leatherface, remplacé par la machine, réplique : il industrialise la mort, recrée chez lui un abattoir de substitution. Ce que la société capitaliste lui a appris à faire – découper, saigner, traiter la chair – il le fait avec ce qui reste, soit la matière première : l’homme.

Une fille torturée par un redneck dans Massacre à la Tronçonneuse
VORTEX INC. / KIM HENKEL / TOBE HOOPER © 1974 VORTEX INC. Tous droits réservés.

Leatherface, de ce point de vue, semble une énigme. Figure centrale du film, il semble n’avoir pas de visage propre. À porter des masques cousus de peau humaine, autant de visages volés, pour une partie de la critique, cette absence de visage ferait sens. Au sens lévinassien, ce n’est pas seulement l’altérité qui serait niée, mais la possibilité même d’une éthique.

Chez Emmanuel Levinas, le visage de l’Autre est en effet l’appel le plus originaire à la responsabilité : « Tu ne tueras point » naît du regard de l’autre. Or Leatherface semble n’avoir pas de visage comme ne jamais regarder. Il en deviendrait pour la critique le non-sujet par excellence, la négation de toute altérité, la machine à meurtre sans regard ni parole. Les masques qu’il enfilerait serait ainsi des tentatives désespérées pour accéder à une humanité qu’il ne comprendrait pas. Il jouerait à être la mère, l’hôtesse, le bourreau mais ne deviendrait jamais personne. Il demeurerait au stade du miroir brisé, où se refléterait la monstruosité d’un monde qui a cessé de faire sens. Cette lecture est, elle aussi, beaucoup trop empressée.

Leatherface a bien un visage. Il est la figure du travailleur aliéné, réduit à un pur instrument de production de mort, la somme de toutes les gueules cassées du capitalisme. S'il tue, ce n'est jamais par passion mais par habitude. Le meurtre est son travail, la tronçonneuse son outil, prolongement de son corps et emblème du monde industriel où le meurtre n’est plus une transgression. Il est une fonction. Le sacré en est renversé : ce n’est plus la parole qui fonde la loi, mais la scie mécanique. Car dans ce monde capitaliste, on ne parle pas. On obéit. Comment Leatherface parlerait-il quand il a été élangué ?

Leatherface est encore une figure profondément freudienne : non pas simplement un tueur psychopathe, mais un symptôme vivant. Sa figure est l'expression du retour du refoulé dans sa forme la plus littérale : ce qui a été rejeté hors du symbolique – pulsions, violence, sexualité non socialisée – qui revient phagocyter le réel. Leatherface a donc bien un visage comme des parents. Il est l’enfant victime de Freud et de Henry Ford. De la pulsion et de la chaîne de montage. Il tue comme s'assemble une voiture. Découpe comme on enchaîne des gestes productifs. Il est le prolétaire sans travail, le bras sans cerveau, l’homme sans sujet. Le rêve américain dévoré par lui-même. La tronçonneuse comme réponse à toute philosophie où seul le corps des individus subsiste quand la parole n'est plus possible. Des corps partout, cloués, pendus, traînés, saignés. Le corps ramené à son exacte mesure, son poids, sa texture, sa fragilité d’animal. L’homme devenu viande. Et la viande, désormais, organise le quotidien.

La maison en est toute décorée. Meublée d’ossements, crânes blanchis, tibias sculptés, totems faits de ce qui fut vivant, l'ornent. Elle possède ainsi sa propre topologie psychique. En psychanalyse, la maison est souvent le lieu métaphorique de l’inconscient : les étages supérieurs sont associés au conscient, la cave au refoulé, les pièces à des zones de l’appareil psychique. La maison de Leatherface est remplie d’ossements, de résidus d’organes, de meubles en os, de totems morbides. Elle est le dedans du psychisme retourné, mis à nu. Chaque pièce rejoue une scène primitive. La cuisine, lieu de la nourriture est celui de la pulsion orale, la salle à manger où se produisent les banquets cannibales est celui de la régression totémique, quand la chambre du grand-père figure le temps arrêté, la déchéance du père. La maison devient le théâtre pulsionnel, au sens lacanien, le lieu où le sujet est pris dans des jeux de miroir, de désir et de castration. L’esthétique capitaliste est celle de l’abattoir sacré. Leatherface, grand prêtre de cette liturgie morbide, y officie sans haine. Pavlovien, avec la méthode de l'ouvrier qui répète un geste vidée de son sens, il découpe comme l'Amérique prie avant chaque repas.

Désidéologisés, les mythes fondateurs de la famille nucléaire américaine comme de la terre du discours conservateur des années 60-70 ne s'en remettront pas davantage dans le film. Nouveau coup de tronçonneuse : quand le père, sadique, ne travaille plus, la mère absente, le grand-père cadavérique, le fils se travestit sous des masques comme en ménagère dans certaines scènes, incarnant une sexualité confuse, pulsionnelle, non codée. Il n’y a plus ni Loi du Père, ni ordre symbolique : seulement une jouissance archaïque, cannibale. On est loin de La Petite Maison dans la Prairie. Et si cette famille mange à table, prie, rie, tout s'apparente à une parodie de communauté. Une parodie de civilisation. Le foyer, lieu sacré, devient le lieu de la dévoration. Ce ne sont pourtant pas des monstres qui y vivent, mais une famille modèle retournée comme un gant, ricanant dans les ruines de la norme. Le foyer n'est plus un havre de sécurité, mais un piège. Massacre à la Tronçonneuse révèle alors ce que le discours moral cache de violence systémique, une guerre de classes larvée, une économie de prédation. Chacun mange les autres pour survivre, soit la loi du marché dans sa pure vérité logique.

Massacre à la Tronçonneuse n’est donc pas un récit – c’est un lieu. Le lieu du capitalisme non pas sauvage ni ensauvagée, comme s'il avait existé un capitalisme doux. Il propose une traversée non pas de l’impensable, ni du chaos, mais une forme d’après-monde où les distinctions qui fondent l'humanité entre sujet et objet, nature et culture, homme et bête se dissolvent en matière productrice. Tobe Hooper révèle un point de tension fondamental : l’humanité ne tient qu’à un fil, et la société industrielle, qui réduit les bêtes à de la matière exploitable, ne tardera pas à faire de même avec les hommes. La filiation est directe avec la pensée d’Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la raison : la rationalité instrumentale, loin de libérer l’homme, le soumet à une logique de domination froide, calculée, qui nie toute altérité. Se retrouve aussi l'Heidegger de la Techné : croyant se libérer de l'ordre des choses par l'invention de la technique, loin de s'émanciper, les hommes se sont asservis aux conditions mêmes de leur libération. Chaînes au cou, Leatherface vient les désentraver.

Massacre à la tronçonneuse n’en devient pas pour autant un film sur la mort. C’est un film sur ce qui vient avant la mort – ce moment où les repères s’effondrent, où le langage ne tient plus, où le regard devient inutile, où le cri seul subsiste. Une plongée dans un monde post-symbolique, post-éthique, où l’homme (re-)devient viande, et où la culture n’a plus son vernis : la modernité retournée contre elle-même.

Massacre à la tronçonneuse n’est donc pas un film d’horreur, mais une mise à nu de notre monde, une dissection opérée à vif. Sous nos maisons, nos dogmes, nos slogans, Hooper excave la vérité crue : nous vivons sur des ruines, sur des mythes qui sentent la charogne. Le progrès, la famille, la consommation, tout a été déchiqueté, puis recousu sur un visage de cuir. Leatherface n’est pas notre Autre mais notre hôte. C'est nous, le produit intérieur brut de notre modernité. L'enfant caché derrière le rideau, grandissant dans l'oubli, qui revient réclamer sa part. Avec la tronçonneuse qui tourne encore.

 

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