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Tom et Ellen Bowen embarquent sur le bateau dans "Mariage royal" de Stanley Donen
Esthétique

« Mariage royal » de Stanley Donen : En quête de stabilité

Thibaut Grégoire
S'articulant autour de trois scènes cultes de danse dans lesquelles les personnages sont en recherche constante du bon point d'ancrage et de l'équilibre, Mariage royal de Stanley Donen déploie un véritable discours sur la quête de stabilité. Si la recherche de l'équilibre en danse s'accompagne dans beaucoup de comédies musicales hollywoodiennes classiques de celle d'un équilibre de vie, le film de Donen est peut-être celui qui théorise le plus cette dialectique.
Thibaut Grégoire

« Mariage royal », un film de Stanley Donen (1951)

Lorsqu’on s’intéresse de prêt à la comédie musicale classique, et plus précisément encore aux films de danse, il apparaît très vite que ces films qui montrent le plus souvent des athlètes de haut vol manier leur corps et les faire virevolter dans un jeu constant entre équilibre et déséquilibre – tout comme les grands burlesques, d’ailleurs – sont également sur un plan thématique des films sur la recherche de l’équilibre. La stabilité des corps y va souvent de pair avec la stabilité de vie et, indirectement, la stabilité amoureuse. Mais s’il est un de ces films qui triture jusqu’à l’os cette notion à la fois dans ses scènes de danse et dans son scénario, c’est bien Mariage royal de Stanley Donen, dans lequel cette quête d’équilibre dans des décors vacillants s’accompagne de la recherche du corps adéquat sur lequel s’appuyer, du point d’ancrage qui permettra justement de se stabiliser.

Formant avec son frère Tom (Fred Astaire) un couple de danseurs qui se complète parfaitement à la scène, Ellen Bowen (Jane Powell) semble avoir beaucoup plus de mal à se fixer sur un partenaire à la ville, comme en témoignent les premières scènes de Mariage royal. Alors que le frère et la sœur embarquent sur un bateau pour se rendre en Europe, Ellen doit opérer une sorte de ballet ou de danse vaudevillesque pour se tirer d’une situation épineuse : plusieurs de ses prétendants sont venus lui dire au revoir à l’embarquement, ce qui la met dans la situation de l’anguille devant slalomer pour glisser entre les mains de chacun et se frayer un chemin vers la sortie. Fort opportunément, le destin place sur sa route Lord John Brindale (Peter Lawford), un jeune homme qui semble avoir les mêmes prédispositions qu’elle à passer de corps en corps et à se mettre dans ce type de situation. Comme le titre du film fait explicitement allusion au mariage et que la recherche de l’équilibre commence à pointer le bout de son nez comme armature thématique du film, il apparaît déjà assez évident que, dans cet homme qui lui ressemble et qui s’adonne aux mêmes valses amoureuses qu’elle, Ellen a potentiellement trouvé chaussure à son pied.

À bord du bateau et une fois la croisière entamée, Tom, délaissé par sa sœur qui flirte sur le ponton, est obligé de lui trouver un substitut pour effectuer ses répétitions. C’est ainsi qu’il se met à danser avec un portemanteau qu’il fait tourbillonner autour de lui telle une toupie, dans une des nombreuses scènes iconiques du film. Alors que l’on a vu précédemment que sa sœur a peut-être trouvé, sinon l’âme sœur, au moins le partenaire qui semble lui convenir, Tom se trouve là sans partenaire, à la vie comme à la scène. Le fait qu’il prenne un objet inanimé comme partenaire occasionnel ne fait qu’accentuer l’aspect allégorique du spectacle de ce célibataire endurci qui danse avec lui-même.

Il y a au moins deux autres scènes de danse mémorables et originales – voire cultes – dans Mariage Royal, et les deux tournent encore plus autour de la notion de recherche d’équilibre. Dans la première, Tom et Ellen tentent de danser devant les passagers lors d’une soirée organisée à bord du bateau tandis que celui-ci tangue sur une mer agitée. Les danseurs luttent alors contre la gravité pour maintenir ce fameux équilibre qu’ils avaient normalement atteint depuis longtemps sur le plan professionnel et de la danse. Ainsi, le discours du film devient plus ambigu puisque la recherche de l’équilibre sur le plan personnel pourrait donc s’accompagner d’une perte de celui-ci sur le plan professionnel, un peu comme s’il était difficile, voire impossible de prétendre aux deux en même temps.

Fred Astaire danse au plafond dans "Mariage royal" de Stanley Donen
© Metro-Goldwyn-Mayer Studios

Dans une autre scène, peut-être la plus connue de Mariage royal – beaucoup de gens la connaissent sans jamais avoir vu le film –, Tom se met à danser sur les murs et le plafond d’une chambre d’hôtel. C’est du moins le résultat visuel produit par le filmage puisque la caméra suit en réalité le mouvement d’une pièce tournante dans laquelle le danseur Fred Astaire lutte donc constamment lui aussi contre la gravité, devant s’adapter aux déplacements concentriques de la pièce mouvante. À travers ses numéros dansés et dans le déroulé narratif de ses intrigues amoureuses – Tom finira lui aussi par trouver la partenaire de vie idéale en la personne d’Anne Ashmond (Sarah Churchill), également danseuse –, Mariage royal n’a donc de cesse de travailler cette notion d’équilibre, un peu comme s’il tendait à théoriser l’essence même du film de danse.

La fin du film vient donc logiquement apporter un point d’orgue à cette mise en scène et en abyme de la recherche de l’équilibre. Lorsque le frère et la sœur se résolvent enfin l’un et l’autre à se caser, ils ont une dernière épreuve à accomplir puisqu’il faut encore une fois se mettre à la recherche du corps désiré, du point d’ancrage parfait. Pour cela, ils doivent traverser la foule nombreuse en ce jour de mariage royal, à la recherche du partenaire qu’ils ont chacun choisi. Tom et Ellen sont donc une ultime fois séparés de leur point d’ancrage - Anne pour Tom, et Lord John pour Ellen – avant d’enfin pouvoir les épouser dans une ellipse et de ressortir plein cadre d’une église, simultanément. Les deux personnages principaux ont trouvé leur équilibre et les quatre jeunes mariés peuvent avancer d’un pas assuré dans la vie – et à travers la foule – sans plus perdre leur point d’ancrage, même si – on l’aura compris dans un dialogue antérieur entre Tom et Ellen – leur avenir professionnel semble plus que compromis. Pour trouver cet équilibre, il aura fallu lâcher un point d’ancrage pour en saisir un nouveau.

Mariage royal est un film de son temps et il n’est pas anodin de constater qu’une comédie musicale beaucoup plus récente comme La La Land (Damien Chazelle, 2016) retourne bien évidemment ce type de discours comme une crêpe. Les deux personnages principaux s’y trouvent presque dès le début du film, effectuent quelques pas de danse ensemble, mais doivent in fine se séparer afin de trouver l’un et l’autre, sur le plan professionnel, leur véritable point d’équilibre ne pouvant être atteint qu'à travers la perte de la stabilité amoureuse. Bizarrement – ou logiquement –, le renoncement des personnages à s’accomplir sur le plan professionnel est interprété par Mariage royal et par son plan final comme quelque chose de positif, tandis que la mélancolie tenace qui baigne toute la dernière partie de La La Land, tendrait à faire penser que ce final n’est pas tout à fait un « happy end ». Comme quoi, même si les chemins empruntés par deux films séparés de 60 ans diffèrent, le constat final reste au fond le même : l’accomplissement amoureux sera toujours plus heureux que l’accomplissement professionnel. Apparemment, même si tout est déployé pour faire penser le contraire, certaines choses ne changent pas à Hollywood.

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