
« Mandingo » de Richard Fleischer : Autant en emporte l'Amérique
Mandingo n'est pas un film aimable. Réalisé par Richard Fleischer, ce drame brutal sur l’esclavage dans le Sud des États-Unis plonge dans les abysses de la déshumanisation systémique avec une crudité rare dans le cinéma hollywoodien. Longtemps accusé d’exploitation sensationnaliste, le film mérite une lecture philosophique plus dense, au croisement de la morale, du pouvoir et de l’animalité pour sauver tout un monde de l'ensilencement.
« Mandingo », un film de Richard Fleischer (1975)
Tout commence par le corps. Un corps jeté au sol comme une idée morte. Non pas le corps libre, érotique ou dansant, mais le corps marqué au fer, évalué, pesé comme une bête de foire. Celui de Mede, gladiateur noir élevé pour sa puissance, objet de commerce, de concupiscence, d’angoisse raciale. Moins qu'un homme, il est un corps utile, architectural, le muscle offert au maître blanc. L'esclavagisme nord-américain, dans un pays qui se plaît à raconter qu'il a toujours été capable de filmer son actualité la plus récente, demeure pourtant un sujet sensible. Peu abordé dans le cinéma nord-américain, Richard Fleischer donne à voir dans Mandingo l'indicible, la naissance de la Constitution des États-Unis, concomitante de son système esclavagiste, dans une Amérique qui a souvent voulu installer cinématographiquement l'or de son triomphe sur des cieux nets de toute erreur.
Dans cette Amérique, Richard Fleischer ne filme pas l’homme noir : il filme le Noir dans le regard des Blancs. Et ce regard contraint, procède par assomption. Comme l’écrivait Frantz Fanon, le Noir y est sommé d’habiter une chair qui ne lui appartient pas : « Je suis surdéterminé de l’extérieur », un « corps sans subjectivité », défini par l’usage qu’en fait le maître blanc. Mandingo en devient philosophique, installe une phénoménologie de l’aliénation. On n’y pense plus, on y pèse. L’existence y est une cotation. Chaque regard, une évaluation sentencieuse : combien coûte cette tête ? À quel prix ce ventre capable de porter l’héritier de la honte ?
Mede en perd ses mains. Il devient un outil, une marchandise reproductrice et combattante. Élevé au grain pour le combat. Moins qu'un homme, il est ravalé au rang de chose : réifié. Avec une frontalité obscène, Richard Fleischer montre combien le système esclavagiste impose une ontologie mutilée : être noir, dans cette économie, n’est pas être mais valoir – l'homo œconomicus dans toute sa misère capitalo-industrielle.
L’œil de la caméra en devient un piège : complice d’un regard maître, elle révèle dans le même temps la monstruosité. Richard Fleischer ne nous donne pas ainsi le choix. Spectateur, nous voici placé devant un dilemme moral : regarder, participe à l’horreur quand détourner le regard serait refuser de voir les monstres de la vérité. Ce malaise a joué contre le film, dans sa réception critique : Mandingo dénonce-t-il ou exploite-t-il un fonds de commerce, comme a pu le faire le Mondo, ce genre cinématographique avalant le monde dans sa lentille réactionnaire durant les années 70 ? Mandigo est cependant plus fin que ces deux branches de l'alternative. Il oblige à accepter ce malaise comme révélateur d’une vérité philosophique plus profonde : le spectacle de l’esclavage ne saurait être représenté sans une part d’indignité dans le regard.
Hammond Maxwell, maître jeune et las, semble parfois caresser l’idée d’une bonté quand il n'y aurait rien à sauver chez son père. Il parle avec douceur à ses esclaves, les soigne, leur donne du vin – mais toujours comme on panse un cheval de course. Car les Mandingos ne proviennent pas de n'importe quel endroit du monde. Ils seraient en ligne directe les descendants d'une peuplade africaine au sang pur ; autant dire du bétail. La relation d'Hammond avec Mede révèle ainsi une dynamique ambiguë de pouvoir, de domination et parfois d’admiration. Personnage tout en paradoxes, il maltraite autant ses autres esclaves qu'il peut sembler ressentir de l’affection pour eux. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt avait identifié ce paradoxe comme la capacité de la pensée politique moderne à « déshumaniser sans haine » : le mal ne procéderait pas nécessairement de la cruauté, mais de l'indifférence structurée par un système. Administratif, sans passion, il serait inséré dans des routines. L’horreur du système esclavagiste montré par Mandingo réside ainsi dans sa normalité. Il ne rugit pas ; il s’installe. Il n’y aura donc pas de répit dans ce monde, seulement des variations dans le claquement du fouet. La tendresse d'Hammond est donc encore un masque du pouvoir.
Mandingo ne cherche dès lors pas à racheter Hammond. Filmé dans sa complexité, il y a un refus de toute rédemption hollywoodienne chez Richard Fleischer, jusque dans sa volonté de dialoguer avec Autant en Emporte le Vent, pour le sortir de son paradis, de toutes ses strates mensongères et idéalisées. Mandingo, au plan formel, emprunte alors la grande forme américaine – le Technicolor, mais pour l'avilir, pour être travaillé par le noir, la pourriture, l'ocre. Tout y est montré comme en décrépitude, y compris les corps blancs, filmés comme des corps malades – du maître blanc au fils claudiquant, qui révèle un état de consanguinité non plus simplement latent mais avéré, pour des êtres avariés. Cette mise en scène permet à Richard Fleischer de déjouer le piège du « white savior » : aucun salut ne viendra de l’intérieur du système pour rédimer sa dette. La plantation est une machine froide, dont la mécanique avilit les sentiments corrompus par la hiérarchie raciale. L’amour y sera toujours impur, le sexe un outil de pouvoir, la famille bâtie sur le viol comme la possession.

Le Sud des États-Unis, dans le film, n’est donc pas un monde qui tourne fou, mais un monde bien plus terrible : logique, jusque dans sa décadence, jusque dans son écroulement, comme il raconte la chute d'une famille. La plantation, dans sa mécanique froide, se transmue en une usine à déshumaniser. Les enfants y naissent, chaînes au cou, dans le sang. Les mères y hurlent sans langue.
Le film accompagne au plus loin cette logique, là où nombre de cinéastes auraient refusé d’entrer : dans l’antre moite du désir colonial. L’esclave n’y est pas seulement chair à labour ou à combat. Chair à fantasme, Mandingo pose la question de la bestialisation de l’Autre. Lorsque Blanche, épouse blanche enfermée dans une cage dorée, convie Mede dans sa chambre comme on convoque le diable dans un rêve obscène, il n'y a ni amour, ni même viol. Se solde plutôt un pacte ordurier entre deux formes de damnation. Dans ce corps noir, Blanche ne cherche pas une évasion, mais une revanche sur son propre asservissement conjugal. Se révèle instamment le fantasme colonial du « corps noir viril », projeté par cette femme blanche, dominée comme complice du système. La sexualité devient le champ de bataille de la domination raciale, où les corps sont instrumentalisés, contaminés par le pouvoir.
Mandingo en devient foucaldien, expose une biopolitique de l’esclavage : la vie et la reproduction y sont régulées, mesurées, monnayées. Le pouvoir moderne ne tuerait donc plus directement, il administrerait la vie. Le maître ferait naître, s'accoupler, sélectionnerait. Ordonnateur de la vie, il devient éleveur. Dans Mandingo, l'esclave n’a pas seulement un corps, il est son corps. Toute intériorité lui est déniée. La radicalité du système transforme sa chair en capital.
À quoi bon regarder un tel film, dès lors ? Pourquoi aller si profond dans la fange, jusqu’à la nausée ? Des critiques ont crié majoritairement au scandale, à l’exploitation, au racolage, jusqu'à le taxer de racisme quand il est antiraciste au possible. Ne serait-ce pas plutôt le symptôme même du refus de voir ? Mandingo ne console pas. Il ne prend pas en réparation le monde. Il montre. Et dans cette frontalité brutale, se révèle quelque chose de l'ordre du sacré : le refus du mensonge. Richard Fleischer n'entend pas auréoler d'une majesté particulière un monde qui croupit dans sa pourriture. Il ne propose ni rédemption, ni héros moral. Seulement la vérité sale d’un monde bâti sur l'annulation de l’autre.
Dans ce monde, l’homme, loin d’être un animal raisonnable, devient un animal qui raisonne pour dominer. L'ordre y devient un délire de la raison. Encore fallait-il pouvoir le montrer. Mais le cinéma existe pour cette raison. Il advient quand les yeux ne peuvent plus voir. Il est fait pour regarder en face ce que l'on ne peut pas regarder avec les yeux comme la mort et le soleil (Georges Bataille). Quand il est impossible de voir, tout commence. Il faut alors inventer une parole pour montrer l'impossible. Filmer, c'est voir ce qui manque. C’est aller au-delà de ses forces. La philosophie, disait Adorno, est l’effort pour penser l’impensable après Auschwitz. Mandingo, dans une autre spatialité comme une autre temporalité, invite à penser l’impensé de l’esclavage, non pas comme une erreur du passé, mais comme une structure de pensée, un rapport au corps et à l’Autre qui perdure sous d’autres formes.
Dans Mandingo, il demeurera ainsi, toujours, quelque chose de plus fort que la violence qu’il montre : la blessure qu’il laisse. Non pas sur la peau, mais sur la conscience. La question n'est donc pas de savoir si l'on aime ou non Mandingo. Mandingo n'est pas aimable. Il se subit comme la foudre ; rappelle à l'ordre, sans détour, pour dire : voici ce que l’homme fait à l’homme lorsqu’il le nie dans son humanité. Ce rappel est la forme la plus haute d’un cinéma qui pense et sauve en même temps tout un monde, anéanti dans l'ensilencement.