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Lesia (Ghjuvanna Benedetti) dans la campagne corse dans Le Royaume de Julien Colonna
Rayon vert

« Le Royaume » de Julien Colonna : À la table des morts

Léo Le Breton
Le Royaume est un fantasme qui permet de survivre à une réalité brutale : celle des règlements de comptes entre mafieux corses. En pleine cavale, un père, chef de gang (Saveriu Santucci) et sa fille intrépide (Ghjuvanna Benedetti) apprennent à se connaître et cherchent à préserver leur relation chèrement conquise. Peu de choses à voir du côté de ce domaine rebattu de l’amour filial. Mais à la marge du film de Julien Colonna, sous le regard fasciné de l’adolescente, apparaît une Cour d’hommes secrets autrement plus intéressante. Au sein de cette assemblée qui respire la mort se trouve réellement le royaume du temps suspendu qui s’affranchit d’un temps cyclique des exécutions sommaires ainsi que des passages obligés d’une histoire convenue.
Léo Le Breton

« Le Royaume », un film de Julien Colonna (2024)

Le Royaume est scindé en deux pouvoirs : le spirituel et le temporel. Au cinéma, comme l’a déjà relevé Jean-Luc Godard, on lève les yeux. On cherche le spirituel. Sur le papier, la spiritualité du film serait principalement contenue dans la relation privilégiée père-fille, à distance du clan des mafieux corses, en pleine guerre des gangs. C’est d’ailleurs lorsque les deux personnages se retrouvent seuls, en plan serré dans un bar de camping, que le mot « royaume » est lâché pour la seule et unique fois. Sauf que sur la toile, l’incarnation se trouve davantage au centre des truands qu’à leur marge. Au premier tiers du film, avant qu’elle ne soit intégrée, Lesia comprend vite que c’est en leur sein que le sacré se trouve. Elle est emplie d’une passion pour le danger que les hommes de son père représentent, d’un désir d’élévation par la chair palpitante. Que vaut un vulgaire cadavre de poisson dans la cuisine quand s’offre à son regard une assemblée d’êtres sanguins qui sent le buffet froid dans le salon ? Lesia a quinze ans et ne souhaite pas seulement écailler. Elle veut éviscérer, plonger dans les entrailles encore fumantes de ces sangliers d’élite, à l’image de la séquence inaugurale du film se clôturant par un banquet convivial. La nuit où Pierre-Paul se décide enfin à inviter sa fille à la table des grands en cavale, il lui fait promettre d’emporter le secret de leurs complots et plans d’attaques dans la tombe. Il la condamne ainsi à un festin de mort.

Le parallèle établi entre gibiers et malfrats n’est pas neuf. La partie de chasse et les règlements de comptes criminels qui s’alternent semblent déjà vus. Tout comme Lesia qui baisse son fusil, lassée par un passe-temps ancestral où elle s’est déjà illustrée pour faire plaisir à son père, on est tenté d’aller voir ailleurs. De suivre son regard. Si Lesia est fascinée par ces tueurs peu loquaces, c’est qu’ils ont tout de même plus de valeur que des bêtes que l’on achève. Que font-ils donc dans le salon ? Ils communient devant le téléviseur. Ces séquences de rituel sont sans doute la meilleure trouvaille du Royaume. La vie des mafieux est rythmée par le temps des actualités locales qui les concernent. Sur le petit écran qu’ils contemplent sans rien dire, défilent les mêmes images de voitures criblées de balles, véritables cercueils à l’intérieur desquels se trouvaient leurs amis. Ces chevaliers de la Table ronde n’ont d’autre roi que ce poste. Tel l’oracle, il leur montre leur avenir. Tous sont voués au flux implacable des nouvelles tragiques portées par une voix journalistique neutre. Les chaînes d’informations changent les catastrophes en lieux communs. Les compagnons corses prennent acte du fait qu’ils appartiennent à un temps cyclique, celui des prédateurs et des proies, et cela prend la forme d’un recueillement qui les transforme en moines absorbés par leur méditation.

Lesia (Ghjuvanna Benedetti) tire au fusil avec son père dans Le Royaume de Julien Colonna
© Chi-Fou-Mi Productions

Ces épiphanies ne tiennent hélas pas la place centrale du film. Julien Colonna, qui réalise ici son premier long-métrage, perçoit la grâce de tels moments collectifs mais a une histoire à raconter. Le Royaume est assiégé par elle. Elle n’est pourtant pas si mal écrite et pose en tout cas une bonne question : dans cette spirale de la violence qui reproduit des destins identiques sous un soleil de plomb (ce royaume triomphant), comment s’octroyer des instants pour soi (ce royaume espéré) ? Le scénario a déjà trouvé la réponse, empêchant la mise en scène de chercher la sienne. La relation père-fille, censée être une bulle salutaire dans une caste de mâles vengeurs, peine à exister dans un temps suspendu. Elle est au contraire prise en charge par le pouvoir temporel, temps profane qui est celui de l’ordre narratif. Les deux séquences de pêche qui se répondent en témoignent. Dans un premier temps, au début du film, alors que Pierre-Paul, rouspéteur, somme Lesia de remonter son plomb de la ligne sur le bateau, elle évoque une pratique peu orthodoxe qu’elle aurait aperçue sur la plage. Un quidam n’aurait eu qu’à se baisser, muni d’une bassine remplie de farine pour faire venir les poissons. Le père ne croit pas à ses sornettes, pense que sa fille a été bernée par une illusion. Dans un second temps, vers la fin du film et juste avant la mort attendue du chef qu’est le géniteur, les deux personnages se retrouvent tous les deux dans une rivière. Lesia a pensé à prendre sa bassine pour démontrer la véracité de ses propos. Résultat : les gros poissons se sont rués et la pêche a fonctionné.

La métaphore de deux modes de vie qui s’opposent – l’un funeste et laborieux, l’autre oisif et profitable – est appuyée. La complicité paraît forcée par une logique narrative convenue : le père voulait enseigner des choses à sa fille et c’est finalement sa fille qui lui apprend à vivre. Échange de bons procédés. Plus embarrassante encore est la scène du bar au camping. Pierre-Paul et Lesia, grimés pour ne pas se faire repérer, s’assoient tous les deux, commandent pizzas et frites en grande quantité, et c’est là que, miraculeusement, la langue du père, plutôt taciturne et direct, se délie et s’attarde. La tirade est si lumineuse qu’elle éclaire toute la relation : l’enfance idyllique au Venezuela dans une maison remplie d’animaux exotiques, la mère qui n’est plus là, la « colère des dieux » qui a inspiré Pierre-Paul dans sa jeunesse quand son propre père a été exécuté, la fidélité à ses amis qui l’empêche de partir de la Corse pour profiter d’une existence plus pacifiée avec sa fille, « le plus beau des accidents »… Le temps interrompt son cours de façon artificielle, par des paroles trop bien écrites auxquelles on ne croit guère. Quand tout a enfin été dit, une danse est entamée et les pizzas n’arrivent jamais.

On aurait aimé que Le Royaume ne quitte pas le regard décentré de Lesia, avide d’appartenir au monde confidentiel des truands tout en restant à la périphérie brûlante de leur cercle. Or, dès qu’elle rentre dans les ordres, la fille n’a d’yeux que pour son père et le récit roule sur des rails. Notons toutefois que la fin ressemble à un bel incident. Après avoir repris les rênes de la vengeance en ayant tué de sang froid l’assassin cagoulé de son père, Lesia se met à table chez une proche de la famille. La télévision est en bout de table et son meurtre est relaté par les informations. Subitement, la coupable s’empare de la télécommande et change de chaîne. Ainsi que de destin. Apparaissent désormais sur le petit écran les sempiternelles images de la rentrée scolaire à laquelle elle doit se préparer. Dans le jargon journalistique, on appelle ces reportages qui reviennent chaque année « des marronniers ». Un temps cyclique en remplace un autre. La jeune fille au visage défait s’aperçoit que, n’étant plus la reine de son père, elle est avalée par un monde sans issue. Promue chevalier au royaume des morts.