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Lydia (Hafsia Herzi) et son bébé dans Le Ravissement
Rayon vert

« Le Ravissement » d'Iris Kaltenbäck : La vie dérobée

David Fonseca
La folie est « le plus vif de nos dangers, dit Foucault, et notre vérité peut-être la plus proche ». Iris Kaltenbäck, dans Le Ravissement, premier film incroyable d'intelligence cinématographique, en réalise le traitement sensible, raconte l'histoire d'un amour fou, dans un traité du désespoir qui apprendrait à vivre.
David Fonseca

« Le Ravissement », un film d'Iris Kaltenbäck (2023)

Georges Bataille a écrit, dans L'expérience intérieure, « Que ta déchirure n’empêche pas ta réflexion d’avoir lieu ». Lydia, ce si beau personnage joué par Hafsia Herzi dans Le Ravissement d'Iris Kaltenbäck, nous ouvre à cet impossible en délivrant une philosophie de vie. Mais comment surmonter l'impossible ? Que conserver en mémoire du personnage de Lydia, qui ressemble tellement au refus, à l’absence ? Comment se maintenir devant cette espèce de silence, et presque de rien ? En trouvant son langage singulier qui traduise avec une force souveraine la persistance d’une possibilité dans l’impossible, trouver les signes d’une fidélité changeante, c’est-à-dire, malgré tout, continuer à parler contre le vide, son vide, ne pas se taire, quand bien même il faudrait constater qu’il n’est pas de réponse qui puisse abolir la question.

Le Ravissement est le récit d'un fait divers exhaussé à sa portée existentialiste. L'histoire de l'enlèvement d'un bébé, ravi à sa mère, autant que la ravisseuse est ravie à elle-même, emportée, non pas tant en son sens religieux, comme Saint Paul s'envoyait en l'air dans les Épîtres, mais ravie comme Lydia est élevée paradoxalement au rang de personne une fois son forfait accompli. Voilà la gageure du film, qui en fait la puissance : nous montrer comment par la commission de son crime, contre tout jugement hâtif, malgré tout, et quoiqu'il en coûte, la déchéance de Lydia devient sa chance, son obstacle-tremplin. Et pour nous initier au mystère du secret de Lydia comme à celui de l'amour, Iris Kaltenbäck ne pouvait pas faire autrement que choisir Hafsia Herzi, dont Le Ravissement est une manière d'autoportrait : Lydia est Hafsia ; Hafsia est Lydia. Liées dans un rapport d'engendrement, en un autoportrait singulier qui consiste à rendre leurs traits tout à la fois présents et évanescents, dans un discours filmique sur l'inachèvement de toute naissance, une mémoire de rien puisque toujours en quête de l'univocité d'un personnage impossible à saisir autant qu'il est interchangeable avec l'actrice qui l'incarne. Hafsia/Lydia : cinq lettres pour chacun de leurs prénoms, ravis l'un à l'autre, substituables, ou comment, par la grâce de son jeu, la comédienne sait donner vie à l'impalpable du secret de Lydia comme Lydia fait miroir à la comédienne. Comme Lydia, Hafsia Herzi est indéchiffrable, emportant sans cesse avec elle le chiffre de son code, autant qu'elle porte l'énigme du film. Un autoportrait d'Hafsia Herzi qui, finalement, ne sera jamais terminé et ne dessine, au fond, aucun visage sinon l’un de ses nombreux masques.

Autrui en son secret

Il y a du secret en Hafsia Herzi, par quoi il faut commencer, sinon le film ne saurait garder sa promesse de le tenir. Mais ce secret ne peut jamais répondre de lui-même, en son nom, ce que ne cesse jamais de filmer Iris Kaltenbäck, montrant Lydia en son secret. Il est si étranger à la parole que, même négativement, nul ne peut le définir dans le film (les psychiatres et les psychologues ne porteront pas ainsi le même diagnostic sur sa personne). Dire qu'il est ce qui ne répond pas d'elle serait déjà abusif, puisqu'il n'est pas, et que même ce qui arrive obliquement dans le film (le silence, le mensonge, la tromperie, le simulacre, etc.) n'en dit rien. S'il en reste quelque chose, Le Ravissement ne peut pas en témoigner, ou il ne peut en témoigner, performativement, que par l'expérience de sa trace, de son tracement : le mouvement d'une trace qui ne laisse aucune trace, par où passe le jeu de la comédienne. Son secret est hors d'atteinte, intransmissible, inenseignable, incommunicable.

Quel est donc ce secret ? Lydia a hérité d'une trajectoire, sans famille (sa mère, morte en couche) ni postérité (trahie par son amant dès l'amorce du film, quittée par Milos après leur première nuit). Or, hériter, c'est reconnaître que le secret d'où elle vient est une réserve qu'elle ne pourra jamais entièrement déchiffrer ni interpréter elle-même. Héritière sans nom, en conquête de son nom, Lydia est fidèle à un secret qu'elle n'a pas choisi. Elle est gardée par ce secret, avant même que celui-ci ne la garde. Un peu comme si elle promettait de ne pas y mettre fin, de le préserver pour l'avenir. En disant « Oui » à tout ce qui advient dans sa vie, elle scelle, par un acte de langage silencieux, une alliance qui garde la mémoire de ce lieu qu'elle renonce à maîtriser ou limiter. Elle prend acte que dans l'héritage qu'elle accepte, il y a plus d'un esprit, plus d'un spectre, plus d'une réserve, plus d'un secret, et donc aussi plus d'une responsabilité à tenir. Il lui est alors impossible de prévoir à l'avance jusqu'où cet engagement la conduira.

Son secret est incorporé en elle comme corps étranger, mort mais intact, condamné au silence mais qui la meut, au fond d'une bouche muette. Enfermé dans une crypte, son secret se fait caveau, tombeau, monument. Certains psychanalystes interprètent cette garde pathologique comme maladie du deuil. En souffrirait-elle ? On dira plutôt, comme Chez Derrida, que ce secret se dit : « Je suis mort », comme Lydia semble tout cœur dehors, corps vidé de son sang qu'elle porte rouge sur ses vêtements. Son secret occupe la place d'un nom propre lui échappant qui s'ajoute à son prénom comme à son nom patronymique, dont on ne saura jamais rien. Il y a plus d'un nom ou d'un pré-nom d'avant le nom, tous tenus secrets, au bord du système de la langue de Lydia.

Nul ne connaîtra donc le lieu où son secret est scellé. Il demeurera énigmatique, indéchiffrable, inviolable. Il pourra arriver que les parois de la crypte où il est enfermé se fissurent, qu'il en sorte quelque chose. Dans Le Ravissement, le secret de Lydia tente une sortie, mais ce n'est qu'un élément dérivé. Son secret lui-même reste hétérogène, inaccessible au savoir comme à l'autorité. Nul ne pourra en juger.

Hafsia Herzi est ce secret même. Tout chez elle fait secret dans le film : son regard, appuyé mais fuyant, un animal traqué ; la tessiture de sa voix, à une corde près d'être cassée, sans cesse au risque de l'effacement, comme si les phrases la contraignaient, trop lourdes à supporter sur la langue, une élocution comme manière d'excuse d'être au monde, qui dit le mystère et le non-vivre ; la voix qui effleure les mots, parce qu'il faut poser doucement les pieds sur cette terre ; sa chevelure, tantôt détachée, en une profession de foi de femme libre, dansant, paumes en avant, espérant l'amour, tantôt attachée, femme réservée, en réserve d'amour, chevelure resserrée à l'instant d'accoucher les femmes, qui tient ses désirs ; chevelure noire et épaisse, qui lui font un manteau naturel autant qu'elle porte ce manteau rouge laineux, bouclé, pour mieux dissimuler sa douleur d'être comme son secret. Ce rouge, cette couleur permanente où elle s'encerceuille, qui la révèle autant qu'il la protège, son secret, dont elle se défera en fin de film, quand le rouge aura été nettoyé de sa gangue, ses mensonges et silences.

Hafsia Herzi et Alexis Manenti dans un bar dans Le Ravissement
© Mact Productions - Marianne Productions - JPG Films - BNP Paribas Pictures

C'est que Lydia est un être morcelé : menacé d'extension, de disparition ou d'invagination. On ne sait trop bien. Le Ravissement repose alors sur une mécanique contradictoire de révélation (il s'agit d'un fait divers) et de dissimulation (nul ne comprendra jamais tout à fait le geste de Lydia) ; d'un secret (de type existentialiste, qui définit la condition de l'être) et d'un aveu (les faits donneront lieu à un procès autant que Lydia avouera son geste) ; d'une déclaration d'amour comme d'une réserve de sentiments permanente ; d'une monstration impossible et d'une dissimulation essentielle ; d'une mise à nu comme d'une duplicité, celui du secret d'un être, du secret d'être qui transmue ce film à vocation « réaliste » en un récit fantastique autant que Le Ravissement est un film sur un événement hors du commun aplati par des existences banales (un chauffeur de bus, une sage-femme). Une mécanique des contraires pour dire que tout ce qui n'est pas pétri de contradictions dans la vie est destiné à mourir dans un film où la mélancolie de Lydia constituerait la part non-négociable de son secret.

Le bonheur d'être désespéré

Le Ravissement s'ouvre comme la possibilité d’évoquer la mélancolie comme une épreuve affective universelle, qu’intensifie l’expression du jeu d'Hafsia Herzi plutôt qu’elle ne la réduit, et qui est sans doute inhérente à toute existence qu’une senteur ou une musique suspend au bord d’elle-même et laisse recueillie, au-delà de la joie et du tourment, dans sa propre énigme, qui est aussi bien celle du fait même d’exister.

La mélancolie de Lydia est pourtant frappée d’ambiguïté. C’est au commencement même et dans son principe que sa signification s’élargit, accueille des tendances en apparence inverses, comme pour devenir aussi vaste et complexe que l’existence elle-même. Et c’est réduite à un sentiment intense et vague, que paradoxalement Le Ravissement épure, affine, précise sans jamais en rabattre tout à fait la voilure. Une mélancolie éternellement actuelle, l’affect d’une confrontation avec l’existence. Mélancolie prête à basculer dans une mauvaise incandescence en se capturant pour ainsi dire elle-même, si la confrontation était menée jusqu’à l’absolu brisement.

La mélancolie de Lydia n'est donc pas la simple tristesse. Elle est ce que formule indiciblement le visage d'Hafsia Herzi, en Lydia, un rayonnement fossile, une noirceur ensoleillée, sa chevelure noire fracassant le plan stellaire de la couleur crayeuse de son visage. Une plénitude équivoque, plénitude du soleil noir, où la lumière, la beauté, en un mot l’image, ont une part essentielle, car le soleil noir est encore un soleil, la plénitude du rêve et de la lucidité réunis. Lydia, ou le possible théâtre d’une fissure inavouée ou insue, un secret en partage à l'écran, auquel l'écran, par l'effet du cadrage, du choix de mise en scène, rend justice. Fait de subtils allers et retours de caméra, serpentant dans le plan, pour dire l'insaisissabilité : ainsi, cette scène dans la chambre d'hôpital où se trouve Salomé, que rejoint son amie Lydia qui lui ravira son bébé, rendue par un mouvement de caméra oscillant entre ouverture et retrait, montre comme s'effacerait à l'instant un visage offert, dessiné sur le sable, pris par sa vague, le vague à l'âme de Lydia.

Sans doute est-ce précisément pourquoi Iris Kaltenbäck refuse le sensationnel du procès que Cédric Kahn, malgré la prétendue sécheresse de son Procès Goldman, tout comme Justine Triet dans son film d'audience, ont choisi de montrer dans son expression la plus théâtrale. C'est que la vie de Lydia, en soi, est un théâtre, au sens le plus fort du terme, qui consiste à mettre en scène son existence, pour apprendre à vivre comme le comédien apprendrait son texte.

Procès du procès

Saint Omer avait été le film de procès l'an passé, voire le film de l'année simplement, en montrant combien l'acte d'accusation de la mère infanticide devenait par l'entremise de son procès un acte de réparation comme de sa restructuration, non pas son acte de décès, mais de naissance civile au monde. Le Ravissement sera la véritable chute de l'anatomie d'un sentiment, son procès en une drôle de mise en accusation, sans jugement ni délibéré, retranché de son décorum, la salle d'audience enfuie, les témoins à la barre sans manœuvre possible, car on ne témoigne pas d'un sentiment par la parole : les mots sont toujours de trop. Iris Kaltenbäck opte pour un autre choix. Elle le filme. Dans un film de procès aprocessuel dont aurait été simplement conservées les minutes du seul témoignage de Milos, dictées par sa voix off.

Le Ravissement, par son hors-champ, dit bien plus que L'Anatomie d'une chute en quoi consiste un procès. Rendre justice, c'est juger des blancs, occuper les troupes du vide. Il y aura toujours un indécidable : qui est vraiment Lydia ? Nul ne le saura, au fond. Elle est autant expressive d'un sentiment qu'elle est inexpressive, dans la retenue de sa puissance de feu. Elle serait manipulatrice selon les psychologues, souffrant plutôt d'une pathologie mentale indéfinie pour les psychiatres. Elle est autant la confiance incarnée (celle à qui son amie Salomé confie à ses bons soins son bébé) que la traîtresse. Au fond, Adèle H. de François Truffaut le disait déjà : dans chaque raison s'attarde une folie : folie que l'amour ; folie que de construire un couple, que de l'habiter par un enfant ; folie que l'amitié portée à son faîte par Lydia, qui n'a pas oublié que les amis sont des anges silencieux (Hugo).

Dans tout procès demeure une part d'inavouable. Quand Justine Triet a choisi de le filmer depuis sa part avouable, en quoi réside encore une croyance dans une certaine forme de vérité dite judiciaire, qui ne sera jamais, certes, une victoire, toujours une défaite, Iris Kaltenbäck referme l'angle de son œilleton sur le seul territoire incolonisable par la parole, celui de l'inavouable. Car il n'est de secret qu'inavouable. L'avouable seul peut être avoué ; l'inavouable reste clandestin, irréductiblement, irrémédiablement encrypté, qui repose la question de la limite entre ce qui est secret, et ce qui ne l'est pas. Dans les langues latines, le secret, c'est la séparation (secernere). Or, tant que le secret reste séparé, impartageable, il y a de l'autre, il y a de la distance, de l'espace pour qu'il advienne. Tant que le secret reste intact, un espacement est préservé, respecté, condition de l'amour. Mais si le secret était avoué, alors plus rien n'arrêterait le déchaînement du pouvoir, de l'appropriation ou de la violence.

Cette distance maintenue, l'amour peut alors advenir entre Lydia et Milos, que filme superbement Iris Kaltenbäck en fin de film, dans une scène de retrouvailles à distance, une distance retrouvée, condition de l'amour. Une distance dans le temps et l'espace, tout d'abord, tandis que Lydia est incarcérée, puis, à sa libération, en un resserrement du temps, quand ne demeure plus que l'abîme de l'espace, survient une scène d'une émotion contenue incroyable : après un temps, caméra fixée sur Lydia, Milos apparaît à l'écran, en profondeur de champ, à distance, venue attendre finalement sa Perséphone sortie tout droit de ses enfers, sa prison, qu'elle n'aperçoit qu'après un instant, en une autre distance, de l'autre côté d'une route ; distance à laquelle s'ajoute par surcroît celle d'une allée bordée d'arbres séparés à l'exacte mesure des uns et des autres, puis, hors cadre, Milos surgissant dans le plan, derrière Lydia, à mi-distance, qui continue de marcher sans tourner la tête, Milos la rejoignant, sans mot dire ni effusion ni toucher, cheminant à ses côtés, regard tourné dans la même direction, à l'avant toute de leur vie, droit dans les souvenirs qu'ils se feront. Une conception de l'amour sur laquelle il faudra encore s'attarder, qui refuse l'exclusivité de l'appropriation, une forme de retrait, geste d'effacement afin de laisser suffisamment d'espace disponible pour laisser l'autre apparaître en sa vérité, la grâce contre la pesanteur dirait Simone Weil.

De la même manière, en ne filmant pas des images du procès, Iris Kaltenbäck montre autant qu'elle protège son actrice comme son personnage dans et par sa monstration même, qui devient sa cache. Mettre en procès Lydia, c'eût été au contraire se réfugier à l’écart du vague et non le dissiper réellement. C'eût été tout prêt à confier le secret de Lydia à la sûreté des expertises, pour échapper au sentiment commun, celui du fait divers, à défaut d’en mettre le sens en lumière. C'eût été la soumettre à la question, mots qui auraient craqué, écarté les chairs de Lydia, fixé ses rides essentielles, sillonné le corps de son exigence, pour l'enchrister perpétuellement à son geste. C’eût été finalement une défaite, pour ne pas déceler tout l’intérêt qu’est susceptible de présenter ce secret, vague à l'âme existentiel. Le Ravissement se refuse à cette musique cruelle, musique qui dit oui, musique de tous ceux qui aiment tant applaudir.

Philosophie du comme si

Comment comprendre Lydia, située entre méprise et déprise, elle dont chacun pense qu'elle met au monde des enfants quand son métier est d'accompagner les femmes après la naissance, répond-elle. Dans cette confession, gît la méprise, de sorte que son geste fou serait peut-être, finalement, le plus raisonnable possible, sinon le moins inconséquent. Lydia ravit l'enfant à sa mère, à son amie, parce que Salomé ne l'est pas encore tout à fait, qui s'ignore encore en tant que mère, dont le ravissement la révélera, paradoxalement, à elle-même. Enfant encore trop encombrant pour Salomé, à sa naissance, qui permet de déjouer les clichés : on ne naît pas mère autant que père. On le devient. On naît à soi-même, comme on naît de ses enfants. Lydia n'en a jamais fini de l'accouchement. Ce sont des parents qu'elle met au monde. Une fois l'enfant sorti du ventre de sa mère, l'accouchement n'est pas terminé, le fut-il un jour. Son véritable travail commence alors. Ce qu'elle ne cesse jamais de confier, invariablement, à qui voudrait la confondre dans une fonction qui n'est pas la sienne. Mais qui pouvait l'entendre en sa loyauté ? Personne ne peut comprendre son geste a priori aberrant, qui dans son principe révèle pourtant une vérité implacable : les mères comme les pères naissent aussi de leurs enfants.

Les signes de cette ignorance sont nombreux chez Salomé : elle ignore d'abord comment prénommer son enfant, dont le prénom lui sera suggéré par Lydia – Esmée, celle qui est aimée ; de même, lors de la première photographie prise en couple avec son bébé par Lydia à l'hôpital, Salomé mime avec le doigt armé pointé sur sa tempe en quoi consiste le projet suicidaire que de mettre au monde un enfant. Aussi, Lydia, parce qu'elle n'ignore pas ce que c'est que de vivre en amitié, soit de se comporter en « entente de toutes choses [...] humaines, accompagnées de bienveillance et charité » disait Cicéron, décide d'accoucher Salomé en tant que mère. Elle l'accompagnera jusque dans sa re-naissance autant qu'elle se ravit dans le même geste, se donne à soi la chance de naître enfin, au point de se faire passer pour ce qu’elle n’est pas (une mère), en se mettant à la place de l’autre (la maman). Une manière de faire « comme si », en ce sens particulier qu'il lui faut se fictionner pour exister comme donner la vie aux autres, à tous ceux qu'elle côtoie : à Esmée, il va de soi, qu'elle met au monde, à Salomé, à qui elle apprend paradoxalement ce que signifie l'attachement, mais aussi comme elle met en branle et sur pieds Milos, être éteint, dans un présent perpétuel, par refus du passé (d'origine serbe, la commotion de la guerre), comme de l'avenir, ne s'étant jamais imaginé père. Par le comme si[i], par sa duperie, son jeu, paradoxalement Lydia amène à la vérité tous ceux qu'elles côtoient. En grande comédienne, elle inquiète la vie.

Hafsia Herziet Nina Meurisse dans Le Ravissement
© Mact Productions - Marianne Productions - JPG Films - BNP Paribas Pictures

Ainsi, à l'instant où elle apprend avoir été trompée, dès l'entame du Ravissement, Lydia hésite entre deux postures. Dans un premier temps, elle paraît accuser le coup tout en le minimisant. Elle répond à son petit ami que peu lui importe qu'il ait passé une nuit avec une autre femme. Puis, se ravise, lui demande de débarrasser les lieux. D'une certaine manière, Lydia est prise d'une syncope, qui évoque le ravissement d'une autre manière encore dans le film, au sens du transport. Il se produit une suspension du temps et une absence de Lydia. Une éclipse cérébrale. Une sorte de mort apparente. Un instant en moins mais qui l'ouvre sur une vie autre.

Cette syncope, expression de son choix, cette sorte de faux pas du cerveau, devient le ressort du secret de la vie/de sa vie. Cet état syncopal tend à montrer que le geste fou de Lydia n'est jamais inconscient. Au contraire, il se construit consciemment, non pas à la faveur d'un plan prédéfini, mais de circonstances favorables entre lesquelles Lydia doit trancher en permanence jusqu'à la conduire au rapt final. Entre plusieurs choix possibles, trois scenarii de vie, Lydia, marteau de justice, tranche. À la triple trahison par laquelle débute son film - celle de son petit ami qui la quitte, de sa meilleure amie lui apprenant qu'elle est sans doute enceinte, de Milos qui ne reconduit pas la nuit passée avec elle, Lydia choisit en permanence entre deux voies. Et pour ce faire, joue la comédie. Ainsi, lors d'une scène sidérante, à Salomé l'amie qui lui confie le soin de lui dire si elle est enceinte, après qu'elle lui ait confié son test de grossesse, Lydia met en place un possible scénario. Elle fait comme si son amie n'était pas enceinte, lui faisant croire à un test négatif. D'aucuns pourraient penser que Lydia vit alors une relation d'amitié exclusive, comme elle serait une amoureuse apparemment de type démonstrative/possessive. Ce premier niveau de lecture est sans doute possible. Mais ce serait manquer combien la scène est autrement plus fine, ce que révèle en creux Lydia à son amie qui la tance, lui disant combien c'est folie que d'avoir joué ainsi avec elle. Lydia lui répond alors que sa réaction, au moins, révèle combien elle désirait cet enfant, sans quoi l'eut-elle tout à fait ignoré. Au fond, Lydia est le personnage vérité de tous les autres, qu'elle met à l'épreuve, non pas dans un envoûtement mais un enroutement, une façon de les mettre en chemin. Elle est leur personnage test. Les dérobe à eux-mêmes en les renseignant sur leur état d'esprit, de la même manière qu'en faisant comme si, elle se construit à la dérobée.

Ce bébé est-il le sien, ou non ? Lydia choisit aussi bien de faire comme si : et plus elle fera comme si, plus sa vie aura de consistance. Lydia apprend à vivre par le jeu. Fait les gammes de sa vie. Ainsi, avant le rapt final et sa révélation, on la voit apprendre son texte. Comme face à un miroir, elle regarde droit dans les yeux le spectateur, confesse à Milos absent de la scène son geste. Lydia apprend à être au monde, parmi nous. À devenir l'amie indéfectible, l'amante, la mère, au prix d'un comme si. Elle accouche d'elle-même. À l'envers, de sorte que tout le film soit construit de façon rétrograde. Le Ravissement débute en effet par sa fin. Et se termine comme débutent toutes les comédies romantiques : par une histoire d'amour, avant qu'elles tournent mal, avant d'éventuelles retrouvailles. Comme le dira Milos à Lydia, leur histoire est faite d'un retard, un bus où s'est endormie Lydia un soir, que conduisait Milos jusqu'au terminus de leur vie, ce terminus par quoi s'ouvre le film, dont la fermeture fait l'ouverture. Ce retard devient constitutif de leur histoire. Débutée à rebours, sans s'aimer tout à fait, avec en sus un bébé sur les bras sans jamais l'avoir procréé, il leur faudra jouer au couple, faire comme si, Milos demandant d'abord un test de paternité à Lydia pour se poser plus tard la question de savoir s'il a été le complice malgré lui de ce ravissement, Lydia lui ayant fait croire qu'il était le père de l'enfant à partir d'un faux test attestant de sa filiation. En somme, faire comme s'ils étaient un homme et une femme dans leur propre film, comme les animaux apprennent par le jeu à survivre en milieu hostile. Le Ravissement est ainsi, autant, un film sur les potentialités de la fiction, une véritable philosophie de vie.

Le Ravissement devient dès lors une expérience troublante, fulgurante, qui abolit les identités établies, mêle les contraires, favorise l’abandon au vécu, et paraît ainsi mettre en échec la parole et la pensée. Iris Kaltenbäck s’efforce d’en rétablir la richesse, dont la complexité débouche sur une indécidabilité, à juger, à conclure, mais non pas à agir.

Lydia se constitue en effet dans cette confrontation avec ses propres ravissements, lutte avec cette part d’ombre comme elle se définit dans cette lutte. Le Ravissement déploie sa tension rationnelle pour interroger ses folies. Film de procès sans procès, donc, il avoue l’ignorance et défend la fragile vivacité d’un savoir toujours susceptible d’être remis en question. S’y dessine une série de figures évocatrices du ravissement à travers la seule présence énigmatique de Lydia : la possession poétique et l’aimantation, le daïmôn du ravissement de l'enfant, le transport amoureux, l’enthousiasme refoulé, qui permet de révéler, par-delà leurs différences, des éléments communs : une contraction temporelle et causale entre chacun des événements qui se produisent dans le film, une tension notionnelle entre l’identité et l’altérité, l’activité et la passivité, la continuité et la discontinuité, la possession et la dépossession, la singularité et la filiation.

Le ravissement de Lydia, sous toutes ses formes, apparaît alors comme une puissance de conversion : être au service d’une inspiration exige d'expirer en se dépouillant de soi. Réciproquement, en expirant, Lydia inspire ceux qui recueillent son souffle, de sorte que le spectateur finisse par se laisser ravir par Lydia. Le film nous dit alors des choses essentielles sur l'amour.

L'amour rendu aux vivants

Loin de la vision « angélique » que l’on en a trop souvent, et qui pourrait à bon droit faire craindre d’y perdre l’amour lui-même, Iris Kaltenbäck nous en restitue dans toute sa richesse la « conception » de Lydia et Milos, du moins leur manière d'amoureux. Il ne s'agira pas d'un amour bestial, possessif, clos sur lui-même. Il ne s’agira pas pour autant d’une vision éthérée, pacifiée, raisonnable, puisqu’il y est au contraire question d’une tension mimétique et constructive qui arrache les deux amants à leur singularité égoïste pour les conduire vers un autre qu'eux-mêmes, ce tiers qui les anime, qui fait couple, qui fait enfant d'eux-mêmes, qui produit un arrachement à soi dans la découverte d’une germination intérieure. Le Ravissement devient le récit de la dépossession de la maîtrise dans l’inéluctabilité de cette croissance, de l’incertitude sur l’origine de ce qui advient. Ainsi, c'est parce qu'il parvient à se garder de la possessivité, de la confrontation, de la domination et de la fusion, que l’amour de Lydia et de Milos peut être transport commun vers leur divin personnel, qui est aussi accès à leur vérité en tant qu'être, une dénonciation de l’amour illusion et aliénation, et la reconnaissance d’un amour possiblement émancipateur.

Or, tout l'intérêt du film est de montrer que cette positivité de l’amour ne peut se manifester qu’à un certain prix, celui du risque encouru d’une « folie nécessaire », un amour fou comme puissance événementielle hors la loi : celui d’une dessaisie de l’être, c’est-à-dire du sujet narcissique et de sa désorganisation au regard de l’objet, d’une déperdition de soi, d’une perdition peut-être... mais à telle enseigne alors que cet abandon des forces de conservation devienne un mouvement nécessaire à la vie, c'est-à-dire d’une vie, et le ferment de son histoire. La relance de ce processus vital à travers cette expérience bouleversante du ravissement d'un bébé passe alors par l’ouverture des possibilités qui se créent par la mise en chaîne des événements qui délivre la psyché de sa dépendance exclusive à la seule décharge des actes et choix que fait Lydia. Au fond, dans les chaînes de l'amour, celles qui unissent Lydia à Milos et inversement, il y a à la fois aliénation et possibilité de relance.

Ce processus, pour la sage-femme qu'est Lydia, est loin du modèle socratique de la maïeutique. Socrate, dont la mère était elle-même sage-femme, affirme en effet pratiquer une maïeutique pour amener ses interlocuteurs vers la vérité, et se considère ainsi comme une sorte de sage-femme qui accoucherait non pas les corps mais les âmes. Sa démarche repose alors sur l'idée que chacun porterait en lui le savoir, sans en avoir conscience. Son questionnement viserait à se faire ressouvenir, par le biais de la réminiscence. Cette conception de la maïeutique, bien éloignée de la pratique de Lydia, est entièrement fondée sur la thèse de l’immortalité de l’âme. Or, en raison de son immortalité même, l'âme détiendrait déjà tous les savoirs, qu'il s'agirait simplement de réactualiser. Le Ravissement est à rebours de cette théorie. Lydia ne sait rien avant d'agir. Elle n'a pas davantage d'histoire : elle n'a pas de famille, sans doute, dit-elle, mais son histoire est interrompue dès l'amorce du film : trompée, elle finit par quitter son petit ami, après une valse hésitation qui, d'emblée, renseigne sur ce que signifie le ravissement, installant pour le reste de l'histoire une mécanique décisionnaire propre à Lydia, qui font sa philosophie de vie.

Le Ravissement est en effet un film de sage-femme, qui accouche les autres autant qu'elle est au risque de l'introversion. L'histoire d'une femme qui se ravirait à elle-même, par amour, d'une sage-femme, sage parce que doucement philosophe, ignorante de sa philosophie, qui la met en acte, qui s'accouche pour devenir ce qu'elle devient, comme l'écrit Kierkegaard, tourne à son avantage sa mise en déroute, sa fausse couche. Car Lydia est un personnage hautement existentialiste, qui est sommée de choisir : vivre ou périr, qui place Le Ravissement sous le patronage d'une philosophie du choix : celle du « ou bien...ou bien... ». L'évidence aurait été de creuser le sillon de l'ouvrage de Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, qui a tant influencé la réalisatrice[ii], qui rappelle cette année, après Saint Omer, que la romancière qui ne le fut pas simplement, mais aussi cinéaste, continue d'infuser des longs-métrages essentiels. C'est pourtant sur le terrain de Kierkegaard qu'il faudrait voir encore Le Ravissement, comme antidote au non-vivre, afin de donner une chance à la mélancolie hafsienne d'être autrement logée que définitivement recluse dans son manteau rouge.

Philosophie du désespoir, philosophie de la vie

Lydia est l'incarnation à l'écran d'une philosophie singulière, celle du « ou bien...ou bien.. », de Kierkegaard. Le Ravissement repose tout entier sur une logique des possibles : quittera-t-elle ou non son petit ami ? Faut-il avouer à Salomé qu'elle est enceinte ou non ? Faut-il signifier à ces personnes croisées dans l'ascenseur de l'hôpital où elle travaille qui la félicite d'avoir mis au monde ce bébé qu'il n'est pas le sien ? Faut-il le dire autant à Milos qu'elle rencontre alors inopportunément dans ce même ascenseur tandis qu'il n'avait pas souhaité donné suite à leur aventure d'un soir ? Faut-il dire la vérité ou non aux parents de Milos ? Ou, plus finement, faut-il patienter pour la dire, attendre le moment opportun, nul n'étant capable de l'accueillir véritablement ? À chacun des moments-clés du film, Lydia est prise dans cette logique du « ou bien… ou bien... ».

Le sens de cette expression est délivré par l’intermédiaire de l’un des personnages du livre de Kierkegaard, le juge Wilhelm. « Ou bien...ou bien... » condense et résume la structure du choix lui-même. Pour Lydia, choisir, c’est en définitive considérer les deux branches d’une alternative, opter pour l’une de celle-ci, qui aura des conséquences incalculables sur le cours de sa vie. Faire ce choix, c'est choisir la direction qu'elle va suivre, choisir sa vie même, ce qu'elle sera. Or, il n’y a pas de choix, il n’y a pas de « ou bien – ou bien », si l’une des branches de l’alternative s’impose d’elle-même. Ce qui constitue le choix en tant que tel, assure son caractère tragique. Il n’y a jamais d’évidence. Lydia doit choisir sans savoir, comme si elle sautait d’un précipice, écrit Kierkegaard. Cette question du choix, essentielle, permet alors de distinguer une conception esthétique d'une conception éthique de l'existence.

Être « esthéticien », avoir une conception « esthétique » de la vie chez Kierkegaard, serait suivre son plaisir, refuser de s’engager dans un projet, d’assumer des responsabilités. Ce nihilisme se masquerait alors et se dissimulerait à lui-même, et aux autres sous le masque du rire. Lydia est aux antipodes de l'esthète. Par ses choix, elle construit peu à peu son identité. Son Moi se constitue, se dessine comme il se précise. Ses choix sont décisifs pour le contenu de sa personnalité ; par ses choix, elle s’enfonce dans ce qui a été choisi, car si elle ne choisissait pas, elle dépérirait. Il faut alors prendre acte de l'importance de ce qui se joue sur le plan existentiel dans Le Ravissement. Depuis Aristote, le choix est pensé sous l’angle de la délibération. Elle serait cet acte par lequel l’esprit considère tour à tour les éventualités possibles, calcule les conséquences, préparant par cette opération intellectuelle le moment du choix, qui relèverait de la volonté. Si la délibération est bien conduite, un choix éclairé serait obtenu. Lydia est à rebours de cette conception, par trop intellectualiste. Elle présuppose que les objets sur lesquels elle se porterait, les choix possibles, resteraient extérieurs au Moi de Lydia. Son esprit serait ainsi en mesure de les analyser froidement, puisqu’il n’y aurait aucun rapport entre son Moi et eux. Mais ce qui doit être choisi se trouve dans le rapport le plus profond avec celui qui choisit, qui définit Lydia au moment où elle tranche. La délibération serait en ce sens un frein à l'action.

Pour l'illustrer, Kierkegaard prend l’exemple du pilote d’un navire : de la même manière que le pilote ne peut suspendre un instant la marche du vaisseau pour calculer s’il va s’écraser ou non contre les récifs dans une longue délibération, l’homme ne peut suspendre le cours de sa vie un seul instant dans une délibération abstraite pour faire son choix. Ce simple retard, consécutif à la délibération, l’exposerait à des conséquences tout à fait dommageables. Un instant arrivera à la fin où il ne sera plus question d’un « ou bien – ou bien », non pas parce qu’il aurait choisi, mais parce qu’il aurait négligé de le faire, ou, si l’on veut, parce que d’autres auraient choisi pour lui, parce qu’il se serait perdu lui-même.

Le moment du choix a donc autant d’importance que le choix lui-même. L’instant du choix est dès lors une chose très grave, là où se joue le choix du bien ou du mal. Mais en réalité, ce que montre Lydia, qui permet de mieux comprendre ce qu'en dit Kierkegaard, est que le choix au sens absolu du terme, celui qui conditionne tous les autres, n’est pas celui que l’on doit faire entre le bien et le mal. Il s’agit bien plutôt du choix qu'il s'agit de faire entre la conception éthique (qui est le bien) et la conception esthétique de l’existence (qui est le mal). Il faut même aller plus loin : en ayant une conception éthique de l'existence, Lydia fait en sorte qu’existe même la possibilité d’un choix. Ce choix fait d'elle un être non pas entravé par sa folie, mais libre. Le Ravissement est l'expression de cette conception éthique, une célébration du choix de faire vie, qui ne peut être réprimé par Lydia. Ce pourquoi, dans l'ouvrage de Kierkegaard, le juge Wilhelm soutient que ce qui compte le plus dans le choix n’est pas de choisir ce qui est juste, mais l’énergie, le sérieux et la passion avec lesquels on choisit. Ainsi Lydia fait le choix d'aimer quelqu'un dans toute son incalculabilité. Par ses choix, Lydia renaît à chaque fois en un baptême ininterrompu de la volonté.

En une formule énigmatique, l’éthique, écrit alors Kierkegaard, est ce par quoi, au fond, Lydia devient ce qu’elle devient. Le Ravissement détaille les étapes de cette profonde transformation existentielle, qui constitue comme une seconde naissance de Lydia, voire, sans doute, sa véritable venue au monde. Ce n’est pas à un autre être qu'elle doit donner naissance, mais à elle-même. Le temps de gestation de Lydia sera son temps d'incarcération, dont elle sortira débarrassée de son manteau rouge, qui faisait d'elle un être en sursis permanent, un être à surseoir, qui n'avait pas encore tout à fait statué sur son existence.

Il s’agissait pour elle de sortir de la fausseté, de prendre conscience d'elle, de son malheur, en toute vérité. Il fallait qu'elle prenne la pleine mesure de sa mélancolie, et s’assumer en tant que tel. Certains êtres ne réussissent jamais cette tâche essentielle, et passent toute leur vie dans le mensonge et le déni. Comment y parvenir seulement ? Prendre conscience de soi-même, prendre conscience de son malheur et l’assumer, pour Lydia, comme chez Kierkegaard, c’est désespérer. La clé de son bonheur, paradoxalement, en un premier temps, est le désespoir : « Il n’y a pas d’autre issue pour toi que celle que j’ai indiquée : désespère ! Choisis le désespoir : - le désespoir lui-même est un choix ; car on peut douter sans choisir de douter, mais on ne peut pas désespérer sans le choisir. Et en désespérant, on choisit à nouveau, et que choisit-on ? On se choisit soi-même, non pas dans son immédiateté, non pas comme un individu quelconque, mais on se choisit soi-même dans sa validité éternelle. »

Le désespoir, retour à soi, dans sa vérité première, l'acceptation de soi dans la pleine reconnaissance de son état mélancolique : voilà où se trouve Lydia, qui fait du Ravissement un Traité du désespoir, en surimpression de celui écrit par Kierkegaard.

Toutefois, le désespoir de Lydia n'est pas de demeurer dans le doute. Le doute est utile à la science. Il est fait pour la réflexion objective, la spéculation : il relève de l’esprit. Le désespoir de Lydia relève d'une autre catégorie. Contre la défaite anticipée, contre son avortement, s'y joue sa destinée. C'est une notion existentielle, qui engage sa personnalité même ; qui dépasse et englobe l’esprit : « Le doute est le désespoir de l’esprit, le désespoir est le doute de la personnalité ». Or, Lydia, ne doute pas. Elle ne subit pas sa tragédie. Elle construit, par ses choix, son désespoir autant qu'elle l'accueille. Sa vie n'est pas une fatalité, mais repose sur un choix. Il existe donc un lien essentiel entre désespoir, choix et Moi, qu'illustre Le Ravissement : « En choisissant dans le sens absolu, je choisis le désespoir, et dans le désespoir, je choisis l’absolu, car je suis moi-même l’absolu […] Mais alors qu’est-ce que je choisis, est-ce ceci ou cela ? Non […] je choisis l’absolu, et l’absolu - qu’est-ce que c’est ? C’est moi-même dans ma validité éternelle. »

Le désespoir devient ainsi ce moment où Lydia devient ce qu'elle devient. Quand l’esthéticien végète, Lydia se développe, progresse, au sens où elle « mature » tout au long du film. Elle se refuse à l'adolescence permanente de l'irresponsable. En fin de film, elle atteint le stade éthique de son existence, adulte : elle a choisi de le devenir, et n’a pas compté sur un développement spontané pour atteindre cette forme pleine et achevée d'elle-même. Une fois le rapt opéré, qu'elle se retrouve exotiquement en Normandie avec Milos en compagnie du bébé, elle prévient Salomé. Elle devient le lieu de son tribunal. Juge et coupable de son acte. À soi seule ses propres forces de l'ordre. Rend justice comme elle se fait justice en en devenant le bras armé par un choix libre et volontaire. En assumant, Lydia vient au monde. Son choix : s'adopter enfin. Se naturaliser vivante pour se refaire le livret de famille autant que le cadastre depuis son arrière-pays. Lydia, finalement, est un personnage du beau-vivre comme de sa folie, son éloge : perpétuellement perdante, perpétuellement repartante ; retenue à chaque pas, mais à chaque pas se dégageant. Elle met en place un travail destructif, une centrale d’énergie mise au service d’un principe de perturbation. Entrepreneur de démolition cherchant à tout réinventer, elle atteint ainsi le plein emploi d'elle-même, en déchirant la syntaxe mortifère qui conditionne les existences, la seule royauté de l’ordinaire. Là où finalement Lydia sauvera peut-être du désespoir son cœur d'enfant, où même le chagrin ne pourra plus faire brèche. Cet enfant qui a commencé en elle bien avant son commencement, l'enfant d'une « grossesse qui a duré des années d'espoir, des éternités de désespoir » (Marina Tsvetaeva[iii]), une vie entière pour viser à l'intégration de son ombre.

Notes

[i]Au sens où l'entend notamment Hans Vaihinger, dans sa Philosophie du comme si.

[ii] « J’ai lu Le ravissement de Lol V. Stein quand j’étais adolescente, et c’est vraiment un livre qui m’avait bouleversée. Ça m’avait parlé de façon très intime, et éclairée sur le rapport qu’on peut avoir aux événements difficiles dans la vie. » Lola Valérie Stein doit épouser Michael Richardson. Mais tout bascule un soir d'été : durant un bal, Anne-Marie Stretter ravit à Lol son fiancé aux yeux de tous. La jeune femme sombre alors dans une forme d'indifférence et de folie. Dix ans après ce traumatisme, Lol V. Stein rencontre Jacques Hold, le narrateur. Séduit et fasciné, il tente de comprendre cette femme et de reconstituer son histoire.

[iii]Le Diable et autres récits.