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Sandrine Kiberlain et Vincent Lacoste dans Le Parfum vert
Critique

« Le Parfum vert » de Nicolas Pariser : Eau de Cologne bon marché

Des Nouvelles du Front cinématographique
BD et cinéphilie à la rescousse de l'Europe menacée par un fascisme jamais passé ? C'est le pari décalé de Nicolas Pariser et si l'exercice de style démarre sur les chapeaux de roue d'une bonne impulsion théorique (le point commun des récits de persécution de Hergé et d'Hitchcock ayant pour contexte les années 30 est l'absence de toutes références juives), il achoppe sur ses propres impensés. Le Parfum vert patauge en effet gaiement dans l'eau de Cologne bon marché, celle d'une Europe à sauver malgré tout contre un antilibéralisme qui, à chaque fois, ferait le jeu du vieil antisémitisme en oubliant que l'Europe a fait aussi le lit d'un nationalisme ayant la haine du musulman et de l'immigré. On répond mal aux urgences de l'époque en ajoutant aux impensés d'hier les impensés non moins biaisés d'aujourd'hui.

La tradition cachée mais sans juif

Penser le rapport entre le cinéma d'Alfred Hitchcock et les aventures de Tintin dessinées par Hergé, c'est proposer d'établir deux types d'analogies : par excès (la montée des nationalismes qui mettent en péril l'Europe à l'époque des années 30) et par défaut (les juifs ne constituent jamais le centre de leurs récits, absents chez le premier quand, pour le second, ils sont cantonnés à des caricatures antisémites expurgées dans les versions ultérieures qui ont été publiées après la guerre)(1). Les connivences thématiques du Parfum vert, qui se prolongent encore sur le plan du style visuel, précision graphique et « ligne claire », peuvent se comprendre comme des attractions fatales (faux coupables persécutés, des héros sans judéité sont pourtant imprégnés d'une tradition cachée, celle du juif comme paria(2)).

La cinéphilie est alors douée d'intelligence historique quand elle démontre l'ambiguïté de films comme de bandes dessinées qui, aussi importantes soient-elles quand on les rapporte à leur contexte (la période anglaise pour Hitchcock, Le Sceptre d'Ottokar en 1939 en point d'orgue pour Hergé), partagent néanmoins un même point aveugle, la scotomisation de la figure juive. Au fond, les héros sont traqués comme alors l'étaient les juifs, mais leur persécution est pure de tout lien à la judéité.

Tourner un film explicitement inspiré des univers respectifs d'Hitchcock et Hergé consisterait ainsi à en repenser le double héritage dès lors qu'on le soumet à la lumière paradoxale de ce qui en fait une obscurité partagée, à savoir le juif scotomisé. C'est ce à quoi s'emploie Nicolas Pariser avec Le Parfum vert, fort d'une bonne intuition de départ, passionnante sur le papier, Hitchcock et Hergé revus et corrigés dans la perspective critique de la question juive et sa scotomisation. Le réalisateur rate cependant complètement son film, dédié à faire récit de ce qui menacerait l'Europe aujourd'hui, un antisémitisme à l'ère de la post-vérité, d'Internet et du complotisme, mais qui aurait encore gardé racine avec le vieil antisémitisme historique des années 30. L'échec de l'ambitieux projet se déduit précisément d'une impulsion théorique dont l'actualisation oblige à des abstractions équivoques.

Réglé sur le papier, piégé par son idée

Il y a au moins deux raisons au ratage du Parfum vert. La première tient déjà du style : la ligne claire chez Hergé comme la précision graphique pour Hitchcock font passer la pilule des récits abracadabrantesques. On n'y voit que du feu parce que la puissance des enchaînements se soutient de l'enchaînement des cases ou des plans. Le style est le déterminant narratif en dernière instance. Dans Le Parfum vert, la multiplication des citations, on se passera de les lister, sert de cache-misère à l'incapacité de ne pas verser sur un récit d'espionnage européen le plomb gris de l'invraisemblable.

De la Comédie-Française à la Commission européenne à Bruxelles, du train de nuit avec arrêt à Nuremberg à l'opéra de Budapest, les stations sont comme autant de fléchages pour un film déjà réglé sur le papier, piégé par son scénario et les théorisations qui en soutiennent l'idée. La faute en incombe inégalement aux acteurs aussi, moins Sandrine Kiberlain sauvée par son métier que Vincent Lacoste qui joue l'empoté en ayant surtout l'air de ne jamais être concerné par ce qui lui arrive. La responsabilité en revient surtout au réalisateur qui ne voit pas que l'invraisemblable, quand il n'est pas rédimé par une puissante stylisation, dit la vérité abracadabrantesque du récit. Et l'abracadabrantesque non stylisé ouvre à un irréalisme qui risquerait de discréditer toute l'entreprise.

Vincent Lacoste dans le pétrin dans Le Parfum vert
© Bizibi (visuel fourni par O'Brother distribution)

Bien des détails, coups de feu, coups de fil, messages et indices trouvés sans les chercher, crient la facticité d'un film ignorant que le spectateur d'aujourd'hui n'a plus grand chose à voir avec celui des années 30, surtout s'il partage la même culture et la même cinéphilie que son auteur(3). Au contraire, la culture peut exercer des effets rétrospectifs qui nient les spécificités historiques. On pense déjà au pauvre Thomas Chabrol à qui l'on demande seulement de jouer la citation vivante du cinéma de son père. On songe encore à la souris dessinée par Raymond Macherot dans les années 50, Chlorophylle, dont la présence sur les murs du chef de file du réseau néofasciste est implicitement surdéterminée par celles d'Art Spiegelman. Le jeu du chat et de la souris a des échos culturels qui amplifient les ratés du film plutôt qu'ils ne l'en protégeraient. On verra surtout que les effets de reconnaissance se doublent de faits de méconnaissance quand éclairer obscurcit paradoxalement.

Abracadabrantesque

La seconde raison des ratés du Parfum vert est plus terrible encore. L'abracadabrantesque témoigne des limites théoriques d'une idée dont la vérification pratique se voit démentie par tous les passages symptomatiques retournant le film contre lui-même quand, face aux urgences du présent, il s'obstine à répondre aux impensés d'hier en leur rajoutant ceux d'aujourd'hui. Ainsi, quand le néofasciste joué par Rüdiger Vogler prend en otage la dessinatrice jouée par Sandrine Kiberlain, il reconnaît en elle, dit-il, son appartenance au groupe de ceux qui se disent supérieurs et dont il a l'horreur. Le méchant a beau être un facho joué par un acteur allemand, il est cependant incapable de prononcer le mot « juif ». Ce mot associé à sa charge antisémite avait cependant été prononcé sur la scène de la Comédie-Française par l'interprète du personnage d'Ivanov d'Anton Tchekhov qui, avant de s'effondrer après avoir été empoisonné, lâche à sa femme Anna « sale juive ». Caché derrière la pièce du dramaturge russe, Nicolas Pariser n'ira pas plus loin alors que l'antisémitisme est son sujet. Pourtant, l'otage n'aura pas manqué de s'expliquer sur son rapport à la judéité, en racontant par le menu au faux coupable interprété par Vincent Lacoste, juif comme elle, qu'elle a tenté de vivre en Israël avec ses convictions de gauche. Il est cependant étrange que, parlant d'un pays où des « attentats » ont lieu, liés des histoires d'« occupations » et de menaces « arabes », elle n'en est pas moins capable de mentionner les termes de « Palestine », de « colonies » et de « colonisation ». Le jeune homme a beau alors lui préparer des pâtes à la tomate, elles restent collées à la casserole.

D'un côté, le méchant néofasciste à l'accent allemand ne peut pas prononcer le nom juif ; de l'autre, l'héroïne d'ascendance juive ashkénaze ne peut pas prononcer les mots de Palestine et de colonie. Dans les deux cas, on remarque une même butée dont le rapport spéculaire fait un peu peur. L'effet-miroir est terrible concernant l'auteur d'un film préoccupé par les menaces que fait peser sur l'espace politique européen l'extrême-droite. Deux aveux par défaut qui font la tenaille d'un désaveu par excès : le film mené au nom de la critique des impensés refuserait d'admettre qu'il en est bourré. On l'a compris, l'abracadabrantesque est le film lui-même dont les bonnes intentions sont anéanties par ses propres impensés. Lacan avait pourtant prévenu de la désorientation dans le service des biens(4).

Drôle d'arôme

La Parfum vert est donc ce film qui a l'érudition variée et si vaine quand, s'appuyant sur le savoir des impensés d'hier (les juifs absents des récits de persécution d'Hitchcock et de Hergé), il s'en autorise pour relayer quelques impensés d'aujourd'hui (le néolibéralisme a fait le lit du néofascisme dont l'antisémitisme n'est réel qu'à être relié aux racismes anti-arabe, anti-noir et antimusulman).

Voilà ce qui est abracadabrantesque pour un film de 2022 : que l'antilibéralisme se voit ainsi suturé au discours de l'extrême-droite alors que celle-ci s'est refaite une santé avec le néolibéralisme ; que les nationalismes qui menacent l'Europe aient pour cible unique et restrictive les juifs et non tous les étrangers ou considérés tels, migrants ou naturalisés, en particulier originaires d'Afrique et de confession musulmane ; que l'extrême-droite ne prospère pas qu'aux États-Unis ou en Europe mais aussi en Israël comme le montrent les dernières élections et toutes les néofascismes convergent dans la haine anti-musulmane et anti-immigrés ; que le néofascisme ne soit plus aujourd'hui antinomique avec les signifiants israélien et juif, comme il ne l'est pas davantage avec le signifiant musulman.

Ce qui peut encore sauver l'Europe des maux qu'elle abrite, le marché contre la démocratie et le nationalisme qui s'en veut la pire des réponses immunitaires, ce n'est ni un film troussé par un homme se rêvant nouvel oiseleur drapé de la référence appuyée à La Flûte enchantée, ni une partie de Trivial Poursuite qui ajoute au jeu des impensés d'hier l'obscurcissement de ceux d'aujourd'hui. Et ce n'est malheureusement pas une nouveauté pour un réalisateur qui, s'il aime les sujets d'actualité (l'extrême-gauche dans Le Grand jeu et l'épuisement technocratique de la démocratie avec Alice et le maire), opte pour en neutraliser la portée politique, tantôt par confusion, tantôt par désintérêt. Dans tous les cas, le consensus tant décrié est un jeu biaisé auquel se prête Nicolas Pariser en y ajoutant ses propres biais, comme la culture qui obscurcit ce qu'elle devrait éclairer.

Le Parfum vert a l'anti-antisémitisme discutable, ce qui est bien regrettable. Le philosophe Ivan Segré, talmudiste et spécialiste de Spinoza qui vit entre Paris et Tel-Aviv, nous aura en effet prévenus de ses fragrances ambiguës, à l'époque de son ouvrage intitulé La Réaction philosémite et publié en 2009, la seconde partie de sa thèse de doctorat dont la première partie a été publiée, toujours par les éditions Lignes, sous le titre Qu'appelle-t-on penser Auschwitz ?(5) Il y rappelle notamment que la défense de l'Europe, celle d'Israël ou encore la lutte contre l'antisémitisme sont des discours dont l'orientation, au-delà tous réflexes ou appartenances communautaires, devient pleinement réactionnaire quand ils excluent de leur champ idéologique les minorités racisées comme les migrants, les français musulmans et les immigrés naturalisés. La chose est pire encore quand de tels discours participent en réalité à les stigmatiser au nom de « la défense de l'occident ». Rien de pire en effet que de délier la lutte contre l'antisémitisme du combat contre tous les racismes. Y compris celui qui s'exerce contre les Palestiniens en Israël et qui a donné le pire gouvernement réactionnaire de son histoire comme l'a expliqué la sociologue franco-israélienne Eva Illouz(6).

Si Le Parfum vert c'est de l'eau de Cologne pour sentir bon la défense judéo-chrétienne de l'Europe, on préférera alors changer de parfumerie et revoir le sous-estimé Dr. M (1990) de Claude Chabrol.

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