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Jonah Hill avec un crinière d'indien dans Le Loup de Wall Street
Rayon vert

« Le Loup de Wall Street » de Martin Scorsese : Sous le plus monstrueux chapiteau du monde

Thibaut Morand
Le Loup de Wall Street évoque singulièrement les spectacles du cinéma primitif projeté jadis sous les chapiteaux des fêtes foraines, quand le cinéma était un art du cirque. Les acteurs explorent les puissances expressives de leur art dans une quête de représentation quasi burlesque et même parfois monstrueuse.
Thibaut Morand

« Le Loup de Wall Street », un film de Martin Scorsese (2013)

Qu’on ne s’y trompe pas : le film-hommage de Martin Scorsese réellement dédié à Méliès n’est pas Hugo Cabret (2011), mais Le Loup de Wall Street. Décors de grands bureaux à New York, voyages en jet et yacht avec orgie de drogues et de prostituées, ascension économique du personnage Jordan Belfort (Leonardo DiCaprio) grâce à des arnaques de courtage et péripéties criminelles avec investigation policière : ces éléments réalistes, tels qu’ils sont traités dans Le Loup de Wall Street, évoquent singulièrement les spectacles du cinéma primitif projeté jadis sous les chapiteaux des fêtes foraines, quand le cinéma était un art du cirque.

Spectacle de cirque, Le Loup de Wall Street l’est par-dessus tout dans le spectacle de ses acteurs, DiCaprio au premier chef, mais aussi le talent ici particulièrement mis en valeur de Mattew McConaughey et de Jonah Hill, et même la plupart des seconds rôles jusqu’aux innombrables figurants, tous explorent les puissances expressives de l’art de l’acteur dans la quête d’une représentation quasi burlesque et même parfois monstrueuse.

Les leçons fantasmagoriques

Les manifestations de la réussite économique de Jordan Belfort font un spectacle dont il est le bonimenteur. Avec ses adresses directes aux spectateurs et par un tour de magie cinématographique, il semble conduire lui-même le film et persuader du pouvoir sans obstacle de ses désirs matériels et physiques, changeant d’un claquement de doigts et sans coupe dans l’image une Ferrari rouge en Ferrari blanche, survivant à une consommation exorbitante de drogues dont il trouve exaltant de faire l’inventaire infini à la caméra qui le suit partout, même au coeur — il faudrait dire au cul — de ses rapports sexuels achetés.

Être fantasque et obscène, il est le pur produit de son initiation : ses débuts de courtier le font devenir le protégé et l’apprenti d’une espèce d’ogre fascinant en la personne de Mattew McConaughey. Les talents de ce comédien, dans son rôle bref mais intense de premier patron passeur des astuces du métier, introduisent et affirment le style du Loup de Wall Street qui réside dans le pouvoir quasi magique de fascination dont sont dotés les acteurs. Son envoûtant rite tribal, fait à coups de poing contre sa poitrine accompagnés de bruits sourds et de couinements, est comme l’initiation de DiCaprio au style exubérant du film auquel il va articuler son jeu tandis que son personnage trouve en son supérieur le modèle de sa vie : consommer comme un bête affamée, alcool, drogues et chair humaine, la sienne (masturbation) et celles des autres (prostitution). Par-dessus tout, il découvre l’irréel total de leurs opérations boursières. Leurs arnaques par téléphone dévoilées, elles sont comme des sorts jetés par de misérables démarcheurs aux spéculateurs subjugués.

Leonardo DiCaprio et Jonah Hill dans Le Loup de Wall Street
© Metropolitan FilmExport

Le krach de 1987 met fin à ces sortilèges, et les ambitions de Belfort coupent court. Les fantasmes évanouis, l’insupportable réalité s’éprouve comme un manque de substance fantastique. Dans les abysses du marché, passant par une compagnie de courtage médiocre, il réunit alors une petite bande de dealers et leur apprend la magie dont la baguette est le téléphone. Il leur apprend surtout à devenir acteur pour séduire et tromper, si ce n’est DiCaprio lui-même, véritable moteur de la fiction dont tous les personnages de vendeurs burlesques jouent eux-mêmes, au téléphone, la comédie.

La fabrique des monstres

La société de Belfort devenue grande est plus que jamais un véritable cirque, s’épanouissant dans une atmosphère foraine primitive où on exhibait les « monstres » : contre 10 000 dollars, une employée se fait raser la tête aux yeux de tous, humiliation célébrée par l’entrée fracassante d’une fanfare de musiciens et de femmes dénudées ; l’organisation d’une affreuse compétition où des nains servent de projectiles contre une cible géante se poursuit précisément dans le fameux chant One of us de Freaks (1932) de Tod Browning.

Le goût acharné de la performance de DiCaprio — excité par l’ombre d’une statuette — trouve ainsi un miroir fictionnel dans le goût de son personnage de faire toujours plus excessif et de tout un spectacle. Son jeu intense réalise alors l’expression la plus révélatrice de l’obscène des héros du Capital. Son discours fébrile le jour de leur entrée en bourse s’adresse à ses employés, ses « tueurs », ses « terroristes téléphoniques » où, déchaîné, il montre les dents comme un chef de guerre avant une bataille : il illustre l’apothéose du pire fascisme vers lequel tend sa soif d’une réussite spectaculaire.

Enfin, le style jamais aussi exubérant du comédien trouve son parachèvement dans le défi de proprement représenter un monstre. La prise d’un stupéfiant largement périmé paralyse les muscles et la cervelle de Belfort, le fait baver, lui fait perdre l’emploi du langage. Représenter ces effets physiologiques est l’épanouissement presque artaudien du jeu de DiCaprio en même temps que l’expression la plus accomplie du sujet du Loup de Wall Street : la régression à l’état bestial, voire végétal, de l’être s’épanouissant dans la fortune et dans l’opulence.

L’acteur sans jeu

Or, contrairement à des effets de distanciation, ce jeu du monstrueux participe au réalisme dramatique. Avec un style combinant l’héritage de l’Actors Studio articulé au grotesque clownesque, Le Loup de Wall Street invente le singulier gestus de ses personnages qui ne contraste pas avec leurs costumes impeccables, leurs équipements de luxe et leurs moyens de roi : il va en fait de pair avec eux. Au discours de repentir de Belfort devant son équipe, panégyrique des mérites du pauvre devenu riche, suit le rite ultra viril des coups contre la poitrine et du chant de guerre. Et l’aboutissement monstrueux du jeu de DiCaprio ne nous fait pas frémir ni ne nous dérange, mais nous amuse. Le réalisme monstrueux des acteurs dans Le Loup de Wall Street témoigne de ces monstres réels que d’aucuns admirent.

Enfin, tout se passe comme si les prouesses des acteurs venaient illustrer le contraste radical entre l’acteur qui joue et l’acteur qui vit en tant que tel. À la faveur de la scène finale où Belfort est reconverti en coach de réussite personnel devant un public ahuri, l’apparition du véritable Jordan Belfort — Le Loup de Wall Street est l’adaptation de ses mémoires romanesques — a cela de stupéfiant de nous le montrer ainsi qu’une mascarade vivante aux expressions baroques et aux prononciations irritantes du bateleur forain. Il a enfin cela d’absolument terrifiant que son jeu de grimaces excessives surgit ici dans tous ses effets de réel : il ne joue pas, il est cette exagération. L’ignoble ascension économique à laquelle nous assistions fascinés est véritablement la sienne, tandis que lui ne nous fascine pas, mais effarouche comme le clown des cauchemars d’enfants.

Il est l’acteur sans jeu, la représentation sans art. Ce qui a été représenté avec brio par l’art du comédien dans Le Loup de Wall Street serait, sans son style de jeu, proprement insoutenable à voir. Le vrai Jordan Belfort dans le film est cet acteur qui croit non pas pour jouer, mais pour vivre sa propre illusion, la créature de fiction d’un monde devenu farce. Là-dessus, le spectacle se termine, mais nous n’avons pas quitté le chapiteau.

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