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Catherine Deneuve et Juliette Binoche dans La Vérité
Critique

« La Vérité » de Hirokazu Kore-eda : Mort sur ordonnance par redondance

Des Nouvelles du Front cinématographique
En entretenant une rente envers la cinéphilie bourgeoise estampillée de francité, « La Vérité » de Hirokazu Kore-eda obéit à une économie qui échange les intenses crépitations de l'art contre les gages culturels d'une œuvre confortable et conformiste qui offre à Catherine Deneuve un repos mérité dans le moelleux de sa légende dorée.

« La Vérité », un film de Hirokazu Kore-eda (2019)

L'automne bien sûr jette quelques braises japonaises dans le jardin d'hiver du cinéma français mais il n'y a pas à tergiverser : le premier film français de Hirokazu Kore-eda tient du jardin d'acclimatation dans la patrie « je mourrirai pour toi » de l'exception culturelle et du cinéma d'auteur de qualité sous le patronage d'une triple autorité de tutelle, ce Cerbère à trois têtes qu'est le Festival de Cannes, le CNC et Arte.

La vérité de La Vérité

Hirokazu Kore-eda n'est pas le seul cinéaste japonais à payer un lourd tribut au pays de la cinéphilie, ses totems, ses vaches sacrées et ses fétiches, en attestent encore Le Secret de la chambre noir (2016) de Kiyoshi Kurosawa, Le Lion est mort ce soir (2017) de Nobuhiro Suwa et Voyage à Yoshino (2018) de Naomi Kawase. Et, à l'exception peut-être du film de Nobuhiro Suwa qui pouvait encore rendre grâce et justice aux beaux restes de sauvagerie figurative de Jean-Pierre Léaud, tous les autres s'agglutinent dans l'impasse de l'acquisition d'un prestigieux laissez-passer autorisant un accès distinctif dans l'empire de la cinéphilie la plus valorisante et valorisée quand elle est bourgeoisement estampillée de francité.

Accepter d'entretenir une pareille rente douanière et viagère consiste à obéir à une économie équivalant à échanger les intenses crépitations de l'art contre les gages culturels d'une œuvre confortable et conformiste, en vérité sans aspérité. La cinéphilie ainsi entretenue et cultivée est un enfer pavé de bonnes intentions à la fois sociologiques et mythologiques, « OK Boomer » et contrat méphistophélique.

C'est donc cela la vérité de La Vérité, le cinéma de la fin du cinéma comme exception est celui de son incorporation consensuelle dans un régime culturel qui est celui de l'industrie du bon goût dont les hiérarchies festivalières fondent la norme. Si l'art naît dans la violence des déliaisons au confort de ses routinières répétitions, son enfance meurt sur ordonnance, avec les ordonnances de la redondance.

Clinique gériatrique

Catherine Deneuve dans La Vérité
© Laurent Champoussin (3B Productions, Bunbuku, M.i Movies)

Loin des grandes stases inaugurales, Maborosi (1995), Distance (2001) et Nobody Knows (2004), la propension du sentimentalisme propre au cinéma de Hirokazu Kore-eda atteint avec La Vérité l'expression cristalline – genre « Cristal d'Arques Paris » – d'une petite musique rigoureusement inoffensive, appropriée à tirer parti et profit d'offrir à Catherine Deneuve un repos bien mérité dans le moelleux de sa légende dorée. Un film d'auteur chic et cossu comme une clinique de luxe gériatrique. À côté, l'envié Sonate d'automne d'Ingmar Bergman c'est Persona multiplié par Marnie.

L'autre film récent auquel il est impossible de ne pas penser en voyant La Vérité est Frankie (2019) de Ira Sachs avec Isabelle Huppert. Les fictions prématurément séniles sont des instantanées documentaires sur la vieillesse des stars françaises dont l'aura internationale les prémunirait de tout déclassement. Les vedettes préservées du réel de toute altération et corruption le sont ainsi par immunité chirurgicale, celui de l'hyper-réel et la technologie de ses simulacres. Les soleils couchants n'y consentent au fond qu'à dorer de mille feux l'inaccessible horizon des écrans pour les mortels plus petits qu'eux, en repoussant ainsi le désastre d'un crépuscule qui atteint les films voués et dévoués à célébrer l'éternité astrale de ses vestales. Le dévouement des réalisateurs, même les bons, est un vœu pieux, un cantonnement d'infirmiers, ils y crament tous leur autorité.

Sommeil d'or et de mort

Ceci dit, ce n'est ni totalement la responsabilité d'un réalisateur qui rumine son projet depuis dix ans, ni entièrement la faute d'une actrice qui dans son sommeil d'or rêve peut-être encore que le cinéma qui compte au-delà de toute vision antiquaire et calcul d'apothicaire n'est pas définitivement derrière soi. Les meilleurs moments de La Vérité appartiennent d'ailleurs aux micro-modulations d'une femme qui tournerait malicieusement autour de son image figée comme un rictus, décongelant du bloc légendaire quelques intensités. Et il y avait de belles espérances à s'appuyer aussi sur un court récit de science-fiction de Ken Liu pour abîmer le narcissisme des petites mises en abyme et tenter de déborder l'ordre des générations en remontant-démontant la mécanique horlogère des filiations.

Mais il y a un dernier os que La Vérité ne lâche pas au risque de s'y étrangler la gorge. Quoi qu'en dise Hirokazu Kore-eda, la cinéphilie a une histoire plus forte que lui et c'est ainsi que le fantôme de Françoise Dorléac est requis, volontairement ou non c'est indifférent, de faire bonne figuration en filigrane de la rivale mimétique de l'héroïne, exactement disparue dans les mêmes conditions que son modèle réel. On a beau se dire et redire que l'absent creusant dans le plein des familles un manque constituant et destituant est un motif obsédant, de Maborosi et Distance à Notre petite sœur (2015) en passant par Still Walking (2008). La cinéphilie dans ses culturelles obligations en aura torpillé l'obsession idiosyncrasique. La fiction meurt par ordonnance de la simulation, dans les ordonnances létales de la redondance.

L'éternité astrale des vestales du cinéma français est pleine de légendes dorées mais le sommeil d'or est indistinctement de mort. Mort par ordonnance pour tous ceux qui, intoxiqués par la culture industrielle des redondances culturelles, oublient que l'art nomme la contradiction de la culture avérant qu'elle n'est jamais identique à elle, jamais réconciliée avec elle-même – son antagonisme pharmacologique, à la fois poison et remède.

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Fiche Technique

Réalisation et Scénario
Hirokazu Kore-eda

Acteurs
Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Ethan Hawke, Ludivine Sagnier

Durée
1h47

Genre
Drame

Date de sortie
2019