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Margaret Waverton (Gloria Stuart) et Morgan (Boris Karloff) dans La Maison de la Mort
Le Majeur en crise

« La Maison de la mort » de James Whale : Un fou rire de baleine

Des Nouvelles du Front cinématographique
The Old Dark House est électrisé d'un rire qui appartient pleinement à son auteur, James Whale. Un rire de baleine, son nom bien sûr s'y prête. Le film est monstrueux en soumettant son paysage gothique, partagé entre une nature apocalyptique et une vieille bâtisse lourde en inavouables secrets, aux pressions marines d'un humour scatologique qui tire de l'arrière-plan psychanalytique un grand fou rire. Rire immense en brouillant les lignes du genre comme de fouetter l'ordre des sexualités (le verbe to whale signifie rosser, flageller). Rire immense dédié à un amour fou et tabou dont la noyade de James Whale est une ponctuation finale comme une image de vérité pour qui s'est appelé Baleine en lâchant le mot de la fin : « c'est assez ».

« La Maison de la mort » (The Old Dark House), un film de James Whale (1932)

Dehors, la tempête fait rage, un vacarme d'enfer. La nuit, l'orage et la pluie conjuguent leurs forces pour déchaîner les éléments et faire monter de la terre confondue avec le ciel un torrent de boue se répandant sur la route de campagne empruntée par un trio de citadins qui, heureusement, ont le bon goût typically british de s'en amuser. Le bourbier est plastiquement impressionnant, renvoyant leur voiture à un jouet d'enfant encrotté par les excès d'un démiurge farceur à l'humour démentiel, l'humeur ravageuse parce qu'excrémentielle. D'emblée, le débord invite à un grand éclat de rire cosmique et scatologique.

Dehors, la tempête éclate en fichant rageusement la pagaille à ceux qui l'affrontent en sachant tirer le vertueux parti d'en rire. Dedans, le paysage n'est pas moins apocalyptique. Et même drôlement, quand la maison paumée dans la lande déchaînée, qui devrait offrir comme il se doit l'hospitalité aux voyageurs perdus et isolés, révèle un asile de fous électrisés de spasmes en tout genre. Entre Sir Horace Femm (Ernest Thesiger), un vieil athée fantasque et sec comme une tige, sa sœur Rebecca (Eva Moore), une bigote fanatique, de mauvais poil et à moitié sourdingue, et leur domestique Morgan (Boris Karloff), une armoire à glace muette, hirsute et couturée de cicatrices, les choses se présentent mal, compliquées par l'arrivée d'un autre couple de citadins égarés et la découverte de deux autres habitants de la maison, plus frappadingues encore.

Et l'une des dingueries consisterait déjà malgré le boucan d'enfer de l'ouverture à entendre Melvyn Douglas entonner étonnamment « Singin' in the Rain », une chanson que l'on retrouvera vingt ans plus tard au centre rayonnant du célèbre chef-d'œuvre éponyme de Stanley Donen et Gene Kelly, mais qui a en réalité été créée par Arthur Freed et composée par Nacio Herb Brown en 1929.

L'essorage d'un grand rire scatologique

The Old Dark House (intitulé en français tantôt La Maison de la mort, tantôt Une soirée étrange) est un film monstrueux et délirant. Il l'est en effet en soumettant son paysage gothique, classiquement partagé entre une nature apocalyptique et hostile et une vieille bâtisse chargée d'inavouables secrets, aux pressions d'un humour scatologique qui tire de l'arrière-plan psychanalytique un grand fou rire. Les secrets familiaux s'apparentent ainsi à des mares de merde qu'il faut touiller pour en faire remonter les grumeaux rigolos. La fureur excrémentielle, exacerbée au dehors, se retraduit au dedans par le comportement symptomatique et aberrant des personnages, colères intempestives de Morgan, bondieuseries de Rebecca ayant pour contrepoint l'athéisme constipé de son frère, simagrées de poule mouillée de Sir William Porterhouse (Charles Laughton) et attirance sexuelle impromptue entre sa jeune compagne et Roger Penderel (Melvyn Douglas), mythomanie et pyromanie de Saul (Brember Wills) le fils caché comme une tare familiale honteuse. Ici, les portes n'ont de cesse de s'ouvrir et de se fermer mais pas vraiment comme un proverbe d'Alfred de Musset. Elles claquent davantage comme un vaudeville à la Feydeau dont la voracité libidinale est un appétit monstrueux consistant à mâchouiller le sérieux gothique pour en recracher les bas morceaux.

Surface gothique laminée et fond psychanalytique épuisé par l'essorage d'un grand rire scatologique.

The Old Dark House est effectivement traversé de l'arc électrique d'un rire qui appartient pleinement à James Whale. Un rire de baleine (le nom du réalisateur s'y prête même si ses origines anglaises le disposaient à l'humour pince-sans-rire typiquement britannique) que ne retrouveront pas les deux remakes du film, l'un réalisé en 1963 par William Castle et le second en par Freddie Francis en 1975 (sous le titre de The Ghoul). Un rire de mammifère énorme et marin, rire de cétacé qui neutralise moins le monstrueux qu'il en redistribue organiquement les intensités et les saillies. On saisit ici que le monstrueux n'est pas tant soumis au désœuvrement moqueur de la parodie qu'il est lui-même la rigoureuse parodie de l'esprit de sérieux au principe de nos certitudes comme au fondement de nos prétentions, à propos de Dieu et de la sexualité, concernant l'amour et la famille, le récit gothique et son interprétation psychanalytique.

Gladys DuCane Perkins (Lillian Bond) et Morgan (Boris Karloff) esseyant de l'attraper dans La Maison de la Mort
© 1932 (Universal Pictures Corp) / Renouvelé 1960 (Universal Pictures Company Inc.).
© 2017 Cohen Media Group, LLC. Tous droits réservés.

Rendre aux monstres tout ce qu'ils nous ont donné,
parce qu'ils disent toujours la vérité

Les monstres, James Whale les aime parce qu'ils lui ont beaucoup donné et il leur aura beaucoup rendu à l'époque où le patron Carl Laemmele Jr. commandait aux productions de la Universal. Le cinéaste les aime parce qu'ils soulèvent de grandes émotions qui reviennent d'une enfance sauvée des trombes de la vie d'adulte, ce vacuum qui se fait passer pour un vade-mecum quand il ressemble vraiment à un système d'évacuation, un naufrage comme une chasse d'eau. Les monstres émeuvent par leur tristesse (Frankenstein en 1931), ils enthousiasment par leur rire (La Fiancée de Frankenstein en 1935), ils inquiètent nos représentations du mal en s'y soustrayant littéralement (L'Homme invisible en 1933).

C'est que les monstres disent toujours la vérité, ils ne peuvent faire autrement, c'est plus fort qu'eux. Et la vérité est toujours insupportable, intolérable comme le cachalot blanc, spermatique et lactescent du roman de Herman Melville. Comme John Merrick victime du syndrome de Protée chez David Lynch (Elephant Man comme le film suivant de David Lynch, Dune, a été photographié par Freddie Francis qui a réalisé le second remake du film). La vérité des monstres qui disent toujours la vérité, James Whale la connaît autant que Tod Browning, son grand camarade de la Universal, mais autrement. Le rire y est chez le premier plus manifeste, plus personnel aussi parce qu'il a été ce freak identifié ainsi en raison d'une sexualité aussi minoritaire qu'envers et contre tous assumée.

La noyade du cétacé blessé
(c'est assez)

Le rire de baleine de James Whale aura été, issu de ses tréfonds, un raz-de-marée de vérité qui, dans The Old Dark House, fait monter de tuyaux familiaux rouillés la boue magmatique des secrets comme l'évent d'un cétacé expulse l'air inspiré pour en faire un geyser dont l'écume monte jusqu'au ciel. Le secret familial est une poche à merde qui crève en laissant cependant s'épancher de troublants mystères. D'un côté, le patriarche centenaire est joué par une femme, de l'autre le mutisme de Morgan voilerait la vérité monstrueuse des rapports intimes qu'il entretiendrait avec Saul. Le rire est grand, immense, tellurique, comme à la fin de La Fiancée de Frankenstein où la compagne monstrueuse du monstre se refuse à lui parce qu'il est ce monstre qu'elle ne reconnaît pas en ne se reconnaissant pas d'en être un elle-même. Le rire est grand pour celui qui s'appelle Baleine. Il est immense en étant capable comme ici de brouiller les lignes du genre comme de fouetter l'ordre des sexualités (le verbe to whale signifie aussi battre, flageller, rosser).

Le rire est enfin, entre deux éclats comiques, un tonnerre emprunt de douleur éprouvée par les êtres dont l'amour est monstrueux quant il est frappé d'interdit. Charles Laughton dans le rôle de Sir William Porterhouse fait rire, c'est un monstre gentil. Boris Karloff qui incarne Morgan fait rire au début, ensuite il fait peur, jusqu'à déchirer à la fin le cœur d'abriter la parole impossible des parias qui s'aiment en faisant entendre l'indicible d'un amour tabou – de l'amour comme tabou, amour fou. C'est un monstre méchant parce qu'il ne peut ni dire son amour à celui qui ne pourra de toute façon pas l'entendre, ni hurler sa haine à l'endroit de ceux qui ne se rendent même pas compte de cela. L'alcoolique Morgan brûle ainsi d'un feu intérieur dont le pyromane Saul est moins le pompier que l'Empédocle.

La douleur n'a jamais cessé de diagonaliser les rires dans la vie de l'anglais James Whale, reparti à Broadway en 1941 après une décennie de cinéma marquée par la variété des plaisirs : la pyrotechnie aéronautique avec l'aide technique apportée au Hell's Angels de Howard Hughes en 1930, le mélodrame avec Waterloo Bridge en 1931, la comédie musicale avec Show Boat en 1936. Mais aussi des contrariétés avec les difficultés à monter le plaidoyer pacifiste The Road BackAprès en 1936 d'après Erich Maria Remarque, finalement terminé par Ted Slowman. Et même quelques incongruités avec la fantaisie policière Remember Last Night ?Cocktails et homicides en 1935, le remake improbable de Fanny de Marcel Pagnol avec Port of Seven Seas en 1938. Une carrière hollywoodienne éclair et monstrueuse, abandonnée pour les plaisirs moins coûteux du théâtre et de la peinture, jusqu'à ce qu'une santé déclinante s'achève volontairement dans la piscine de sa villa de Los Angeles un jour triste de mai 1957.

James Whale l'a écrit dans une lettre d'explication et d'adieu : c'est assez. Jules Michelet disait qu'un peuple nouveau se constitue comme un antique monstre marin, une baleine faisant entendre face aux chasseurs qui la persécutent que c'est assez. Le jeu de mot fait rire mais le rire est un cri de douleur qui tue. « C'est assez » est le dernier mot du cétacé retrouvé dans sa piscine, noyé. C'est la dernière image de l'homme qui avait pour nom Baleine. Image pathétique et sublime, douloureuse et facétieuse, image de vérité gardienne d'une monstruosité plus drôle et plus digne de mémoire que la maladie, la mort et la tristesse de leur esprit de sérieux, tristesse gothique et psychanalytique.