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Arthur (Josh O'Connor) tient son objet dans La Chimère
Rayon vert

« La Chimère » d'Alice Rohrwacher : Territoire contaminé

Louis Leconte
Avec La Chimère, Alice Rohrwacher, tout en continuant à questionner le rapport des sociétés modernes au passé et à la sacralité, emmène son cinéma vers de nouvelles contrées formelles. Elle s'intéresse à des émanations du passé qui peuplent notre monde et recèlent une force qu’il s’agit de réapprendre à percevoir. La Chimère est même pris d’une fièvre, son territoire étant infecté par des mouvements de films contaminants jaillissant du sous-sol.
Louis Leconte

« La Chimère », un film d'Alice Rohrwacher (2023)

La surface de l’écran est noire et percée des sons de la campagne italienne. Soudain, le cache de la caméra est légèrement déplacé, laissant pénétrer dans l'appareil la lumière méditerranéenne et apparaitre le visage espiègle d'une jeune femme blonde. Ce visage - celui de Beniamina (Yle Vianello) -, capturé en 16mm, nous regarde, complice ; en l'espace d'un instant nous sommes liés aux images : le film nous accueille, nous invite à lui. Raccord. Arturo (Josh O’Connor), la face à moitié ensoleillée, dort dans le train ; l'apparition féminine était un rêve, elle en avait les atours. Alice Rohrwacher dispose ainsi en deux plans plusieurs éléments clés qui structurent La Chimère, son 4ème long-métrage : le dévoilement du dispositif cinématographique, un personnage habité par une absence, la connivence avec les spectateurs - autant d'éléments auxquels ne nous avait pas habitués la cinéaste italienne dans ses premiers films. Autre nouveauté annoncée dès l'ouverture : la prépondérance de la comédie, celle des passagers sortant puis rentrant de leur cabine dans un même mouvement pour observer le protagoniste-agitateur (suivi par un chien, à contretemps), celle aussi qui sous-tend les retrouvailles difficiles entre Arturo et ses camarades du village. Ces premières minutes nous laissent donc avec une impression exaltante que la suite du film viendra confirmer : avec La Chimère, Alice Rohrwacher emmène son cinéma vers de nouvelles contrées formelles.

La native de Fiesole ancre pourtant le récit de ce nouveau film dans un milieu familier de son cinéma : la ruralité italienne (un petit village au bord de la mer Tyrrhénienne, en l’occurrence), mais opère un premier déplacement, temporel, en situant l’action dans les années 1980 plutôt qu’à l’époque contemporaine. Dans les décennies 80-90, la jeune Alice Rohrwacher observe dans sa région la prolifération des tombarolis, ces pilleurs de tombes qui, comme Arturo et ses complices, fouillent les sols étrusques à la recherche d’objets archéologiques propres à la revente. « C’était un phénomène devenu courant au moment où on a commencé à perdre le sens du sacré. Le nouveau Dieu, c’était l’argent »(1) commente la cinéaste. Voilà (entre autres) ce que La Chimère cherche à interroger, dans le prolongement des œuvres précédentes de la réalisatrice : le rapport des sociétés modernes au passé et à la sacralité. Abaissée à sa dimension folklorique et carnavalesque par le regard contempteur de la télévision dans Les Merveilles, la tradition étrusques est ici réduite à sa valeur marchande, symptôme d’une société malade dont le regard cynique et calculateur corrompt ce sur quoi il se pose (cf. les plans de l’intérieur du temple souterrain, outragé par Arturo et sa bande, dont les fresques murales s’éteignent au contact de l’air extérieur).

Mettre à nu l’invisible

Un parallèle intéressant peut être fait entre ce discours sur la sacralité des objets de la tradition étrusques et les théories de Walter Benjamin sur l’évolution de la valeur des œuvres d’art à l’heure de la reproductibilité technique. Dans son célèbre essai(2), le philosophe allemand constate la disparition de l’« aura » dans les œuvres modernes, disparition qu’il attribue à l’essence mécaniquement reproductible des nouveaux médiums artistiques que sont la photographie et le cinéma. Traditionnellement, les œuvres d’art (peintures ou statues) s’inscrivaient dans des pratiques rituelles et ne se donnaient à voir que ponctuellement, dans des dispositifs cultuels ou religieux. Ces œuvres uniques s’intégraient dans un « ici-et-maintenant » qui leur conférait une qualité spirituelle, une aura. Les objets sépulcraux de la tradition étrusques en sont un parfait exemple, ils étaient « faits pour ne pas être vus »(3) comme le dit Rohrwacher, faits pour accompagner l’esprit des morts dans l’au-delà. Pour la réalisatrice, dénoncer l’obscénité des pilleurs de tombes ferait alors office d’auto-critique, en établissant une analogie entre le geste mortifère de mise à nu d’objets sacrés et celui, violent(4), de la caméra épuisant le monde à force de captation et de diffusion frénétique des images. C’est la fameuse valeur d’exposition des œuvres reproductibles, remplaçant leur valeur cultuelle, qui permettait à Walter Benjamin de sauver les médiums pourfendeurs de l’aura en leur attribuant une fonction politique nouvelle. Dans La Chimère, Rohrwacher se saisirait alors de cette portée politique précisément pour sauver le sacré en restituant l’invisible, tout en insistant sur le pouvoir du regard.

Arthur (Josh O'Connor) et Italia (Carol Duarte) sur la plage dans La Chimère
© Tempesta - Ad Vitam production - Amka Films -Arte France Cinéma

À ces fins, la réalisatrice s’est dotée d’un protagoniste aux qualités mystiques (à l’instar du Lazzaro de son film précédent), doué de capacités radiesthésiques lui permettant de passer d’un monde à l’autre - sensible aux radiations spirituelles et aux évidements qui les gardent. La caméra de Rohrwacher accompagne ce passage entre les mondes par un mouvement de retournement de la caméra, suivant celui de la baguette de sourcier que manipule Arturo, et qui lors d’une scène se retourne vers ses propres entrailles. Cette ostentation formelle au symbolisme appuyé serait rédhibitoire si celle-ci ne participait pas, comme il en sera question plus loin, de l’élaboration générale du territoire filmique de La Chimère. Il s’agit en outre d’un moyen astucieux trouvé par la réalisatrice pour figurer l’inframonde, celui de l’invisible, tout en perturbant la vue, dépositaire du visible, par un jeu d’inversion des coordonnées spatiales de l’image.

Mondes multiples

Les films d’Alice Rohrwacher sont toujours tressés de nombreux fils, et ses mondes composés d’individus hétéroclites, ambivalents. La Chimère fait ainsi défiler une galerie de personnages hauts en couleurs. Il y a les tombarolis, prompt à la fête et aux pillages, représentés comme de joyeux hurluberlus un tantinet burlesques à la faveur d’une séquence de carnaval fellinien. Leur machisme prit comme conséquence d’un déterminisme social est plaint par la réalisatrice, sans pour autant susciter sa complaisance (l’ultime séquence de pillage venant réaffirmer leur inexcusable brutalité). Il y a Flora, le personnage interprété par Isabella Rossellini, qui vit dans un manoir desquament et agit comme une mère vis-à-vis d’Arturo, tandis que ses propres filles s’entendent pour l’évacuer et se partager les vestiges familiaux. Il y a Italia (Carole Duarte), asservie par Flora, amourachée d’Arturo, matriarche en devenir et mère de deux enfants qu’elle cache à sa maîtresse. Autour d’eux gravite encore une série de personnages (la receleuse en marraine mafieuse campée par Alba Rohrwacher, la sœur de la réalisatrice, par exemple), portant chacun leur part d’archétype et finissant de nourrir cet écosystème diffracté mais densifié par la coexistence de mondes pluriels.

Alice Rohrwacher s’intéresse également dans La Chimère à ce qui permet d’unir ces mondes et de les fondre en communauté. Les péripéties des tombarolis sont ainsi élevées au rang de mythe via leur mise en chanson par une sorte de bonimenteur intradiégétique qui, dans un geste romantique de conjuration de la mort, produit une source d’identification culturelle commune en devenir. La réalisatrice n’oublie pas non plus d’inscrire son récit individuel et communautaire dans une réalité plus large. Celle, par exemple, de la sur-présence industrielle, à l’image de cette usine tentaculaire envahissant le front de mer et construite au-dessus d’anciennes tombes étrusques ; rappelant au passage que le vandalisme des tombarolis fait bien pâle figure à côté de la destruction aveugle des structures productives.

Territoire singulier

Mais ce qui frappe d’abord et avant tout devant cette nouvelle œuvre de la cinéaste toscane, c’est sa profusion stylistique inédite. La réalisatrice de Lazzaro felice cultivait jusqu’ici une certaine simplicité, une mise en scène sans affèterie mais d’une grande précision, jouant surtout sur des effets de cadrages, de distances, et de durées. La Chimère, en accumulant les figures de style cinématographiques, constitue une nouveauté radicale dans le travail formel de la cinéaste. Mouvements accélérés des personnages, adresse à la caméra, multiplication des supports filmiques et des régimes d’images, effets de superpositions, références musicales classiques et contemporaines… Rohrwacher puise dans l’histoire du cinéma - dans son archéologie, dirait-on - et crée ainsi un terrain de jeu méta qui devient un espace de rencontre stimulant entre elle et son spectateur. Mais surtout, ces irruptions stylistiques arbitraires, en résonnant avec la problématisation du récit, participent de la construction d’un territoire filmique singulier.

Un film, nous dit Jean-Pierre Esquenazi(5), constitue toujours la construction d’un territoire par l’intermédiaire de mouvements de films et de personnages fondant une dramaturgie. Le territoire ne se confond pas avec le milieu diégétique, il en est l’élévation qualitative. Dans La Chimère, le milieu est cette zone rurale italienne bordant la mer Tyrrhénienne ; ce milieu va être territorialisé par les mouvements de films que sont ces jaillissements formels puisés dans l’archéologie du cinéma décrits ci-dessus. Le mouvement de retournement de la caméra déjà mentionné plus haut, lorsque Arturo cherche un tombeau étrusque pour la première fois dans le film, appartient à ces mouvements territorialisant - il s’agit d’une soudaine et déstabilisante mise en branle de la caméra qui, certes, permet à Alice Rohrwacher d’accompagner le passage d’Arturo d’un monde à l’autre, mais qui, d’un point de vue strictement phénoménologique, produit la sensation d’une prise de possession de la caméra par une force obscure et autonome.

Ces jaillissements configurent dès lors un territoire dont le sous-sol éventré libère et diffuse des effluves mystiques d’un autre temps qui contaminent la facture formelle du film. C’est à cette aune qu’il convient d’appréhender la citation fellinienne (la séquence de carnaval suivie d’une fête sur la place du village autour d’un grand feu rappelant celui d’Amarcord) qui, loin d’être gratuite, participe de la territorialisation du film, et ce de deux manières : d’abord en lui transférant sa substance onirique et burlesque, ensuite en actant une fois de plus sa prise de possession par des forces filmiques ésotériques et ancestrales.

La Chimère est ainsi pris d’une fièvre, son territoire étant infecté par des mouvements de films contaminants jaillissant du sous-sol. Ce phénomène de territorialisation entre en résonance avec la thématique centrale du film (son « idée problématique » dirait Esquenazi) : l’appréhension mortifère du passé par un regard contemporain réifiant et destructeur, telle qu’incarnée par le groupe de tombarolis. Arturo, lui, épousera ce rapport au monde jusqu’à la rupture, et s’absoudra finalement en s’abandonnant, dans un geste sacrificiel, à la source contaminante. Passant par le sous-sol, il franchira définitivement la frontière du visible pour intégrer l’espace qu’habite Beniamina, celui des émanations du passé qui peuplent notre monde et recèlent une force qu’il s’agit pour nous de réapprendre à percevoir.

Notes[+]