« La Captive » de Chantal Akerman : La privation du regard
Dans La Captive, le corps d’Ariane est l’objet d’une traque continue. Chantal Akerman entreprend ainsi de donner à voir ce qu’est un personnage qui disparaît, vivant écrasé par le poids du contrôle et des dispositifs de pouvoir qui pèsent sur lui.
« La Captive », un film de Chantal Akerman (2000)
En choisissant d’adapter le cinquième volume d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Chantal Akerman en vient à s’approprier un récit fondé sur la jalousie maladive d’un personnage, qui se traduit dans la surveillance stricte de son amante, Albertine dans le roman, Ariane dans l’adaptation. La Captive entreprend alors de donner à voir ce qu’est un personnage qui disparaît, vivant écrasé par le poids du contrôle et des dispositifs de pouvoir qui pèsent sur lui.
Quel Proust à l’écran ?
Il n’est jamais anodin pour un(e) cinéaste de se lancer dans l’adaptation d’un roman, qui plus est d’un auteur qui incarne tant à lui seul la littérature française. En effet, la question du passage d’une forme artistique à une autre, des mots à l’image, ne va pas de soi. Cette problématique est exacerbée dans le cas d’une œuvre autant marquée par le pouvoir des mots qui, eux seuls, peuvent dire, par les circonvolutions des phrases, la complexité des états de conscience des personnages. La célèbre phrase de Proust « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » incarne cette ambition programmatique de À la recherche du temps perdu de dire le monde, que ce soit le monde de l’aristocratie de la fin du XIXe siècle ou le monde de l’esprit du narrateur. Par son désir de devenir écrivain, le narrateur de la fiction proustienne constitue la littérature comme le lieu de la vie accomplie. C’est cette ambition prêtée à la littérature, dans une œuvre romanesque métadiégétique, qui rend a priori particulièrement complexe l’entreprise d’adaptation. Si certains ont cherché à coller le plus possible au cadre posé par le roman, comme Raoul Ruiz dans son Temps retrouvé (1999), beaucoup se sont heurtés à cette limite du passage d’un art qui dit à un art qui montre. Chantal Akerman, avec La Captive, fait immédiatement le choix de se détacher de ce qui fait l’œuvre de Proust, comme pour mieux la retrouver.
Le prologue du film pose les jalons de ce qui s'avérera proprement cinématographique au regard de la littérature. Un personnage seul, observant des images de jeunes filles à la plage, se les repassant indéfiniment devant les yeux comme pour y lire des mots qui lui échappent : ce ne seront pas les mots qui seront importants mais bien les images. On retrouve ensuite, dans la deuxième séquence, une des jeunes filles de l’image marchant dans la rue, et toujours le même regard de cet homme qui semble l’attendre dans sa voiture et la prendre en filature. Il a souvent été mentionné que La Captive devait plus à Sueurs froides d’Alfred Hitchcock qu’à Marcel Proust. L’idée n’est pas ici de savoir où puise l’esprit créatif de la cinéaste, et il est évident que les sources d'inspiration d’un film sont toujours infinies et plus on en cherchera, plus on sera amené à en identifier. Toujours est-il que cette deuxième scène apparaît comme une démonstration des moyens propres du cinéma qui, sans aucun mot, peut parvenir à signifier par ses ressources spécifiques : l’enchaînement des images, les mouvements de caméra ou encore les effets de montage permettent de placer instantanément deux personnages dans une même réalité.
Comme introduction au film, ces deux premières séquences marquent bien le positionnement de Chantal Akerman vis-à-vis de l’entreprise d’adaptation d’une œuvre. Il ne s’agit pas de mettre des mots à l’écran, mais bien de trouver dans les techniques à disposition de la cinéaste, des moyens d’incarner ce qu’un romancier aurait décrit par des mots. Le principe de La Captive est posé dès ces premières images : un homme, Simon, apparaît comme obsédé par une femme, Ariane, la scrutant sur des bandes filmiques dont il dispose, et la suivant où qu’elle aille dans les rues de Paris. À partir de là, la suite du film ne sera que la tentative — inaboutie, comme on le verra — d’éclaircissement de ces étranges et saisissantes premières images.
La jalousie tyrannique
Ariane et Simon vivent en fait dans un même appartement, celui de Simon. De style bourgeois, celui-ci se caractérise par un dédale de pièces et de couloirs dans lesquels on ne se repèrera jamais vraiment. On comprend rapidement que ce labyrinthe est synonyme d’enfermement pour Ariane, toujours en prise avec le regard de Simon, qui n’en sort que très rarement. C’est alors dans ce cadre resserré que Chantal Akerman explore tous les dispositifs que met en place Simon pour chercher à contrôler l’objet de sa jalousie maladive. Ne se contentant pas de la suivre lui-même, souvent affaibli par la maladie ou requis au chevet de sa grand-mère, Simon sollicite l’aide d’Andrée, une amie d’Ariane, pour toujours l’accompagner, et lui raconter le déroulé des après-midis qu’elles passent ensemble.
Ce dispositif de contrôle jaloux est l’objet du premier quart d’heure du film, au cours duquel Ariane n’apparaît pas tant en personnage qu’en tant que proie captive du regard du spectateur, qui voit au travers des yeux vigilants de Simon. Ariane est sans regard. La première conversation qu’ont Simon et Ariane est marquée par la coupure d’une vitre teintée, séparant deux baignoires. Au premier plan, Simon apparaît, et Ariane n’est qu’une voix qui flotte dans l’écran, jusqu’à apparaître corporellement, sa silhouette se dessinant légèrement au travers de la vitre. Sa parole est détachée de son corps. Le motif de la vitre teintée évoque presque un imaginaire de salle d’interrogatoire, où des policiers se trouvent derrière une vitre opaque pour analyser le témoignage de tel ou tel suspect. De fait, ce motif revient à plusieurs reprises, et notamment par la forme interrogatoire. Lorsque Simon questionne Ariane sur son amie Léa, il ne cesse de mettre en doute ses réponses, comme s’il la confrontait à des éléments d’une enquête policière : « Elle vous dit à ce soir, pourtant vous m’aviez dit que vous la connaissiez à peine ».
La Captive propose alors une sorte de méta-représentation de ce que serait un regard d’homme sur une femme. Le corps d’Ariane est l’objet d’une traque continue. C’est un personnage épié de toute part, comme une chose. Les cadres sont souvent resserrés sur des espaces clairement délimités, montrant bien la dimension carcérale de son existence. C’est un corps sans volonté, sans cesse guidé par les ordres de Simon. Lorsqu’il part chercher Ariane à une réception à l’opéra, la caméra la suit et la raccompagne à la voiture comme une enfant punie par son père, au visage intransigeant. À son amie qui lui demande si elle sera bien présente le soir, elle n’ose même pas répondre, poussée par Simon à s’asseoir sur le siège. La violence de cette scène est à l’image de l’oppression qu’Ariane subit. Cette jalousie pathologique, proche du harcèlement, ne laisse jamais à Ariane la possibilité d’exister seule dans le plan. Lorsqu’Andrée lui rend visite, et qu’elles discutent côte à côte, le regard du spectateur sur ces deux visages est inquiété par la présence de Simon dans le hors-champ. En écoutant la conversation, nous en devenons le complice : nous épions aussi une conversation privée à laquelle nous ne sommes pas conviés.
L’impénétrable Ariane
Pour autant, il ne faudrait pas faire d'Ariane un personnage faible. Au contraire, elle semble, de manière assez paradoxale, ajouter du trouble à celui déjà créé par Chantal Akerman. D’autant que l’on comprend à la fin du film qu’elle est chez Simon de son plein gré, non pas par une quelconque dépendance matérielle puisqu'elle est elle-même issue de la bourgeoisie. De fait, le personnage d'Ariane ajoute beaucoup au mystère et à la tension de La Captive car il demeure totalement opaque. Alors que Simon se livre, se révèle sur ses doutes, sur ce qui le trouble (qu'Ariane soit conduite à désirer des femmes). Et de fait, c’est ce caractère tout à fait impénétrable d’Ariane qui tourmente tant Simon. La résistance qu’elle oppose à cela est celle de la plasticité, se rendant totalement impénétrable aux insistances, aux questions accusatrices. Lors d’un échange en voiture, il confie ainsi son désir : « Ariane, j’aimerais tellement savoir à quoi vous pensez. Ce que vous êtes. Ce que vous me cachez », ce à quoi Ariane répond, avec un air apaisé, contrastant avec la douceur inquiète de la voix de Simon, « Si je pensais à quelque chose je vous le dirais, mais je ne pense à rien » laissant Simon à ses doutes. Et cette impassibilité est tout aussi troublante pour le spectateur. Jamais Chantal Akerman ne nous laisse voir au travers des yeux d’Ariane, comme si elle était tout entière façonnée par le dispositif de contrôle de Simon, comme ayant perdu toute capacité à exprimer sa volonté, à agir par perversité, à manipuler Simon.
Rien n’invite à croire que le personnage d’Ariane soit cet archétype de personnage féminin manipulateur. Au contraire, Simon se heurte à son honnêteté, qui fait foi dans la mesure où il est amené à contrôler tous ses faits et gestes. Son corps, son extériorité sont sous sa gouverne, mais pas son for intérieur. La scène où il la rejoint dans le lit, se frottant à elle jusqu’à l’orgasme, montre bien que même le sexe se passe de pénétration. Si Ariane consent à laisser son corps être contrôlé par Simon, elle ne livre rien de son intériorité. Si elle part, c’est sur la demande de Simon, et revient aussitôt que celui-ci se rend compte qu’il prend une mauvaise décision. C’est en pensant qu’elle ne l’aime plus qu’il décide de la chasser, mais comme le spectateur, on est face à Ariane qui ne révèle rien de ses intentions, de ses désirs, et qui par une simple marque d’affection envers Simon nous vient à faire douter : subit-elle ou au contraire s’épanouit-elle dans cette vie ?
Lorsque dans la séquence finale, Ariane part se baigner, avant de disparaître. Le spectateur nage en plein doute. Quelques minutes auparavant, alors que les deux personnages étaient en voiture pour la Normandie, et s’embrassent alors qu’Ariane conduit, la voiture manque de sortir de la route, montrant que c’est bien par l’affection qu’ils pourraient se donner la mort.
Aussi, se jette-t-elle à l’eau par désespoir de vivre avec un homme qu’elle n’aime pas, ou au contraire est-elle blessée par le fait que Simon ne cesse de douter de sa bonne foi ? Et celui-ci, cherchant Ariane dans le plan final, fait-il figure d’Othello portant le sang de Desdémone sur ses mains, ou d’un amoureux perdu après la disparition de l’être aimé ? Peut-être que si la caméra de Chantal Akerman laisse le temps au bateau des secouristes de venir d’aussi loin (comme si le moteur était volontairement ralenti pour faire durer le plan), c’est pour que le temps nous soit donné de mesurer l’ampleur du trouble et de l’opacité formelle que La Captive parvient à créer.