« La Caméra de Claire » d’Hong Sang-soo : Voir double
Regarder à nouveau et très lentement : cette maxime invite à lire La Caméra de Claire sous le prisme de la répétition et du redoublement. C’est par ce motif que son héroïne, Manhee (Kim Min-hee), semble acquérir un nouveau regard sur elle-même et sur ce qui l’entoure. C'est ainsi que chez Hong Sang-soo, les images peuvent réconcilier avec la vie.
« La Caméra de Claire », un film d'Hong Sang-soo (2017)
The only way to change things is to look at everything again very slowly. Cette maxime énoncée au milieu du film La Caméra de Claire (Hong Sang-soo, 2017), invite à le lire sous le prisme de la répétition et du redoublement. C’est par ce motif que son héroïne, Manhee (Kim Min-hee) semble acquérir un nouveau regard sur ce qui l’entoure. Licenciée puis réintégrée à sa fonction d’assistante d’une société de distribution durant le festival de Cannes, elle est aidée dans son parcours par Claire (Isabelle Huppert). Toujours accompagnée d’un polaroid, cette dernière ne s’arrête pas de photographier les personnes qu’elle croise sur son chemin. Elle prétend que ses photos transforment les modèles, qui ne sont donc plus les mêmes après l’apparition du cliché. La vertu magique de cet objet, qui pourrait faire rentrer le récit dans le fantastique, n’est jamais explicitée. Il s’agit donc de regarder, à nouveau et très lentement, comment Manhee fait face aux différentes images d’elle-même dans le film.
Tout commence par un étrange selfie. Au café, juste après avoir appris son licenciement, elle demande brusquement à sa patronne, Yanghye, de faire un selfie avec elle, toute sourire. Comme une tentative naïve et perdue d’avance de transformer son renvoi en scène positive. Mais son téléphone portable n’a pas le pouvoir supposé de la caméra de Claire : elle continue à souffrir de ce renvoi. Un peu après, au restaurant, So et Yanghye regardent quelques clichés pris par Claire, tombent sur une photo de Manhee très maquillée, prise le matin même : ils ont bien du mal à la reconnaître. Le film n’ayant pas montré la scène où Claire avait pris cette photo, elle apparaît dans la diégèse ex nihilo : pour le spectateur également, Manhee semble autre, hors d’elle-même, comme un personnage différent.
Ensuite, la jeune coréenne est sur la plage, prise en photo par Claire, et c’est leur première véritable rencontre. La prise du cliché, hors-champ, précède leur premier dialogue, comme si la rencontre naissait par la photo. Claire apparaît donc, dans la continuité de la séquence, par un zoom arrière. Par leur rencontre, c’est l’espace qui grandit, et c’est comme si Manhee ne le voyait pas avant, comme si le flash de la caméra lui ouvrait les yeux sur ce qui l’entoure. Après, en écho à la scène du restaurant, Manhee va observer quelques clichés et tomber sur celui de So. Elle va prendre conscience de la raison de son licenciement (Yanghye est jalouse parce qu’elle a couché avec So). Par la suite, autre écho, cette fois au cliché maquillé : Manhee est sur les toits, se fait critiquer vertement par So en raison de sa tenue. Elle demande à Claire de ne pas faire de photo. Dans cette scène, les deux femmes semblent ne pas se connaître, comme s’il y avait une rupture de la continuité narrative. Nous pourrions poser l’hypothèse d’un rêve, motif récurrent chez Hong Sang-soo. Quoi qu’il en soit, l’effet sur le spectateur fonctionne pleinement : à nouveau, et de manière plus intense, il ne reconnait pas Manhee, elle lui apparaît étrangère.
Une dernière occurrence dans La Caméra de Claire ouvre la porte à une réconciliation. Les deux femmes marchent de nuit et retrouvent le café de la scène du licenciement. Elles se rendent compte avoir toutes les deux été sensibles à un même détail quelques heures auparavant : un chien. À travers lui gravitent deux rapports différents à l’espace, indiqués simplement par le choix du cadrage. Manhee s’était retournée brièvement pendant l’entretien pour le caresser, tout en restant sur sa chaise : le cadrage reste à hauteur d’humain, suivant l’action préétablie de l’entretien. Claire, quant à elle, plus sensible à l’espace, s’était arrêtée dans sa marche (et donc son action prédéfinie, son mouvement vers une destination ciblée) pour se baisser et le caresser : la caméra descend et cadre au niveau du sol. De retour dans ce café, Manhee se rassied sur la même chaise et rejoue, seule, le dialogue de l’entretien. Claire passe à l’intérieur, retrouve le chien et son propriétaire, le ramène à sa position antérieure pour le prendre en photo. Elle prend enfin plusieurs clichés de Manhee et de l’espace autour d’elle.
C’est la dernière occurrence des photos ou images dans La Caméra de Claire. En miroir de son selfie raté, Manhee se réconcilie avec Yanghye et retrouve son travail. Surtout, elle se réconcilie avec elle-même et avec son espace. La rencontre de Claire et des différentes images d’elle-même a permis l’éclosion d’une nouvelle sensibilité et d’un nouveau regard sur le monde. Cette initiation se fait donc par une capacité à redoubler le réel. Redoubler les êtres grâce aux photographies, confronter son identité à une image réduite de soi pour élargir sa vision. Peut-être se dessine-t-il ici un retournement du fameux mythe primitif de l’appareil photo qui subtilise une partie de l’âme des personnes représentées : la caméra de Claire leur donnerait une possibilité d’acquérir au contraire un petit supplément d’âme. Redoubler les êtres, mais aussi redoubler l’espace : le prolonger par le regard (la première rencontre Claire-Manhee sur la plage, et Claire-So au café, à chaque fois matérialisée par un zoom arrière) et enfin revenir dans un même lieu, le réinvestir, se le réapproprier (le café de jour puis de nuit).
Ces histoires de redoublement trouvent aussi une résonance supplémentaire si l’on veut bien replacer La Caméra de Claire dans la filmographie d’Hong Sang-soo. Là où les répétitions touchaient souvent la structure même du film, par exemple lorsqu’une deuxième partie vient rejouer les événements de la première, elles sont ici entièrement créées par les personnages. Le spectateur peut alors se sentir encore plus proche d’eux puisqu’ils ne dépendent pas de l’intervention d’un narrateur/metteur en scène pour vivre ces duplications. Chaque spectateur, mis à égalité avec les personnages, peut lui aussi donner naissances aux répétitions et redoubler le réel avec un simple appareil photo.
Les images peuvent réconcilier avec la vie. Mieux : il n’est pas nécessaire d’aller chercher ces images en haut des marches et du tapis rouge du festival de Cannes ; il peut suffire d’un café, d’une plage, d’un chien et d’une caméra.