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Juliette Jouan dans la forêt dans L'Envol
Esthétique

« L'Envol » de Pietro Marcello : De prétendus miracles

Louis Leconte
Le réalisateur Pietro Marcello propose avec L'Envol un art naïf qui oppose une esthétique de l’affleurement à la dramatisation pachydermique caractéristique d’un pan significatif du cinéma contemporain. Le film témoigne du cheminement artistique vitalisé d’un cinéaste qui a émigré du documentaire vers la fiction pour en remodeler la pâte et créer de film en film une œuvre à l’esthétique aussi personnelle qu’évolutive.
Louis Leconte

« L'Envol », un film de Pietro Marcello (2023)

Pietro Marcello souffle un vent nouveau sur le cinéma italien depuis ses premiers pas dans la fiction en 2015 avec Bella e perduta. Depuis, il a développé une esthétique singulière qu’il n’a de cesse de faire évoluer, un film après l’autre. Dans L'Envol, son dernier long-métrage en date, il déploie certains éléments clé de son style si reconnaissable (mélange d’images d’archives et d’images de fiction, utilisation du 16mm) mais aboutit à une œuvre bien différente, par exemple, de Martin Eden, son film précédent, qui creusait obstinément le sillon du récit d’apprentissage tiré du roman de London et gravitait tout entier autour du héros interprété par Luca Marinelli. L'Envol se présente plutôt comme une œuvre débridée, protéiforme, multifocale, dont la beauté tient à la fragilité de la composition d’ensemble. La phrase placée en exergue du film et extraite du livre Les voiles écarlates d’Alexander Grin dont il est inspiré — « On peut faire de prétendus miracles de ses propres mains. » — constitue un point de départ analytique fécond pour tenter de circonscrire le geste inédit que pose Pietro Marcello dans L'Envol.


Cinéaste-artisan


Commençons par la fin, le « de ses propres mains », qui renvoie d’abord à la thématique de l’artisanat qui imbibe le film à travers le personnage de Raphaël (Raphaël Thiéry), ébéniste génial aux mains mythologiques pour qui sculpter le bois est au-delà d’un métier : un art de vivre. Si Pietro Marcello semble si fasciné par ces mains au travail — qu’il n’a de cesse de capter sous tous les angles — c’est sans doute parce que le réalisateur entretient lui-même un rapport physique et organique au cinéma. Sorte de cinéaste-artisan, Marcello façonne dans L'Envol sa matière filmique comme on élabore une recette : en équilibrant le dosage d’éléments composites, les mains dans la pâte. Avant même d’être matière audiovisuelle, la pâte, pour Marcello, est matière tout court, puisque le cinéaste est l’un des rares à encore tourner en pellicule 16mm, ce qui confère à la plastique de ses films une texture et une densité particulière, et trahit l’intérêt du cinéaste pour la matière-image.

Mais l’artisanat audiovisuel de Pietro Marcello s’actualise peut-être de la façon la plus évidente dans l’hybridation qu’il opère entre images d’archives et images de fiction. S’il n’est pas le premier à en user (on pense évidemment au Miroir de Tarkovski, pour ne citer que lui), cette opération stylistique est quasiment devenue sa marque de fabrique. L'Envol commence donc par des images d’archives colorisées datant de la première guerre mondiale qui contextualisent les images du poilu Raphaël rentrant du front. Ces images d’archives permettent d’ancrer le récit fictionnel du film dans une réalité historique et à poser un cadre spatio-temporel à la narration, soit. Mais Marcello avait bien d’autres moyens à sa disposition pour situer son récit. Ceci nous amène à penser que l’artisan Marcello utilise les images d’archives à la façon d’un chef qui se servirait d’un ingrédient à sa disposition pour ajouter à son plat une nouvelle texture. Les images d’archives sont une matière première préexistante, elles ont une qualité unique : « Pourquoi ne pas s’en servir ? » semble dire Marcello. Quitte à les retravailler – coloriser - pour mieux les intégrer à la composition d’ensemble.


Puissance du faux


Le revers, ou plutôt le pendant de l’approche artisanale de composition dont naît L'Envol est sa dimension factice, artificielle. Factice ce plan de l’héroïne Juliette s’avançant dans un sous-bois dont les atours enchantés tranchent soudain avec la patine réaliste du film, artificielle la séquence de comédie musicale dans laquelle Juliette et son amie chantent et dansent dans le surcadrage d’une fenêtre. Le film mute, module, et de sa matière réaliste fait émerger des fragments de merveilleux, de comédie musicale, de romantisme, comme autant de nouvelles couleurs, de nouvelles textures ; comme l’affirmation d’une liberté sans cesse renouvelée. Mais l’équilibre est fragile, l’accumulation déstabilise, l’assemblage prend le risque de vaciller.

Raphaël Thiéry dans L'Envol
© Le Pacte

L’artisan Pietro Marcello est pourtant bien conscient de ses effets (la scène de l’oiseau numérique dissipe les derniers doutes) et mise sur une puissance du faux, sur ces « prétendus miracles » de l’exergue, qu’il ne faut pas entendre comme une transcendance en toc, un mysticisme en carton, mais au contraire comme la possibilité que de l’artifice naisse la grâce. En ce sens, la fameuse scène de Juliette qui chante en se baignant dans un étang inondé des reflets du soleil couchant fait office de manifeste. Comment cette scène qui a tout du « cinoche » mielleux ne bascule-t-elle pas définitivement dans le risible et parvient à émouvoir ? Peut-être justement parce qu’elle revendique avec ardeur le pari existentiel du cinéma de fiction, celui de susciter l’émotion par la mise en scène, par l’agencement du faux qui vise à toucher le vrai. La beauté de cette baignade lyrique est décuplée par la fragilité intrinsèque de son dispositif, par l’équilibre précaire qu’elle maintient in extremis pour ne pas se vautrer dans le ridicule.

Les miracles sont par essence des surgissements délicats de la vie-même que l'appareil cinématographique ne peut saisir (lorsqu’il le peut) qu'au prix d'une longue patience. Pietro Marcello n'en a pas les moyens, ce n'est pas son affaire, il est un metteur en scène au sens fort du terme et sait dès lors que si miracle il doit y avoir dans ses films, ils ne pourront être que fabriqués, prétendus. C'est le pari que pose le cinéaste avec L'Envol, celui de la puissance du faux mentionnée plus haut, et la scène de Juliette chantant dans l'étang constitue son accomplissement. Celle-ci relève de l'alchimie d'une mise en scène qui s'affirme pour ce qu'elle est (une fabrication) tout en se cristallisant en un instant de pure vérité ; elle est la coagulation inespérée d'une mise en scène et d'une mise en présence. Le film n’aspire donc pas, comme l’ont avancé certains, à un instant suspendu, mais est lui-même en suspension, jouant en permanence de la dialectique entre le factice et l’ancrage réaliste, le réel et le merveilleux, le vrai et le faux, qui trouve sa puissance dans la remise en jeu permanente de son édifice.


Éclaircie


Dans L'Envol, la dialectique est également narrative et naît du tressage entre pesanteur et légèreté. Pietro Marcello s’empare de sujets lourds – le féminisme, le viol, le harcèlement, la mort – mais les inscrits dans un récit vagabond qui refuse le pathos. Le film sautille d’une scène à l’autre sans s’appesantir, change de héros en cours de route, allonge puis resserre sa temporalité ; et lorsqu’il se fend d’un événement plus chargé dramatiquement – comme la scène de tentative de viol - le film n’édifie pas, il montre et passe son chemin. De fait, il ne s’agira pas de s’attarder, suite à cet acte odieux, sur les souffrances potentielles de Juliette qui est, comme le film, bien trop occupée à nourrir la joie qui accompagne les événements du destin romantique que Marcello a confectionné pour son héroïne.

Le refus de la dramatisation outrancière trouve sa figure métonymique dans le personnage d’Adeline (Noémie Lvovsky), en particulier à travers cette scène remarquable dans laquelle elle calme net l’ébullition colérique de Raphaël par un émouvant « ne crie pas ». C’est donc bien la légèreté qui prime dans L'Envol - non pas celle qui se complait dans un optimisme niais et néglige dès lors les afflictions qui jalonnent une vie humaine, mais celle qui refuse la pesanteur érigée en système par les dogmes scénaristiques dominants au profit d’un pseudo-réalisme affecté. Et tandis que ces mêmes dogmes scénaristiques exigent de dissimuler par tous les moyens possibles le caractère arbitraire de la fiction, Marcello, lui, s’amuse dans un geste brechtien à souligner l’artifice fictionnel par des scènes dangereusement peu vraisemblables (on pense par exemple à la scène dans laquelle Raphaël tombe par hasard sur le violeur de sa femme en train de se noyer, ou encore l’arrivée miraculeuse de Jean (Louis Garrel) et de ses « voiles rouges » après l’agression de Juliette).


Vitalité


Pietro Marcello propose ainsi avec L'Envol un art naïf qui oppose une esthétique de l’affleurement à la dramatisation pachydermique caractéristique d’un pan significatif du cinéma contemporain. Le film témoigne en cela du cheminement artistique vitalisé d’un cinéaste qui a émigré du documentaire vers la fiction pour en remodeler la pâte et créer de film en film une œuvre à l’esthétique aussi personnelle qu’évolutive. À la sensation réjouissante que l’art cinématographique n’a pas épuisé son potentiel d’émerveillement, l’ami Marcello, et les prétendus miracles qu’il réalise de ses propres mains, n’est pas étranger.