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Fabrice Luchini en Dark Vador d'opérette dans "L'Empire"
Interview

« L'Empire » : Interview de Bruno Dumont

Thibaut Grégoire
Interviewer Bruno Dumont n'est pas chose aisée. Le rencontrer signifie souvent devoir se départir de la préparation qui aura été faite en amont, tant le cinéaste aime s'agripper à des mots, sans toujours écouter vos questions jusqu'au bout. Il faut donc avancer par à-coups, reposer les questions, ou les poser en plusieurs parties, pour arriver à colmater toutes les brèches, à apporter toutes les réponses. Retranscrire une interview de Bruno Dumont est donc également compliqué, tant cela relève parfois du puzzle, du collage. Le présent entretien, remis au propre, est donc une version expurgée de ces allers et retours complexes. Mais cela rentre finalement en écho avec la forme du nouveau film du réalisateur, L'Empire, dans lequel il tente de simplifier sa vision du bien et du mal, en faisant appel au genre du space opera et au cinéma de divertissement en règle générale. En résulte une version « populaire » de La Vie de Jésus, dont le film est un « préquel » crypté. À travers l'opposition manifeste du bien et du mal et leur fusion finale, Bruno Dumont raconte la genèse de la nature humaine tout en revenant à l'origine de son cinéma.
Thibaut Grégoire

« L'Empire », un film de Bruno Dumont (2023)

Dans L'Empire, vous procédez de manière un peu différente que d'habitude. Vous exposez ce qui semble être une vision manichéenne, avec cet affrontement entre les 1 et les 0, qui représentent chacun le bien et le mal. Mais cette mise en place et son développement ne sont là que pour en arriver à un final lors duquel les deux fusionnent, tout en appelant à la figure de la Genèse. Il y a donc une volonté de parler de la fusion du bien et du mal comme quelque chose d'originel….

Il y a deux grands courants dans le cinéma, qui seraient d'un côté le naturalisme, dans lequel ces questions sont très mélangées, et qui serait plutôt présent dans le cinéma européen, et de l'autre un cinéma plus américain qui aurait pour habitude de séparer de manière très claire le bien et le mal. Dans la tradition d'un cinéma à la fois spectaculaire et hollywoodien, le bien et le mal sont distincts. Et ce qui m'intéressait, c'était de raconter une histoire en ayant ces deux genres, ces deux types de cinéma sur une même ligne de front, pour montrer la possibilité ou non de les faire cohabiter et de faire cohabiter ces questions. Dans L'Empire, cette distinction entre les 0 et les 1, correspond aussi à une certaine représentation du monde dans lequel on vit, où cohabitent des gens qui pensent que la vérité existe, et d'autres qui pensent que non. L'Empire est un film qui s'amuse avec tout ça, avec ces deux visions du monde, en faisant s'affronter des super-héros et des anti-héros. Ça m'amusait de jouer avec le cinéma et son histoire, tout en posant des questions sur ce que l'on vit aujourd'hui, avec des gens qui pensent encore que le bien et le mal existent, qui croient à la ségrégation, à la séparation entre les deux. Mais L'Empire n'est pas non plus un film qui prétend résoudre la question. C'est un film qui me permet de m'en amuser.

Il y a aussi un parallèle qui est fait entre L'Empire et La Vie de Jésus, dans lequel le bien et le mal cohabitaient aussi dans la personne de Freddy. Le film parle de la Genèse dans la cohabitation du bien et du mal, mais revient aussi à ce qui fait la genèse de votre cinéma.

Il y a en effet mon cinéma qui est présent, et qui est plutôt un cinéma des anti-héros et du naturalisme, dans lequel on ne sait pas trop où se situent le bien et le mal, et on ne s'en pose à la limite pas la question. Quand j'ai fait La Vie de Jésus, j'ai héroïsé quelqu'un de mauvais, et je joue avec ça depuis longtemps parce que la question n'est pas claire. Je pense que le bien et le mal sont imbriqués, bien que la culture institutionnelle dit autre chose. L'église, la morale, et même le « grand » cinéma prétendent nous dire que le mal est telle chose et le bien une autre.

Vous dites avoir voulu vous amuser avec les différentes formes de cinéma. Est-ce que vous pensez que la forme du space opera, à laquelle L'Empire se réfère, est aujourd'hui plus pertinente, ou à même de toucher plus juste, que celle que revêtait La Vie de Jésus à l'époque ?

Quand je dis que je m'amuse, c'est surtout que je ne veux pas que L'Empire soit un film philosophique et rébarbatif sur la question morale. Mais je pense aussi que le cinéma que je fais est un cinéma difficile parce qu'il n'est justement pas clair sur ce point. Et c'est donc plus compliqué pour le spectateur de l'aborder. Tandis que le cinéma de type hollywoodien est très clair de ce point de vue, le travail est déjà fait par le film et le spectateur n'a plus à le faire. Ce sont les cow-boys contre les indiens, un point c'est tout. C'est une forme simple, claire et populaire. Je pense qu'un film est populaire dans la mesure où la question morale est réglée et que le spectateur n'a pas d'effort à fournir. La Vie de Jésus est beaucoup plus complexe parce qu'il faut admettre que le mal est bien et/ou vice-versa. C'est plus intéressant mais c'est compliqué.

En restant sur cette idée de jouer avec l'histoire du cinéma, et concernant justement le western, les cow-boys et les indiens, il y a beaucoup de chevaux dans L'Empire, ce qui ne semble pas anodin.

Oui, mais en même temps, ce sont des boulonnais, qui sont donc des locaux. La culture du Nord est là dans toute son expression, mais elle se rapproche aussi des figures héroïques de péplums et autres. Quand on regarde des films comme Star Wars, c'est à peu près la même chanson que Quo Vadis. C'est totalement pompé sur l'histoire romaine, avec les stéréotypes des légions et de l'affrontement. Star Wars reste un péplum dans lequel il y a une invention spatiale et visuelle extraordinaire mais qui a un scénario totalement académique. C'est toujours cette même histoire de la lutte entre le bien et le mal.

Le fait d'utiliser le space opera dans L'Empire, qui serait une forme dégénérée de la tragédie et du péplum, pour en revenir à la genèse du bien et du mal et à la genèse de votre cinéma, serait en cela une sorte de pirouette, de cercle vicieux ?

Je pense que c'est une forme adaptée plus que dégénérée, une forme plus moderne, adaptée à la technologie. Il y a aussi la version de Kubrick qui est beaucoup plus métaphysique mais qui part aussi des mêmes bases. Je pense que l'espace est propice à la méditation, ou qu'au moins il la facilite parce que l'on voit les choses. On voit l'infini de l'espace. Tandis que dans La Vie de Jésus, on peut méditer sur le mal mais on ne le voit pas. Le space opera propose donc une illustration matérielle de questions compliquées. Le vaisseau spatial est une quête à l'intérieur de la profondeur du temps, qui a forcément une expression métaphysique immédiate mais qui est simple. Star Wars n'est pas Solaris de Tarkovski, mais pourtant ça parle de la même chose. D'ailleurs je pense que toutes les formes de cinéma, en règle générale, parlent plus ou moins tous de la même chose, sous des modes d'expression différents. Mais le péplum ou le space opera comme genres populaires rendent facile la compréhension de la complexité du réel.

Quand on regarde l'un après l'autre vos films, on se rend compte que, souvent, ils vont par deux, que l'un peut par exemple être le contrepoint de l'autre. Et avec le rapprochement que vous faites entre L'Empire et La Vie de Jésus, il y a cette idée d'un livre qui se referme, comme un palindrome. Le trou noir provoqué par la rencontre du bien et du mal à la fin du film évoque aussi cette figure d'une boucle, d'un serpent qui se mord la queue. Et à travers tout cela, il y a toujours le duo de flics, Van der Weyden et Carpentier, qui restent présent, même après le chaos….

Le film raconte effectivement entre les lignes la genèse de La Vie de Jésus. Et il y a l'idée de la répétition, qui fait comprendre qu'il n'y a pas de progrès. Sous couvert de modernité, on tourne en rond. C'est aussi pour ça que je pense que les deux types de cinéma dont je parlais disent au fond la même chose, que tous les films du cinéma parlent toujours du bien et du mal et que ça sera comme ça jusqu'à la fin des temps. Au bout du compte, l'homme ne bougera pas, il sera toujours pareil. Il y a quelque chose qui n'évolue pas, malgré l'illusion du progrès. Mais ce n'est pas une idée pessimiste de penser qu'il n'y a pas de progrès. C'est ironique mais ce n'est pas tragique. Je trouve au contraire que la vie est amusante.

Vous dites que tous les films ou toutes les œuvres tournent toujours autour du même sujet, autour du bien et du mal. Que pensez-vous justement de la tendance actuelle de films d'auteur que l'on pourrait qualifier de « films à sujets », dans lesquels une problématique sociale ou autre, est mise en avant par le scénario et prime sur la recherche esthétique ou le point de vue du réalisateur ?

Effectivement, le cinéma est entré dans la communication. Il faut qu'il coche des cases, qu'il passe la censure. Il ne peut plus se permettre d'être en rupture, surtout à notre époque, qui est très rigoriste et même très puritaine. Il y a des choses que l'on « doit » dire et aussi des interdits. Je ressens cela très fort dans les financements des films. Il y a des censures opérées par des comités de lecture qui empêchent de dire ou de montrer telle ou telle chose. Le cinéma contemporain n'est que l'expression du monde contemporain. Ce rétrécissement de la liberté de pensée et d'expression est nettement visible dans le cinéma. Et on en arrive donc à un cinéma de la communication, que l'on a de plus en plus de mal à différencier des publicités qui les précèdent lors des séances en salles. Je trouve ça assez insupportable car l'art a normalement une fonction de transgression naturelle, mais s'il ne peut plus transgresser parce qu'il doit cocher les cases d'un conformisme moral, ça se passe assez mal. Le cinéma devient alors pour les institutions et l'establishment, qui participent au financement, un outil pour diffuser le discours ambiant. Et quand je disais qu'il n'y avait pas de progrès, on en a là une illustration parfaite, puisque plus encore qu'une stagnation, on assiste là à un retour en arrière.

Jony (Brandon Vlieghe) prêt pour l'affrontement entre le bien et le mal
© Tessalit 2023

Toujours à propos de l'indistinction entre le bien et le mal, il y a plein de moments dans L'Empire où l'accent est mis sur le fait que l'on ne puisse pas distinguer les 0 des 1, les « bons » des « méchants », y compris dans la manière de se comporter, dans leurs coutumes respectives. Par exemple, les 1 se moquent des 0 parce qu'ils s'agenouillent pour se saluer, alors qu'ils font exactement la même chose. Là, c'est le regard du spectateur et du cinéaste qui ressort et explicite l'aspect comique, le ridicule que les personnages n'arrivent pas à distinguer.

L'Empire raconte l'origine de la nature et pose la question : pourquoi est-ce que tout est mélangé ? À l'origine tout n'était pas mélangé, mais le bien et le mal sont attirés l'un par l'autre, ce qui est représenté par l'attirance entre le personnage de Jony (Brandon Vlieghe) et celui de Jane (Anamaria Vartolomei). Il y a une forme de répulsion parce qu'il s'agit de deux entités contraires, mais il y a l'inclination humaine, les sentiments, l'amour et les instincts qui font que tout ça se confond. Le film revêt donc un aspect mythologique, racontant comment deux formes originellement séparées s'accouplent pour en donner une nouvelle. Tous les mythes inventent des histoires absolument imaginaires et extravagantes pour expliquer le présent, pour expliquer pourquoi le monde est comme ça. C'est ce que fait L'Empire, qui est en quelque sorte un film mythologique. Les 0 et les 1 dans le film, c'est nous. On est les deux mais le film les dissocie pour mettre en évidence que cette dissociation est une vue de l'esprit. C'est ce qui mène à ces moments de comique parce que l'on se rend compte, en effet, que ce sont les deux faces d'une même pièce. Toute l'histoire du monde est faite de contes que l'on raconte aux enfants pour qu'ils distinguent le loup de l'agneau. Je pense que cet apprentissage est bon pour les enfants mais il y a aussi un désapprentissage à faire à l'âge adulte parce que, dans la vie, il n'y pas les méchants d'un côté et les bons de l'autre. Il y a alors un autre apprentissage à refaire, celui de la nature humaine, parce qu'il n'y a pas non plus de relativisme, il y a des choses bonnes et des choses mauvaises mais ce n'est pas binaire comme l'enseignent les contes et toutes les croyances.

Cette attirance entre les deux pôles contraires renvoie à la figure de l'étreinte que l'on retrouve dans presque tous vos films. Dans L'Empire, cette étreinte est plus directement liée à une attraction purement sexuelle, elle est moins liée à l'amour ou à la révélation que dans P'tit Quinquin ou dans Hadewijch, par exemple.

C'est-à-dire que la nature brouille et bouscule les idéaux. Les sentiments sont programmés comme 0 et 1, pour être distincts. Mais le problème, ce sont la chair et la nature qui perturbent le plan. Car la nature humaine est faible, et l'être humain sait très bien ce qu'il doit faire mais ne le fait pas. C'est une phrase que j'avais mise dans Ma louteWe know what to do but we don't do. ») et qui résume le problème. En gros, on sait où se situent le bien et le mal, on sait comment on doit agir mais on n'agit pas de cette manière. On sait que la guerre, ce n'est pas bien, mais on la fait quand même. On sait que ce n'est pas bien de voler, mais les gens volent quand même. C'est aussi une réflexion sur la vacuité des idéaux et sur la nature qui recompose tout. Je pense que c'est dans l'ordre des choses, et c'est pour ça que je trouve les « consciences pures » dangereuses. La nature humaine n'a pas besoin d'un monde parfait. Le danger, c'est l'illusion de la vérité.

Quand vous parliez de vos premiers films, vous disiez vouloir représenter l'ordinaire de manière extraordinaire. Avec L'Empire, ne faites-vous pas un peu le contraire ?

Oui, parce qu'il y a justement un élément qui est représenté dans L'Empire et dans lequel je ne crois pas : c'est cet idéal de la dichotomie entre Dieu et le Diable. Mais cet élément « extraordinaire » auquel je ne crois pas permet une représentation quelque peu enfantine de la réalité de la nature. Je fais donc entrer dans mon cinéma ce monde surnaturel parce que je pense justement que le surnaturel est profane. Le vrai monde, c'est le Nord, la Côte d'Opale, mais j'y implante un mythe. Freddy, qui est le personnage de La Vie de Jésus, et qui est ici le bébé, le « Margat », représente le mal. Lui donner une origine diabolique est une façon imaginaire et mythologique de représenter la réalité du mal chez l'homme. Je crois bien sûr que le mal existe mais je m'amuse ici à lui en donner une représentation propre à un certain cinéma. Et derrière ce type de cinéma-là, il y a parfois de réelles idéologies qui pensent le mal comme entité définie, diabolique, au premier degré, alors que chez moi c'est juste une représentation absurde, exagérée, de quelque chose de réel. Et dans la réalité aussi, ça se passe comme ça. Par exemple, les Ukrainiens vont penser que les Russes sont mauvais et vice-versa. Le 0 et le 1 représentent aussi ce monde numérique dans lequel on est, et je pense que si beaucoup de gens aujourd'hui deviennent dingues, c'est aussi à cause de cette pensée numérique, digitale, qui simplifie le monde. On en vient alors à penser qu'il y a du blanc et du noir, et c'est dangereux car il n'y a selon moi que du gris. Je n'ai pas fondamentalement changé ma façon de penser, depuis mes débuts. Je crois toujours à la vérité du naturalisme, mais là je fais un petit détour par un autre cinéma, qui peut aussi porter une vérité, mais cette vérité est une vérité enfantine.

Mais votre rapport au naturalisme a toujours été « de biais ». Vous avez toujours recherché à vous démarquer un peu, à vous décaler, par rapport à une représentation qui serait totalement naturaliste.

Oui, parce que je pense vraiment que l'extraordinaire est dans l'ordinaire, que le sacré est dans le profane, et que c'est donc en filmant le profane que le cinéma peut le transfigurer et approcher un tant soit peu le sacré. Le sacré est autant, voire plus, dans un champ de patates que dans un beau royaume féérique, qui serait plutôt une vue de l'esprit. Cette représentation féérique du sacré n'est pas forcément fausse, mais c'est une vue de l'esprit et il ne faut pas perdre cela de vue. Beaucoup de gens pensent réellement que le sacré se trouve dans cette représentation féérique, alors qu'il faudrait plutôt garder une distance et à l'esprit que c'est du domaine de l'imaginaire.

Dans vos derniers films, il y a une arrivée progressive du spectaculaire, notamment par l'intermédiaire des effets spéciaux. Par exemple, il y a la figure de la voiture qui fait des tonneaux, présente depuis P'tit Quinquin, mais qui devient de plus en plus spectaculaire de film en film, avec pour apogée l'accident à rallonge et « exagéré » dans France.

Comme le rapport entre le bien et le mal est un rapport de coulissement - il y a comme un curseur qui oscille entre l'un et l'autre -, le rapport entre le comique et le tragique est sur le même registre. Et l'appel au spectaculaire est une bonne manière de mettre ça en évidence. C'est un bon curseur, en quelque sorte. Un accident de voiture, ça peut être tragique, mais il suffit de faire rouler la voiture une fois de trop, et ça peut devenir comique. Le comique est au bord du tragique. Dans Camille Claudel 1915, dont le sujet est tragique, il y a pourtant des scènes drôles parce qu'il suffit de pousser le curseur. Le fou est à la fois tragique et drôle. Alors, évidemment, la société pose des interdits qui font que l'on ne pourrait pas rire du fou, de l'handicapé, mais il n'empêche que le rire est là, il est difficile de l'empêcher, de le réprimer.

Concernant cet aspect burlesque et grotesque, vous jouez avec les acteurs et ce qu'ils représentent pour prendre un contre-pied et créer du comique. Dans L'Empire, il y a presque un aspect déceptif, inattendu, par rapport à ça. Le fait que ce soit Carpentier qui prenne le dessus sur Van der Weyden dans le duo de policiers - par rapport à P'tit Quinquin et Coin-Coin et les z'inhumains où Van der Weyden est très prolixe et Carpentier très effacé -, même si c'est lié à des contraintes de tournage, ou le fait que Brandon Vlieghe, qui joue Jony et qui est un acteur non-professionnel, se montre très théâtral dans ses monologues, sont des petites touches, des petites transgressions par rapport à des attentes que pourrait avoir le spectateur. Et au milieu de tout ça, vous gardez Fabrice Luchini comme sorte de garde-fou, en lui faisant faire plus ou moins la même chose que dans Ma loute, à savoir une composition délirante et grotesque, qui repousse les limites.

Là encore, c'est un effet de coulissement. Je fais monter et descendre les acteurs entre le naturel et l'artificiel. Le jeu des acteurs est une manière de montrer qu'il s'agit du même couloir, que le tragique et le comique sont sur la même ligne. Il suffit donc de modifier l'intensité du jeu, ou de pousser Fabrice Luchini jusqu'au plafond, pour entrer dans le loufoque le plus total, alors qu'il représente le malin. Il s'agit de tirer du tragique du mal quelque chose qui lui est contraire, ou de donner au bien, représenté par Jane (Anamaria Vartolomei), une faiblesse. Tout circule dans les personnages et dans les acteurs, qui passent de l'un à l'autre, du tragique au comique, d'un type de jeu à un autre. C'est la même chose entre les genres cinématographiques : en poussant un peu La Vie de Jésus, ça peut devenir un péplum. C'est pour ça que j'aime bien le grand spectacle, parce que c'est une représentation exagérée de quelque chose de vrai. Par exemple, un western peut à la fois être faux, caricatural, mais dire tout de même quelque chose de vrai.

On a parfois l'impression d'une cohabitation difficile entre différents types de comédiens dans vos films, ce qui crée une hétérogénéité qui est justement plus intéressante, qui tend à s'éloigner du naturalisme. On sait qu'il y avait des conflits entre les deux comédiens principaux sur La Vie de Jésus et aussi Twentynine Palms, mais il y a aussi parfois l'impression de flottements lorsqu'un professionnel donne la réplique à un non-professionnel, notamment parce que l'un et l'autre ne vont pas gérer le jeu et la rencontre de la même manière.

Il y a toujours des accidents de tournage et l'accident est intéressant. On travaille avec des choses qui se passent sur le tournage, parce que tous les comédiens restent des êtres humains, professionnels comme non-professionnels. Je travaille avec la nature des gens, le fait qu'ils soient pros ou non m'importe peu. La nature de Luchini m'intéresse autant que celle de Carpentier (Philippe Jore), et je compose avec ces deux natures de la même manière. Avec l'un et avec l'autre, je fais monter et descendre le curseur. La seule chose qui change, c'est que Luchini est capable de transgresser beaucoup plus facilement, parce qu'il y met du théâtre, tandis que pour un non-professionnel, c'est beaucoup plus difficile de sortir de sa nature, parce que son registre est plus restreint, malgré sa profondeur gigantesque. Ce qui n'empêche pas que les acteurs professionnels puissent être vite déroutés quand on leur demande de sortir de leurs gonds, de gérer un autre type de jeu. Par exemple, Juliette Binoche, dans Ma loute, avait beaucoup de mal à vriller comme je voulais qu'elle le fasse, à monter aussi haut et à sortir des clous. Ce sont tous des gens aussi fragiles les uns que les autres. Et la mise en scène, le cinéma, c'est aussi travailler avec cette émotion et cette fragilité qui les rendent attachants.


Entretien réalisé dans les bureaux de Cinéart, le 29 janvier 2024.

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