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Les deux moines sur le lac dans Printemps, été, automne, hiver… et printemps
Esthétique

La rhétorique des liquides chez Kim Ki-Duk : Au fil de l’eau, un cinéma qui coule à Flot ?

David Fonseca
Tout au long d’une filmographie qui court déjà sur une vingtaine d’années comme en autant de réalisations, le cinéaste Kim Ki-Duk y met en scène depuis ses débuts ses Vertigo, obsessions qui reviennent sans cesse comme les marées, sous forme d’une rhétorique de l’eau assumée, filmant ses personnages comme un pays, la Corée du Sud, entre eaux coulantes et eaux dormantes, pour nous dire leur dérive ; en dérive, c’est-à-dire à la fois, pour chacun, libérés et tenus, leurs possibilités d’écart restant inscrits dans un certain ordre qu’il s’agira pour tous de (re-)conquérir ou non.
David Fonseca

L’eau, dans sa réalité physique, aussi bien que dans ses valences symboliques, se révèle une et multiple. Élément naturel, matière suivante, elle semble baigner de son mystère tout le cinéma de Kim Ki-Duk(1). Le thème est ancien, en effet, chez le réalisateur. Déjà, dans The Crocodile, son premier film (1996), la géographie intime de son cinéma se situe dans l’eau, eau poisseuse, là même où gît le crime. Wild Animals, son deuxième film (1997), sera l’occasion pour le cinéaste d’affiner sa rhétorique(2) en permettant aux héros du film de connaître l’amour le long des quais de Seine, eau chanceuse où la vie comme les sentiments s’amarrent. Un thème qui sera pratiquement repris tout au long de sa filmographie, depuis Birdcage Inn (1998) en passant par L’arc (2004), qui raconte l’histoire d’un vieil homme qui vit avec une jeune fille qu’il retient loin du monde, sur un bateau en pleine mer, thème repris aussi, par exemple, dans Time (2006), Souffle (2007), Dream (2008), ou encore Bad Guy (2013), qui offre une scène de prostitution dans laquelle Sunwha, jeune étudiante contrainte de s’y résoudre pour rembourser de l’argent volé dans une valise, se retrouve dans une voiture avec un client, près d’un fleuve dont le cours laisse supposer l’agitation de l’héroïne ; thème de l’eau présent jusque dans ses derniers long métrages : Entre deux rives (2017), ayant pour décor un lac marquant la frontière entre les deux Corées, lieu inhabité où un vieil homme voit le moteur de son embarcation de pêcheur pris dans des filets, contraint de se laisser dériver vers les eaux sud-coréennes, là-même où il sera accusé d’espionnage ; mais aussi dans The Times Of Humans (2018), qui élargit le cercle produit par ses ricochets, prenant pour décor la mer, sur laquelle se trouve un paquebot dont les passagers sont privés de nourriture.

De ce cinéma, la critique fait dès lors, ligne de partage des eaux oblige en France, entre Positif et les Cahiers du cinéma, soit régulièrement le procès pour ces derniers, soit au contraire le dithyrambe pour les premiers, procès comme dithyrambe d’être prolifique, de déborder d’activité, sans cesse pris par le chambard de sa générosité. Sous entendu, une œuvre impétueuse qui courrait, à l’accusatif pour les Cahiers, le risque d’être parfois mal maîtrisée. Dans le même temps, d’ajouter que cette même œuvre ne cesserait pas, ce faisant, de se répéter (comme si les cinéastes n’avaient pas leurs obsessions, voire leurs névroses), de se gargariser sans pouvoir s’expulser de sa propre gorge. Autrement dit, de s’embourber. Il n’est qu’à lire certaines analyses critiques pour s’en convaincre, par exemple, de L’arc (2004), en s’attardant plus tard aussi sur celles de Pieta (2012) ou, plus récemment encore, à propos d’Entre deux rives. Sans vouloir engager une discussion qui serait des plus fastidieuses pour ne pas dire inutile sur la valeur des dits commentaires, ni même d’ailleurs sans vouloir remettre en question leur bien-fondé, on aimerait soutenir que la critique risque l’immersion si elle ne saisit pas la rame que l’auteur lui tend, afin d’espérer prendre avec lui la vague produite par cette onde forcée, friction du vent sur l’eau, cette eau ourlée dans ses grands flots métaphysiques, vague tantôt aussi haute que le si généreux cinéaste, tantôt aussi creusée que certains thèmes récurrents rencontrés chez l’auteur. Une eau qui, dès lors, si l’on y prête bien attention, se canalise en deux courants, celle de l’eau coulante, celle de l’eau dormante(3).

Premier courant, celui de l’eau coulante. De l’eau coulante car, en effet, ce cinéma prend tout d’abord le risque délibéré de couler à flots. Parce qu’il se veut tout le contraire d’un cinéma abouti, fini, terminé, réalisé. Autant dire l’inverse d’un cinéma embouché. Devant l’eau qui réfléchit son image de réalisateur, Kim Ki-Duk fait un cinéma qui se continue en permanence par le jeu de cette rémanence, cinéma qui n’est jamais achevé, qui ne cesse de se rouler dans son flot torrentiel reprenant cent fois sur le métier l’ouvrage qu’il avait laissé précédemment. Un cinéma du reflux comme de la marée, ce dont atteste The Coast Guard (2002) dans lequel ces mouvements d’humeur de l’eau sont si présents. Une humeur qui emprunte une autre forme, celle de la cascade, tantôt naturelle dans Printemps, été, automne, hiver…et printemps (2003), auprès de laquelle les deux jeunes protagonistes du film s’éveillent à l’amour(4), tantôt artificielle lorsque Jae-Young, la jeune prostituée de Samaria (2004) s’amuse près de l’une d’elle dans un moment encore d’insouciance et de gaieté. Ce cinéma est donc l’occasion d’une imagination ouverte, célébrant la vie, où l’œuvre se voit sans pouvoir se saisir, séparé d’elle-même par une distance qu’elle ne peut franchir. C’est un chemin ouvert, mais toujours une barrière à ses entreprises. Son sens est toujours déjà-là, qui nous fuit pourtant comme lorsqu’on voudrait fermer le poing sur l’eau. Ce cinéma, droit dans les yeux, a la révélation en quelque sorte de sa dualité, la révélation de son insaisissabilité, la révélation, surtout, de sa réalité et de son idéalité. Et dans cet interstice, ce jeu entre les plans, s’insinue dès lors l’existence de ses protagonistes, pour se mouvoir, s’inventer, s’habiter, le plus souvent glisser définitivement. Précisément, des eaux, pour avancer dans leurs vies, il en existe de toutes sortes pour les protagonistes des films.

Il apparaît alors qu’il n’y a pas seulement des eaux coulantes. Il en existe aussi qui sont dormantes. Autres eaux présentes également dans Samaria(5), près desquelles un père et sa fille, qui se sont enfin retrouvés après tant d’épreuves, tant de forfaits commis, se rejoignent pour s’endormir définitivement après avoir rendu visite au tombeau de la mère. Ici le destin des images de l’étang suit très exactement le destin de la rêverie principale où la jeune fille voit son père perpétrer son propre meurtre. Une rêverie principale qui est une rêverie de la mort. L’image de la mère absente, morte, sur le tombeau duquel ils sont venus se recueillir, renouvelle alors la première image, ranimant la douleur initiale des personnages, celle qui va marquer à jamais leur propre destin, celui de leur mort symbolique prochaine. Parce que l’humain c’est aussi la mort. En effet, le cinéma de Kim Ki-Duk décrit le plus souvent une vie par la mort, qu’elle soit physique ou carcéralo-mentale, comme dans Souffle (2007), où se raconte l’histoire d’un condamné à mort se prenant pour Shéhérazade, différant sa sentence en multipliant les tentatives de suicide, histoire qui touchera à ce point une femme mariée qu’elle viendra lui rendre visite jusqu’à l’aimer, elle-même étant enfermée à double-tours, folle qui n’avait pas suffisamment pris le temps de débarrasser son logis de son imagination débordante (Malebranche). Dans Samaria, tout autour de Jae-Young qui a racheté les fautes passées de sa meilleure amie en abîmant sa virginité dans les mêmes lits que sa défunte compagne, ceci afin de rendre monnaie aux amants de passage qui l’ont détruite, autour donc de cette morte prochaine qui renaîtra à la vie, c’est tout un pays qui s’anime, la Corée du Sud. Mais qui s’anime en s’endormant, dans le sens d’un repos éternel (critique du pays qui sera non plus symbolique mais frontale dans son dernier film, Entre deux rives, renvoyant dos-à-dos les deux Corées). Et tout autour d’eux, c’est toute une vallée où père et fille sont venus se retrouver pour mieux se séparer qui se creuse et s’enténèbre, qui prend une profondeur insondable pour ensevelir le malheur humain tout entier. L’eau dormante devient en effet un élément matériel qui reçoit le souvenir terrible de Jae-Young pour mieux l’étouffer, pour le rendre si total qu’il pourra vivre désormais inconscient, sans jamais dépasser la force des songes. Contempler l’eau, dès lors, chez Kim Ki-Duk, c’est s’écouler, c’est se dissoudre, c’est mourir pour, parfois comme ici, renaître à la vie. Puisque la mort vaut avant tout comme image de l’apprentissage et de l’émancipation.

Le couple sur l'eau dans l'île
L'île (2000) - © Myung Film Company Ltd.

L’existence de l’être humain, cette terre ferme, donc, est bordée de part et d’autre de deux rives mobiles chez le cinéaste : tantôt d’une eau coulante, tantôt d’une eau dormante. C’est que chacune de ces deux eaux a sa propre source pour origine. Dès lors si d’autres encore sont claires, sont printanières, il est une double qualité de ces deux eaux qui ne cesse de sourdre du récit cinématographique : celle de sa pureté ou non, partant, de la purification qu’elle permettra ou pas. Si bien que l’on peut parler ici d’une véritable morale de l’eau. Le cinéma de Kim Ki-Duk trouve en effet le plus souvent dans l’eau un symbole naturel soit de la pureté, soit de l’impureté, qui donne un sens précis à une psychologie prolixe de la purification. Revoyons simplement ce film, Printemps, été, automne, hiver… et printemps, qui prend pour décor principal celui de l’eau. Simplement parce que l’on ne peut pas déposer l’idéal de pureté dans n’importe quelle matière. Insistons encore pour nous convaincre, mais cette fois-ci a contrario, de cette même scène répétée dans deux autres productions, L’île (2000) et The Coast Guard, celle de l’ablation des parties génitales de l’héroïne, ablation qui sera celle (manquée) du mari comme (réussie) du fils dans Moebius (2013), manière de vengeance pour l’épouse et mère de toutes les autres victimes féminines des films précédents de Kim-Ki Duk. Car l’eau pure et claire est toujours un appel aux pollutions, un appel au crime, un outrage à la nature-mère. L’eau souillée devient, partant, le réceptacle du mal, un réceptacle ouvert à tous les maux. En somme, une substance du mal dont on se lave. Retournons-nous, passées ces images, sur les protagonistes des Locataires (2004) qui s’empressent sitôt leur forfait conclu de nettoyer notamment les appartements parasités. Si l’eau n’a pas de mémoire, elle n’en possède pas moins une vertu : elle sécrète de l’oubli, lave les souvenirs. C’est que la pureté n’est pas la propreté. Les personnages de Kim Ki-Duk ne se lavent, en effet, le corps que lorsqu’ils ont l’âme sale. Et bien d’autres extraits de ces films pourraient ainsi donner la preuve, par l’absurde, d’une valeur attachée tantôt à la pureté, tantôt à l’impureté. Parce que tout simplement elle redonne la vie, ou la reprend, qui n’est rien d’autre qu’un thème éminemment christique : « Personne, à moins de naître de l’eau et de l’esprit, ne peut entrer dans le Royaume des cieux » (Jean 3, 1-8). Pas de vie sur cette terre sans la présence de l’eau. L’eau nourrit la vie, aussi nauséabonde soit-elle. Elle en est sa condition, forme avec elle un tout insécable. Et si elle purifie tous les corps qui y sont plongés chez Kim Ki-Duk, c’est qu’elle fait écho au bruissement du baptistère, car il faut plonger dans l’eau pour renaître à la vie. Mais seuls les cœurs purs seront sauvés. L’ennui, c’est qu’ils ne le sont pas tous, car si ces cœurs étaient clairs, le monde serait clair, pour reprendre la formule d’Audiberti. C’est donc le plus souvent à la surface d’eaux saumâtres que les hommes, chez Kim Ki-Duk, viennent se contempler : un miroir sans tain pour contempler la mort au travail(6). Une christologie que finalement Samaria confesse : les histoires que le père raconte toujours à sa fille sur le chemin de l’école ne sont la plupart du temps que des récits religieux, pour ne pas dire essentiellement chrétiens, chemin de croix repris à travers le voyage étrange d’une jeune coréenne en Europe dans Amen (2011).

Ce rêve de rénovation que suggère pour partie l’eau en appelle alors un autre, celui de la conscience qui surgit. Car c’est la conscience qui nettoie. L’homme a effectivement, chez Kim Ki-Duk, par derrière son visage une tête de surcroît, au-dessus du crâne pour ceux qui l’oublient ou en dedans pour ceux qui la vénèrent, signe d’impureté de race : la conscience. Qui n’est rien d’autre que le petit dieu personnel de chacun, qui va de hautes erres et donne de la voix le soir lorsque chacun essaie ses défenses contre un rêve durant son sommeil. Pour l’encourager, le juger, le remettre sur le chemin… ce rêve qui finira bien par être ravalé dans ses bois, sa tête, comme du gibier, à moins qu’il ne soit tué au petit matin, chacun se réveillant tôt ou tard. La conscience, dit le vocabulaire philosophique de Lalande, est en effet « l’intuition qu’à l’esprit de ses états et de ses actes ». Le cinéma de Kim Ki-Duk répond en écho qu’elle est une lumière qui me révèle à moi-même ma vie intérieure. Près de l’eau, cette lumière prend dès lors une tonalité nouvelle. Elle se fait jour à soi-même, l’eau possédant l’absolu du reflet. Plus pur, dans Printemps, été, automne, hiver… et printemps par exemple, le reflet en devient plus réel que le réel (thème sur lequel joue le cinéaste, sur un autre registre toutefois, dans Real fiction, où un homme, portraitiste, retrouve ses émotions douloureuses à travers son double scénique. Des émotions si fortes qu’elles peuvent se mettre à tuer...). Il crée alors une image absolue de l’univers. En immobilisant l’image du ciel, le lac crée ainsi un ciel renversé en son sein. L’eau en sa jeune limpidité devient un ciel liquide où les astres prennent une vie nouvelle : on les trouve le plus souvent sur des embarcadères mobiles (L’île, L’arc, Printemps, été, automne, hiver… et printempsSamaria, Entre deux rives : habitations, barques ou navires) ou immobiles (le temple de Printemps, été, automne, hiver… et printemps, la prison de Souffle, la maison des Locataires, les maisons, encore, d’un quartier destiné à être rasé dans Pieta, où un recouvreur de dettes mutile les personnes qui y sont endettées).

Dans cette contemplation au bord des eaux, se forme dès lors, par l’entremise de ces astres qui ne sont rien d’autre finalement que des in-dividus, ce que Bachelard identifie dans un double concept, celui d’une étoile-île, d’une étoile prisonnière du lac ; d’une étoile qui serait une île du ciel. L’image reflétée permet alors à Kim Ki-Duk de jouer notamment sur deux plans de la conscience. Au premier plan, lui permet-elle de soumettre le monde à une idéalisation systématique, c’est-à-dire encore au jugement : le mirage corrige le réel, permet à chacun des protagonistes de devenir autre à défaut de devenir meilleur. Le mirage fait donc tomber les bavures et les misères. Il corrige. Au second plan, il donne la possibilité au cinéaste de faire valoir son point de vue. L’eau devient l’expression de la conscience de l’auteur en lui donnant un caractère personnel : dans ce si pur miroir, ce monde est sa vision. Et, que nous la partagions ou non, nous devenons complices de ce qu’il voit seul, de ce qu’il voit du plus profond des entrailles, c’est-à-dire focalement. Partant, cette conscience n’est-elle plus alors un simple reflet de l’objet individu, incapable d’exercer une action sur celui qu’elle reflète. Non, prendre conscience, chez Kim Ki-Duk, c’est dès lors s’exercer en acte, viser quelque chose, être une intentionnalité. Au fond, se positionner face au monde. Mais cette conscience est alors dangereuse. Parce qu’elle juge. Parce qu’elle connaît. Parce qu’elle comprend. Parce qu’elle montre. On connaît l’avertissement : « La conscience est une plaie à l’homme » (Cioran). Il faut donc la maintenir ni tout à fait trop éloignée des individus, ni tout à fait trop lointaine d’eux, car elle préserverait de la folie (ainsi en va-t-il a contrario dans Adresse inconnue en 2005 ou encore dans Souffle, chacun des protagonistes du film perdant la raison). The Coast Guard nous fournit pour l’essentiel les clefs de ce cinéma coffre-fort auquel répond point par point l’ouverture des Locataires par un cinéma de l’effraction. Parce que cette prise de conscience chez Kim Ki-Duk sépare non seulement du monde les protagonistes de ces films (ici un temple bouddhiste, là des maisons flottantes, ailleurs des appartements vides ou à détruire, plus loin une frontière, un bord, une limite, un paysage côtier, déchiré), mais aussi, comme l’a bien vu Sartre, les sépare-t-elle d’abord d’eux-mêmes, ensuite d’autrui, comme le révèle ce cinéma de la coupure, de la division, de la plaie béante, qu’illustrent notamment Adresse inconnue et Entre deux rives, traitant tous deux, à travers le destin tragique de leurs protagonistes, de la situation faite aux deux Corées. Ces individus ne sont plus, alors, que des dividus (dividus signifiant « coupé »), séparés d’eux-mêmes, des personnages schyzo, comme la Corée l’est sans doute depuis trop longtemps maintenant.

Coupés d’eux-mêmes d’abord, car, par exemple, prendre conscience de sa violence, dans Printemps, été, automne, hiver… et printemps, The coast guard ou encore Pieta, c’est ne plus être violent aussi simplement, aussi ingénument. Désormais il y a le moi qui est violent et le je qui sait que le moi est violent. Et le je qui sait que le moi est violent n’est pas lui-même violent. L’homme conscient chez Kim Ki-Duk, qui est pour soi, c’est-à-dire qui se donne une image de lui-même, se voit condamner par là à n’être jamais ce qu’il est, à ne plus coïncider avec soi (d’où la thématique des saisons dans Printemps, été, automne, hiver… et printemps). Conscient de n’être plus que cela, le personnage principal chez Kim Ki-Duk, notamment dans The Coast Guard ou Real Fiction, ne peut dès lors que jouer à être ce qu’il est (jouer encore à celui qui tire les ficelles dans Bad Guy, où l’on aperçoit le chef d’un gang derrière un miroir sans tain, observant une jeune femme contrainte de se prostituer afin de rembourser une dette, sort dont il serait responsable). Thème du jeu que concrétise Kim Ki-Duk, se prenant lui-même pour objet cinématographique, dans son documentaire Arirang (2011). Parce que toute conscience, finalement, est aussi comédie (rappelons-nous à cet égard la scène du soldat jouant à faire le soldat qui s’exécute, dans tous les sens du terme, sur la place de la ville dans The Coast Guard; idem dans One on one (2014), film au cours duquel un père fonde une milice paramilitaire, les Shadows, pour venger sa fille mystérieusement assassinée auparavant, où, chacun, pour faire passer aux aveux, surjoue les codes de l’armée : treillis, armes de poing et matraques en veux-tu, en voilà, soumission au chef exacerbée dans un cri de ralliement « Mort au communisme ! » ; également, renvoyons à l’une des scènes de passe se transformant pour l’occasion en scène d’ « amour » dans Samaria au cours de laquelle l’un des amants confie à Yeo-Jin, l’acte consommé, repu et rassasié : « on dirait des amoureux(7) »).

Ryoo Seung-bum sur son bateau dans Entre deux rives
Entre deux rives (2016) - © ASC Distribution

Coupés d’autrui, ensuite, les protagonistes des films de Kim Ki-Duk sont séparés (par le miroir sans tain, par exemple, dans Bad Guy, qui n’est rien d’autre que le miroir de l’eau figé), car, tandis qu’elle les révèle à eux-mêmes dans cette distance qui les travaille sans cesse, le monde clos, insulaire de la conscience des autres leur échappe totalement. Il leur demeure toujours étranger. Si bien qu’on ne connaît finalement des individus que leurs gestes, que leurs paroles, quand bien même celles-ci se déclinent sous la forme averbiale du silence. Pour cette raison, dans The Coast Guard, il faut les épier, il faut les surveiller, quitte à condamner indûment un vieux pêcheur pour espionnage dans Entre deux rives, la conscience du Nord jugeant celle du Sud et réciproquement, le vieux pêcheur étant, dans le même temps, la mauvaise conscience de chacune ; thème de l’espionnage revenant sans cesse dans de nombreux films de Kim Ki-Duk. Même scène dans Samaria où tour à tour chacun devient la conscience des autres : d’abord Yeo-Jin pour Jae-Young, ensuite le père de Yeo-Jin pour elle-même. Et si l’on ne comprend plus autrui, si l’on ne saisit plus le sens de sa gymnastique corporelle, il faut alors le tuer, physiquement (The Coast Guard, Moebius) et/ou symboliquement (Samaria). Cette conscience chez le cinéaste induit alors sans cesse une tension des corps, parce que l’avènement de la conscience c’est l’avènement de cet effort. Aussi longtemps qu’ils existent, aussi longtemps qu’ils se maintiennent en vie, c’est en s’opposant qu’ils se réussissent. C’est en s’opposant à un terme résistant qui se distingue d’eux que les personnages de Kim Ki-Duk s’accomplissent. L’ascétisme bouddhique de Printemps, été, automne, hiver… et printemps en témoigne : le héros du film ne vient à la conscience de lui-même qu’en assurant la maîtrise de son moi sur son propre corps qui gesticule, réifié, ramené sous l’autorité d’un doigt au bout d’une cervelle, sa conscience qui le domine. Conscience qui devient même dans The Coast Guard, Bad Guy et Adresse inconnue un pouvoir hyperorganique qui se révèle dans l’expérience de l’effort musculaire, racine de la volonté libre (quid des scènes de bagarre et d’entraînements entre soldats dans le premier, quid de la scène de lutte entre Han-Gi, chef de gang qui vient de voler un baiser à Sunwha, jeune étudiante à peine aperçu et dont il tombe amoureux, avec la police, quid de ces corps prostrés, mutilés, violentés dans le dernier) qui exige la violence en lieu et place des dialogues, unique incarnation possible des rapports humains.

Alors quoi, le cinéma de Kim Ki-Duk est-il finalement un cinéma contradictoire, tantôt épars et brouillon dans sa profusion même, tantôt bouillonnant et répétitif en écumant à l’envi toujours les mêmes thématiques ? À le reconnaître, on s’y perd un peu. Soit l’on pense cette œuvre cinématographique, à l’instar de l’utilisation que le cinéaste fait de l’eau coulante, comme débridée et l’on peut alors considérer son œuvre comme une fuite en avant célébrant la vie partout sur son passage. Soit au contraire l’envisage-t-on en lieu et place de cette eau dormante, et l’on peut penser de manière un peu paradoxale sa production cinématographique comme s’asséchant. Mais on pourrait difficilement soutenir les deux thèses dans le même temps. C’est pourtant le pari que l’on fait et sur lequel on insistera désormais. Tout simplement parce que le choix de ces thématiques dans l’œuvre du cinéaste n’est pas innocent. On ne voudrait pas faire ici offense à Jacques Lacan et à ceux qui s’en réclament en résumant très grossièrement l’apport du premier à la psychanalyse, en rappelant que celui-ci a surtout montré que les procédés de symbolisation, de déplacement, de substitution propres à l’inconscient ont la même structure que les procédés stylistiques du discours et que l’inconscient est structuré comme un langage. Cela, parce que le premier matériel qui s’offre au psychanalyste est celui de la parole du patient. Dans le rêve notamment, « ce rébus » dit Lacan, l’inconscient s’exprime par des figures analogues aux figures de rhétorique. Chez Kim Ki-Duk, cette rhétorique est celle de l’eau. Une eau qui nous dévoile alors son secret : elle n’est pas faite d’une teinte, mais de plusieurs, comme dans l’impressionnisme. Parce qu’elle parle de la conscience qui elle-même parle tellement de dialectes différents. Aussi emprunte-t-elle au langage de l’eau dormante (la mort) et à celui de l’eau coulante (la vie). Bref, elle est synthèse. Un curieux esperanto ? Le mot conscience, étymologiquement, signifie précisément « synthèse ». Mais cette cum-science n’est pas n’importe quelle synthèse chez le cinéaste : elle ramasse et unifie tout le spectre des expériences de ses personnages. Cela parce qu’elle parle de la vie, alors aussi, forcément, de la mort. Une expérience qui est toujours « une mémoire tenue en mains pour des tâches d’avenir », dit Pradines. Pour des tâches d’avenir, comprenons, pour essayer de libérer les protagonistes des films eux-mêmes. Dans ce cinéma, ils attendent rien de moins, en effet, de cette conscience qu’elle daigne finalement écouter leurs souffrances. Quelle soit attachée avec ferveur aux devoirs et aux pratiques de son espèce. Qu’elle remplisse son office, qu’elle soit leur petit notaire intime, note sous une forme scripturaire leurs vies. Mais cette forme de prise de conscience pourra-t-elle quelque chose pour chacun ? On peut bien craindre que non. Parce que cet agent plénipotentiaire, malgré sa feuille de route/malgré que le récit soit toujours tracé, a les mains coupées. Elle peut bien dès lors passer tout son temps à les écouter, à les comprendre, elle ne pourra jamais embrasser tout à fait leurs raisons comme leurs motivations. Chacun ne sera jamais rien d’autre que son éternel étranger, comme le sont tous les protagonistes des films de Kim Ki-Duk, qui disent en permanence leur exil dans un pays coupé de sa moitié, une tête sans les jambes. Non pas parce que cette conscience ne les connaîtrait qu’à peine. Mais par prudence, celle-ci ne sachant jamais véritablement quelle voix parle pour leur propre compte. Elles sont tellement nombreuses que leur conscience elle-même finit le plus souvent par s’y perdre. Toutes ces voix…celle de l’enfant mort-né, l’espérance, de la maturité à venir, le désespoir, du songe de l’or, le mensonge, de la peine du géomètre, la vérité…comment faire pour s’y retrouver ? Si elle prend donc soin de leurs témoignages dans l’univers de Kim Ki-Duk, c’est non par courtoisie, mais pour respecter cet usage qui sauvera peut-être chacun des protagonistes de la parodie, assumer personnellement la responsabilité de ces confessions où chacun ne peut apparaître que sous les airs d’un prête-nom dans un pays sans cesse pris en défaut d’identité.

Les sauver de la cacophonie en notant ces confessions les unes après les autres, consciencieusement, dans des films, au cas où il prendrait un jour l’envie à ces personnages de demander des comptes sur leurs vies de fantômes (repensons ainsi, par exemple, à cette forme de témoignage particulier qu’est la photographie dans les Locataires mais surtout dans Time, en 2007, photographie, nous dit Susan Sontag, qui a toujours le secret espoir de l’ultimité : immortaliser le fantôme de nos vies, arrêtant le passé définitivement dans sa prise). Alors, pour la forme, le cinéma de Kim Ki-Duk dispose bien d’un même moule, une eau dormante qui sert de récipient liquide, sorte de métal mou, où sont ressassées, pour le fond/par le fond, des eaux sans cesse usées que le cinéaste y apporte à chaque brassée cinématographique nouvelle. Qui n’est rien d’autre que l’expression du mouvement, cette grâce de la ligne toujours semblable à elle-même mais qui s’émeut pourtant de ne jamais finir. Parce que le mouvement, pour engendrer la vie, doit sans cesse être le produit de deux forces contraires. Ici l’eau dormante, un peu plus loin l’eau coulante. Le cinéma de Kim-Ki Duk est un cinéma qui s’anime en s’endormant. Mais l’auteur va encore plus loin. En jouant sur les deux thématiques de l’eau, eau dormante/eau coulante, l’auteur ne les traite pourtant pas de manière égale. Son cinéma a sa préférence. Ou plutôt montre-t-il que l’une conditionne l’autre, sans être nécessairement celle que l’on croit. Car son cinéma, partout, célèbre la vie. Kim Ki-Duk le martèle. A le cogner si fort que ses personnages finissent souvent, s’abrutissant, par s’entretuer. Il la célèbre, dès lors. Mais pas de n’importe quelle manière pour autant. Simplement parce que cette vie a le verbe rose embué chez le cinéaste. Certes, en se lustrant le corps, en se nettoyant l’âme, comme le fait Yeo-Jin dans les douches municipales de la ville après chaque passe (Samaria), l’eau se fait d’abord dynamique chez Kim Ki-Duk, toujours dans l’espoir de rendre vie, chacun désirant s’enfanter soi-même comme si c’était la première fois. Elle correspond à ce cinéma qui déborde du cadre, à ce cinéma envahissant, à ce cinéma prolixe qui continue toujours sa vie loin du champ. Mais dans le même temps, cette pureté est le contraire de cette vie. Parce que tout ce qui est pur, rappelait déjà Jankélévitch, tue. Aussi, Kim Ki-Duk prend-il toujours soin d’agrémenter sa production cinématographique gargantuesque des mêmes thèmes. Ceci pour le souiller de résidus qu’il souhaite toujours présents, en apesanteur, dans cette eau claire et coulante, cinéma pareil à une mémoire mobile suppurant, mais qui jamais ne cicatrise. Son cinéma est donc essentiellement, et finalement, un cinéma de l’impureté. Mais par nécessité, par contrainte, qui réinjecte sans cesse dans ses veines la même eau polluée, quitte à n’offrir aucune possibilité de rédemption, en étouffant la vie même qu’elle était censée produire comme l’atteste Adresse inconnue. Car si l’on veut la vie, on doit aussi désirer la souillure. Au risque de se répéter indéfiniment dans ce même geste. Mais la répétition n’est pas un défaut de mémoire. Elle met en place une unité des moyens d’expression qui fait de l’œuvre une monotonie mobile dont l’enjeu est de mettre en place, en creux, une topographie de la mémoire.

Topographie de la mémoire qui fuit depuis la partition de la Corée en 1948, topographie de la mémoire qui fuite de l’esprit de ses protagonistes, dans leur manière de remballer leur raison, la remémoration procédant selon un parcours de lieux, qui sont liés les uns aux autres en séquence chez le cinéaste, film après film, mettant en œuvre des rapports de similitude, d’opposition, de contiguïté : appartements, temple, barques, raison/folie, en un sens, frontière psychique/frontière physique, géographie de l’intime comme du pays mêlées. Une mémoire bien particulière, cependant, puisque chez Kim-Ki Duk la mémoire des personnages comme celui du pays semble tout d’abord être entendue classiquement comme la faculté de conserver, de rappeler des états de conscience passés et ce qui s’y trouve associé (eau dormante). Mais c’est aussi un ensemble de fonctions psychiques grâce auxquelles la mémoire se représente le passé comme passé (eau coulante). La mémoire semble recouvrer donc deux acceptions particulières pour Kim-Ki Duk : elle consiste à garder, retenir, emmagasiner, conserver des éléments du passé (dormante), elle est en même temps conscience vive, présente, active (coulante). L’une et l’autre fonctionnent alors chez lui sur des principes différents, la première sur l’habitude (dont Printemps, été, automne, hiver… et printemps pourrait-être le cahier des charges), la seconde sur une dynamique paradoxale de l’oubli (revoir, à cet égard, ces efforts de nettoyage des appartements visités dans Locataires comme celui de l’esprit de tous les personnages centraux des films du réalisateur) : l’oubli, tout aussi paradoxalement que cela puisse paraître, a dès lors une valeur cognitive positive : elle permet chez Kim-Ki Duk de se souvenir (revoir encore, cette fois-ci, ces photographies prises dans chaque appartement visité toujours dans Locataires, ou dans Time). Ce que Beckett formule en une proposition énigmatique : « L’homme qui a une bonne mémoire ne se souvient de rien car il n’oublie rien ». L’oubli permet de façon contradictoirement positive de retenir, de cristalliser le souvenir, parce que la mémoire vivante, c’est-à-dire encore la seule mémoire apte à retenir quoi que ce soit au sein même de l’exercice de la parole, ne peut se former, s’éduquer et se perfectionner que par la puissance de jeu et de variation que lui fournit l’oubli chez Kim Ki-Duk. Un travail secret de la case vide, qui autorise sans doute, de cercle en cercle, petit caillou sur l’eau, le pardon (que chacun se doit à soi, mais aussi entre les personnages, entre les deux Corées). Cinéma qui, dès lors, tissant un réseau de relations dans le film, de film en film, métaphorise une société historiquement gangrenée comme ses habitants qui, au bord du gouffre/au bord de leur gouffre, pourrait peut-être trouver la force de se rassembler. Opération de montage à partir des rushs de chacun, cut dans les plans comme dans la tête de tous, une autre manière, sans doute, de répondre à la question cent fois recommencée : qu’est-ce que le cinéma ?

En effet, ce cinéma, au (tré)-fond(s), oserions-nous dire, à l’instar de ce vieux marin filmé dans Entre deux rives, s’en va pêcher à l’aval de la vie de ses protagonistes, personnages si proches de l’écran qu’on les dirait retenus contre un barrage où s’amassent leurs consciences, en barque le plus souvent comme dans L’île ou Printemps, été, automne, hiver… et printemps, dans des zones – le barrage comme frontière – où le mélange de ces eaux favorise la croissance d’une prise naturelle couleur vert-olive, le cheveu des algues de leurs folies. Kim Ki-Duk nous les montre la plupart du temps partout sur les murs de son ouvrage d’art. Il en prend même parfois quelques-uns avec les mains et les jette sur la toile de l’écran, pour entretenir la coulée du film et les concentrer en baume. Les autres, il les attache au bout de l’hameçon de sa caméra, des cheveux qui lui font toujours des mèches pleines d’appâts. Le ventre du crochet repu, il explore les fins de courant, sans trop s’attarder toutefois à un même poste. Et il attend. Car le cinéma, c’est bien connu, a l’instinct du poisson : il s’empare toujours de ce qui vit entre deux eaux, à moins que ce ne soit au fond, simplement pour le mâcher afin d’en déloger les possibles locataires, nos rêves, une poignée de mousse, quelques rampants, la vie qui grouille et pourrit entre leurs dents.

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