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Brad Dourif dans Le Malin
Critique

Pourvu qu'on ait l'ivresse : « Le Malin » (1979) et « Au-dessous du volcan » (1984) de John Huston

Des Nouvelles du Front cinématographique
Pour l'inégal John Huston, l'important n'aura pas été d'être constant sauf dans l'échec. Certains de ses meilleurs films ont réussi à accéder à la vérité de l'échec quand tant d'autres y auront, parfois dans les grandes largeurs, échoué. L'échec serait un cliché hustonien égal à l'incommunicabilité pour le cinéma antonionien s'il n'y avait pas, en effet, les quelques grands films qui ont vu la terrible vérité de l'échec qui est la fêlure dont on fait un destin – fêlure de l’homme qui échoue aveuglément à sortir de la religion de la sortie de la religion dans « Le Malin » (1979) ; fêlure du représentant diplomatique doublé du bouffon visionnaire et alcoolique de « Au-dessous du volcan » (1984).


« (…) le craquement et l'éclatement de la fin [qui] signifient maintenant que tout le jeu de la fêlure s'est incarné dans la profondeur du corps, en même temps que le travail de l'intérieur et de l'extérieur en a distendu les bords »
(Gilles Deleuze, Logique du sens, éd. Minuit-coll. « Critique », 1969, p. 181)


L'échec, une passion

L'aveuglante vérité est celle qui brûle les yeux avec intensité et c’est ainsi qu’elle a pu rédimer le je-m'en-fichisme proverbial d'un monstre sacré hollywoodien, lui qui semble avoir pris un malin plaisir à faire autant sinon plus de films de la main gauche que de la main droite. L'échec, John Huston en aurait au fond assumé la question et cela de deux façons, dans les films ratés (la fausse séduction qui est une vraie limite pour le cinéma hustonien tient notamment à un éclectisme relativement erratique) et avec ceux qui, souvent aidé des grandes béquilles de la littérature, ont su voir dans l'échec une passion existentielle à rebrousse-poil de l'idéologie de la réussite promue par l'American Way of Life.

L'échec n'est pas la sanction honteuse qu'il faut éviter et conjurer au nom du consensus mais une morsure aussi inguérissable que désirable, une impuissance passionnelle qui révèle un passionnant désœuvrement affectant toute une Amérique, une certaine Amérique bâtie sur l'activisme forcené dans la mobilisation dépensière des moyens et la satisfaction hystérique des fins. L'échec pourrait s'énoncer en accord avec la philosophie de Giorgio Agamben : un pur moyen sans fin, une vie qui se réalise moins dans ses actes qu'elle est maintenue dans sa puissance, préservée dans ses possibilités – une forme de vie(1). L'échec ne se comprend dès lors pas ou plus du côté de l'œuvre mais sur le versant éthique et déterminant du désœuvrement.

C'est peut-être l'une des raisons expliquant que John Huston a tourné proportionnellement plus de bons films à la fin de sa carrière (mais aussi quelques navrants navets), à savoir cet effet de contexte produit précisément par le Nouvel Hollywood et dont les caractéristiques principales, de la déflation narrative à la valorisation empathique des anti-héros en passant par l'inscription documentaire de la fiction, ont profité à ses manières opportunistes, fluctuantes et intermittentes. Le je-m'en-foutisme et l'ironie hustonienne auront ainsi été plus d'une fois relevés et même sauvés du cynisme qui, en représentant son revers le plus obscur, afflige de fait ses pires films. Après tout, le Nouvel Hollywood, en voulant marquer la fin du cinéma classique et la modernité de son désenchantement à l'ère de la catastrophe vietnamienne, a lui-même été toujours obsédé par l'échec à renouer avec l'utopie libertaire d'une Amérique mythique rêvée par les écrivains transcendantalistes, d'emblée avec Easy Rider (1969) de Dennis Hopper apparu comme un surgeon tardif de la poésie en feuilles d'herbes de Walt Whitman.

Les blessés de la vie

L'échec n'est pas une impasse mais une passion. C'est une blessure existentielle dont le désir consiste à être assumé et son assomption, contre toute idée de sanction, appelle d'en faire un destin (John Huston qui est certes moins grand cinéaste que Howard Hawks et John Ford n'en demeure pas moins un grand tragique, profondément). Parmi ses derniers longs-métrages, on retiendra en particulier Le MalinWise Blood (1979) et Under the VolcanoAu-dessous du volcan (1984). Le premier a été tourné d'après le premier roman de l'écrivaine étasunienne Flannery O'Connor intitulé en français La Sagesse dans le sang et publié en 1952. Le second est adapté du deuxième roman de l'écrivain britannique Malcolm Lowry publié en 1947 et considéré comme l'un des plus grands textes littéraires de langue anglaise du 20ème siècle. Le Malin est l'un des tout meilleurs films de John Huston, habité par le corps chétif magnétisé par le regard bleu halluciné de Brad Dourif accompagnés par les excellents Harry Dean Stanton et Ned Beatty. Un film peuplé aussi par la formidable petite communauté des acteurs non professionnels de Macon en Géorgie où il a été tourné. La foi protestante y revient dans le désœuvrement de sa propre parodie qui se prolonge dans la désertification économique du vieux sud. Saisie avec un réalisme documentaire préfiguré par les photographies noir et blanc du générique, la Géorgie y est montrée en train de ruminer avec l'échec vietnamien l'autre échec peut-être plus traumatisant encore de la Confédération et de l'esclavagisme à l'issue de la Guerre de Sécession. Un peu moins réussi que Le Malin, notamment parce que l'inscription documentaire y fonctionne moins bien avec la relégation des habitants de Cuernavaca indexée sur la figuration des arrière-plans, Au-dessous du volcan impressionne pourtant, et souvent. Il impressionne déjà grâce à l'étonnante interprétation d'Albert Finney que l'on croirait littéralement imbibé de son rôle. Il impressionne aussi en suivant le temps d'une seule journée (comme dans le Ulysse de James Joyce) la pente déclinante où l'alcool qui empêche l'ex-consul britannique d'assumer son mandat diplomatique sinon comme un pitre devient avec le premier jour du mois de novembre 1938 un torrent de boue qui l'emporte et l'engloutit jusque dans les profondeurs telluriques de l'Ixtaccihuatl et du Popocatepetl.

Harry Dean Stanton et Amy Wright dans Le Malin
Harry Dean Stanton et Amy Wright dans Le Malin (© Carlotta Films).

Le Malin et Au-dessous du volcan ont beaucoup en commun, jamais loin de ressembler à deux films jumeaux : la parole abondante dont on s'enivre au risque de l'auto-intoxication ; l'attirance magnétique des paysages désertiques du sud qui parachèvent la désertification du nord et sa désorientation ; la fonction mise à mal de la représentation et la force performative des discours poussées au comble de leur désœuvrement comique et pathétique, autrement dit parodique ; l'auto-cécité révélant la voyance des aveugles qui voient jusqu'à désirer s'en brûler les yeux que la disposition la plus communément partagée est à vouloir ne plus rien voir désormais ; l'échec personnel mais assumé et de telle manière que l'assomption est une tragédie impersonnelle quand elle atteint comme ici un niveau social, voire civilisationnel, et même cosmique. Hazel Motes et Geoffrey Firmin figurent ainsi deux grands blessés de la vie dans le cinéma hustonien. Le premier qui revient du Vietnam avec une blessure honteuse et indicible tente de relever la blessure plus profonde encore d'un dressage évangélique aux côtés d'un grand-père autoritaire (joué d'ailleurs par le réalisateur après son rôle de patriarche dans Chinatown de Roman Polanski en 1974). Le second a l'alcoolisme lui permettant de noyer deux fautes (les prisonniers allemands jetés vifs dans la chaudière du cargo dont il était le commandant durant la Première Guerre mondiale et le départ de sa femme Yvonne qui l'a trompé avec son demi-frère Hugh), mais la noyade fait également monter en lui et hors de lui les eaux nouvelles et existentielles, boueuses et excrémentielles de l'histoire (l'échec des antifascistes en Espagne du côté de Hugh et l'infiltration mexicaine de l'antisémitisme nazi comme un poison pire que l'alcool).

Échouer revient à faire de deux mutilés existentiels les anti-héros paradoxalement héroïques des grandes tragédies humaines : tragédie du protestantisme qui est le dernier stade aporétique du christianisme comme « la religion de la sortie de la religion » et son impasse est ce dont on ne sort pas(2) ; tragédie de la nouvelle grande guerre mondiale qui ne peut pas ne pas avoir lieu et à laquelle même au Mexique on ne saurait échapper. Échouer revient ainsi à ouvrir les yeux au risque de les brûler comme de s'y brûler et c'est bien aussi ce qui s'est déjà passé pour John Huston quand il a tourné son documentaire Que la lumière soitLet There Be Light (1945) dédié aux soldats traumatisés par la guerre et dont la sortie, longtemps différée à cause de la censure exercée par l'U.S. Army, ne l'a été pour la première fois qu'avec l'édition du Festival de Cannes de 1981. Et c'est encore le cas mais autrement avec The MisfitsLes Désaxés (1961) d'après Arthur Miller où le crépuscule du classicisme hollywoodien est un catafalque pour les corps en sursis des stars encore vivantes mais déjà disparues, Marilyn Monroe, Clark Gable et Montgomery Clift.

La perte et la loi de son désir

Avec Le Malin comme avec Au-dessous du volcan, l'histoire est là, toute proche (Vietnam à peine fini ou Seconde Guerre mondiale imminente) ou plus lointaine (Guerre de sécession et Première Guerre mondiale). Non moins le mythe qui, déjà réfracté avec l'origine littéraire des récits adaptés, se retrouve ensuite diffracté dans le rayonnement propre des films : Œdipe avec le personnage d'Asa Hawks en nouveau Tirésias qui voit clair dans le jeu d'Hazel quand, lui, ne fera pas semblant d'assumer violemment ne pas avoir vu qu'il a en fait toujours été aveugle ; l'Enfer de Dante avec Yvonne dans le rôle de Béatrice et le docteur mexicain dont le nom de Vigil ne peut pas ne pas faire écho à celui de Virgile, guide de l'écrivain florentin durant sa catabase. D'ailleurs, le chat de l'ex-consul s'appelle Oedipuss (contraction d'Œdipe et de pussy) et ses grandes lunettes noires creusent dans son visage bouffi deux immenses trous aussi noirs que le double bandeau sur les yeux d'Hazel brûlés à la chaux vive. Entre les pôles de l'histoire et du mythe semblables à ces fausses jumelles que sont les deux montagnes mexicaines, l'Ixtaccihuatl et le Popocatepetl, il y a une demande d'amour immense dont l'impossible satisfaction est ce qui motive les uns à bricoler des religions communautaires improbables et grotesques, et ce qui pousse les autres à se gonfler d'ardeurs meurtrières en se faisant d'insensées identités guerrières. L'échec personnel délivre ainsi les vérités impersonnelles des religions d'amour saturées de chairs endolories de ses pénitents et des races dont la guerre produit les cadavres qui s'accumulent dans les profondeurs de la terre.

L'échec consiste à suivre la ligne de son désir qui est celui d'une destruction, d'un chaos qui n'est pas extérieur mais interne au cosmos – chaosmos(3). Toute vie est une entreprise de destruction, c'est déjà le constat entendu, et terrible, de Francis Scott Fitzgerald dans La Fêlure(4). C'est avec un écrivain comme lui ou comme Malcolm Lowry qui ont été deux grands buveurs d'alcool, que Gilles Deleuze qui lui-même a beaucoup bu ainsi qu'il le raconte à Claire Parnet au tout début de son abécédaire posthume(5), a pu conceptualiser la fêlure et son concept rompt avec l'idée d'une différence entre le dehors et le dedans afin de penser comment l'événement d'une vie est le fil incessant de son devenir, la frontière excédant la composition de ses histoires et le corps organique de ses récits. « La fêlure n'est ni intérieure ni extérieure, elle est à la frontière, insensible, incorporelle, idéelle. Aussi a-t-elle avec ce qui arrive à l'extérieur et à l'intérieur des rapports complexes d'interférence et de croisement, de jonction sautillante, un pas pour l'un, un pas pour l’autre, sur deux rythmes différents »(6).

Fêlure d'Hazel qui passe par la blessure du Vietnam, blessure honteuse et indicible peut-être aussi parce qu'elle met en cause son identité virile, et qui remonte jusqu'à l'enfance marquée des souffrances endurées à l'époque où son grand-père prêchait en jouissant des bénéfices du spectacle du péché, démontant toute volonté représentative (le prêcheur de la nouvelle église improbable, celle du Christ sans Christ, n'est pas écouté) et performative (son discours ne produit aucun effet d'adhésion et d'identification, sauf pour lui-même). Le désir se fait délire et Hazel, moins habile qu'Asa Hawks et l'escroc Hoover Shoates, finit en premier et dernier crucifié de sa propre église qui n'existe pas et il se double de surcroît d'être un autre Œdipe mais sans fille ni témoin (Sabbath Lily qui pourrait bien être l'amante de son père ne sera pas pour autant l'Antigone d'Hazel). Fêlure de Geoffrey aussi bien, qui boit moins parce que l'aimée l'a quittée qu'il est le captif amoureux d'une plus grande épouse qu'est la bouteille. La boisson provoque cet emportement torrentiel qui fait de lui un étranger sur Terre aussi bien qu'un intime habitant d'une terre volcanique. L'ex-consul dispose d'un nouveau mandat désormais, celui du bouffon qui dit la risible vérité du monde en reflétant les clowneries du demi-frère figurant l'intellectuel endeuillé mais en esthète par l'échec de l'antifascisme comme celles des antisémites qui s'excitent dans le meurtre des autres poursuivi jusqu'au Mexique. Le bouffon est à la fin l'épave clownesque qui préfère se donner à l'enfouissement dans la terre immémoriale que se livrer à l'excrément obscène des passions tristes et des identités meurtrières.

« Gatsby se brise comme verre, perd tout, et son amour proche, et son ancien amour, et son amour fantastique » écrit encore Gilles Deleuze à propos du héros de Fitzgerald(7). La perte est un épanchement avant une évaporation, une dilution avant une dissolution dont l'alcool est une forme d'expression chimiquement privilégiée. C'est plus généralement l'auto-intoxication en tant qu'elle est désirée et sa loi rédime la perte de l'amour en confondant tout à la fois l'amour, sa perte et la loi même de cette perte. « L’alcool est à la fois l'amour et la perte d'amour, l'argent et la perte d'argent, le pays natal et sa perte. Il est à la fois l'objet, la perte d'objet et la loi de cette perte. Dans un processus concerté de démolition (“bien entendu”) » (Ibid., p. 187-188). Daisy Buchanan est à Jay Gatsby ce que la fille d'Asa Hawks, Sabbath Lily (Amy Wright en double imaginaire de Flannery O'Connor), est à Hazel Motes et ce qu'Yvonne est encore à Geoffrey Firmin : l'ivresse idéale de la femme rêvée que recouvrent les grandes eaux du délire mystique de l'un et de l'alcoolisme dandy de l'autre. L'univers masculin très marqué du cinéma de John Huston ne se comprendrait qu'à la lumière de la femme toujours déjà perdue pour des hommes narcissiques, captifs des auto-intoxications de leur désir qui, parce qu'il est mimétique, suscite toujours aussi l'apparition de doubles menaçants.

Albert Finney, Jacqueline Bisset et Anthony Andrewsdans Au-dessous du volcan
Albert Finney, Jacqueline Bisset et Anthony Andrews dans Au-dessous du volcan (© Carlotta Films).

Doubles et rivaux comme le sont déjà les soldats sans nom de La Charge victorieuse (1951) d'après Stephen Crane, l'homme aux identités multiples joué par Kirk Douglas dans Le Dernier de la liste (1961) ou encore les espions aux surnoms farfelus de La Lettre du Kremlin (1970). Et cela est d'emblée attesté avec la statuette qui rend fou les protagonistes rêvant d'en faire l'acquisition, y compris le détective Sam Spade dans Le Faucon Maltais (1941) d'après Dashiell Hammett qui est non seulement le premier long-métrage de John Huston mais aussi le tout premier film noir hollywoodien (Peter Lorre y tient un rôle et une citation des Mains d'Orlac de Karl Freund située au début d'Au-dessous du volcan lui adresse un salut fraternel par-delà la vie et la mort). Ensuite, et entre autres, avec la fièvre de l'or et les contingences non nécessaires de son évanouissement dans Le Trésor de la Sierra Madre (1948), avec l'ouragan intensifiant l'atmosphère angoissante du huis-clos de Key Largo (1948), avec bien sûr le cachalot blanc qui attrape dans son sillage mythique le désir d'Achab en double monstrueux d'Abraham Lincoln et prophète fou de l'apocalypse américaine dans Moby Dick (1956) d'après le chef-d'œuvre d'Herman Melville.

Les doubles de John Huston

Pourvu qu'on ait l'ivresse, encore une fois, une dernière fois, même si la terre est devenue un désert. Et, dans un ultime éclat de vie dont l'intensité a la goût du mescal (l'alcool des damnés) ou la forme de la chaux vive, se rendre imperceptible et disparaître à la vue des autres puisque la mort a envahi le monde jusqu'à saturation. La dite « sagesse dans le sang » du Malin est le délire du voyant brûlé à la vue de l'aveuglante vérité qu'il n'y a pas plus risible que la camelote du péché vendue par les prêcheurs professionnels. Les mêmes qui, demain, n'hésiteront pas à être les bateleurs refourguant avec la même conviction chauffée par la culture de la concurrence un épluche-patates. Cette sagesse dans le sang est encore l'alcool qui rougit les joues de l'ex-consul d'Au-dessous du volcan et il s'y jette, il s'enfonce même et s'abîme entre l'Ixtaccihuatl et le Popocatepetl, poussé qu'il est par une attirance néo-primitive faisant de lui un héritier d'Empédocle, indiscipliné et intempestif.

Cette sagesse appartient pleinement encore à l'histoire moderne et tardive du cinéma hollywoodien qui advient dans la conscience de son moment à la fois épuisé et carnavalesque, dans ses déserts et ses mornes plaines, ses brinquebalements et ses grincements caustiques, ses aggravations et ses ruines très contemporaines qui s'expriment jusque dans les musiques folk et dissonantes composées par Alex North pour les deux films de John Huston. C'est ainsi le spectacle au rabais du gorille Gonga qui, dans Le Malin, fait tant rire les enfants qui rient du film tandis que, lui, s'amuse visiblement de le mettre en scène pour eux tout en vérifiant dans la foulée qu'il n'y a pas la plus grande différence entre l'industrie hollywoodienne et ce show fauché (Le Malin est à cet égard très proche de deux films étasuniens contemporains signés de réalisateurs européens, La Ballade de Bruno de Werner Herzog et Rêve de singe de Marco Ferreri, tous les deux de 1977). C'est encore la fête alcoolisée du 1er novembre qui est traditionnellement le Jour des Morts pour les mexicains et qui est aussi le jour de la mort consentie du héros d'Au-dessous du volcan. Et il y consent d'autant plus en reconnaissant le chien nu qui, ici exactement comme dans Coco (2017) des studios Pixar, est pour lui le gardien placentaire et l'ange sacré (le xoloitzcuintle ou xolo ou cholo est associé au dieu aztèque Xolotl, le dieu des doubles accompagnant l'âme des défunts dans l'autre monde, le Mictlan).

Le chemin d'une vie connaîtra son terme en amenant John Huston à entreprendre au seuil de la mort son tout dernier long-métrage qui est probablement son plus beau film, Gens de Dublin (1987) d'après The Dead de James Joyce. Adapter le roman joycien de Malcolm Lowry aurait dès lors permis pour lui de s'approcher au plus près d'une frontière qui est une limite extérieure et intérieure, une frontière qui est une ligne irlandaise aussi importante dans son existence que la ligne mexicaine.

Cette sagesse est celle de l'échec qui est une folle tragédie, tout à la fois cosmique, caustique, intime. La grande passion de l'échec aura traversé la vie de John Huston en touchant à l'un de ses noyaux de réel tragiques et traumatiques en ce jour d'ombre et de nuit de 1933 où, âgé alors d'une vingtaine d'années et déjà grandement imbibé d'alcool, un jeune homme a renversé mortellement la femme d'un acteur mexicain pour se dérober ensuite à sa responsabilité en fuyant la justice le temps d'un exil européen organisé par son père, l'acteur Walter Huston. De son côté, Hazel Motes paie la faute d'avoir roulé un soir avec sa vieille caisse sur le buffet d'un rival, son double aussi paumé que lui, ce jumeau de misère joué par William Hickey. Pour ce qui le concerne, Geoffrey Firmin paie la sienne en s'enfonçant sous le volcan mexicain afin de pouvoir disparaître du grand récit occidental qui est le brasier d'un coucher de soleil, carnavalesque et catastrophique. Une éruption volcanique mais à l'envers.

Hazel Motes et Geoffrey Firmin figurent parmi les plus émouvants doubles de John Huston. L'un comme l'autre auront été comme des jumeaux, les gardiens de ses plus secrètes passions qui recoupent ses plus intimes blessures. Comme les doubles du chien xolo ou cholo qui l'aurait sauvé in extremis du cynisme d'une existence de je-m'en-foutiste en lui préparant affectueusement un accès pour l'autre monde où l'attend depuis longtemps Peter Lorre qui, amicalement, lui fait signe avec les mains d'Orlac.

Notes[+]