L'atlante Jean Vigo
Quatre films, deux courts, un moyen, un long-métrage : un archipel. Partout l'eau y ruisselle, piscine, fleuve et mers. Partout le mouvement abonde, dans les corps et entre eux, dans les images et dans leurs intervalles, partout des machines en surrégime, tout un dévergondage pour une écume poétique dont la mousse déborde en abordant les rivages du sonore. Pourtant l'archipel a pris l'eau en s'apparentant longtemps à l'Atlantide, de la censure de Zéro de conduite jusqu'à l'après-guerre à la mutilation de L'Atalante dont l'intégrité n'a été retrouvée qu'après plusieurs décennies. En cinq ans, l'œuvre météorique de Jean Vigo mort à 29 ans récapitule l'immense génie du cinéma muet avec l'enfance balbutiante du cinéma parlant.
Autour de l’œuvre de Jean Vigo : À propos de Nice (1930), La Natation par Jean Taris (1931), Zéro de conduite (1933) et L'Atalante (1934)
« C'est ton premier film, tu devrais faire quelques
concessions pour ce premier film, et puis ensuite tu
en feras d'autres, et quand vraiment tu auras donné
ta mesure, tu pourras faire ce que tu voudras. Et là
il m'a regardé, et vraiment c'était tragique son
regard, il m'a dit : "Toi tu es en bonne santé, tu as le
temps, mais moi je n'ai pas le temps, alors il faut
que je le fasse tout de suite" »
(Albert Riéra à propos de Zéro de conduite
dans Cinéastes de notre temps, Jean Vigo, Jacques Rozier, 1964)
L'enfance de l'art, la quadrature du cercle
(Jouvence Jean Vigo)
Voir et revoir les films de Jean Vigo appelle à sentir avec la plus grande vigueur la jeunesse d'un artiste d'emblée en pleine possession de ses moyens. C'est saisir à la fois l'urgence et l'énergie de l'adulte qui sait déjà que le temps lui est compté en même temps que le temps qu'il lui reste est à l'enfance souveraine, seul royaume désirable en étant celui de l'anarchie. Jean Vigo fait feu de tout bois, l'économie est celle d'une dépense insolente et continuelle. Il n'y a pas un plan, pas un cadrage, pas un raccord, pas un bout de piste sonore qui n'est pas destiné à accueillir la friction des idées, des surgissements et des jeux, des audaces et des clowneries, des acrobaties et des facéties comme autant de mots d'esprit. Des éclats comme des éclaboussures, tout un ruissellement. Ses films ont la fougue de carburer au Witz, innervés par la vigueur d'une pensée qui se confronte aux contradictions et archaïsmes de la modernité, remués de rumeurs et d'humeurs, traversés de courants divers et variés, électriques et organiques, fluviaux et souterrains, fiévreux et libidineux, maritimes et océaniques.
Les films du saltimbanque Jean Vigo émeuvent et soulèvent encore parce que leurs jouissances natatoires sont dédiées non seulement au cirque de nos vies mais aussi au soulèvement même.
Chez Jean Vigo, il faut qu'il y ait des rapports tout le temps et partout, il faut que cela bouillonne, gicle et frictionne dans des harmoniques témoignant pour la lubricité enfantine du génie et avec des ravissements qui plongent gaiement les doigts dans la crasse, la grossièreté et l'obscénité du monde. C'est pourquoi ses films n'hésitent pas à être hirsutes et dépenaillés, gesticulants et azimutés tant l'imagination y est débordante, entre priapisme et exhibitionnisme. La prodigalité est telle que le diamant se donne toujours avec la gangue, la beauté avec la laideur, la jeunesse avec le gâtisme, l'oisiveté avec la pauvreté, l'innocence avec la cruauté, Apollon avec Dionysos. La fiction frictionne avec le documentaire en accouchant d'images et d'idées par brassées, comme une portée de chatons.
Quatre films, un archipel. L'enfance de l'art du cinéma, la quadrature du cercle. Jouvence Jean Vigo.
Faire raccord de tout bois
(un pont à lui tout seul)
D'un côté, Jean Vigo récapitule trente années de cinéma dans une synthèse si virtuose, fantasque et rapide qu'elle s'amuse à passer du coq à l'âne en jouant à saute-mouton avec les contraires, un véritable bestiaire. Ainsi, dans À propos de Nice, les vues Lumière sur la promenade des Anglais, le Negresco et le Palais de la Méditerranée s'allient avec des gags à la Méliès sur des filles dénudées et des marins carbonisés par le soleil tandis que les décadrages insolites rappelant les expérimentations avant-gardistes, celles d'Abel Gance et de René Clair, voisinent via les métaphores du casino, de l'autruche et des crocodiles avec le montage des attractions cher à Sergueï Eisenstein. Jean Vigo incarnerait à lui tout seul un raccord en jetant des ponts par-dessus les eaux plurielles de cinématographies hétérogènes. Son chef opérateur est Boris Kaufman, frère cadet de Dizga Vertov et il tourne La Natation par Jean Taris sur la recommandation de Germaine Dulac, représentante de la première avant-garde et directrice de la Gaumont Franco Film Auberi. Parmi ses amis on compte entre autres Jean Grémillon apparenté à la première avant-garde qui privilégie l'eau dans une première réinvention cinématographique de l'impressionnisme, l'écrivain Léon Moussinac qui est avec Louis Delluc l'un des premiers théoriciens du cinéma, le biologiste Jean Painlevé apprécié des surréalistes et qui est le créateur du cinéma scientifique, le belge Henri Storck qui joue le curé dans À propos de Nice et a commencé à tourner ses propres bandes documentaires à Ostende, Jean Dasté qui s'impose après guerre en grand homme du théâtre populaire puis revient au cinéma dans les films cinéphiles des amateurs du cinéma de Jean Vigo, ceux d'Alain Resnais et de François Truffaut.
Cette constellation est importante en participant à imposer le cinéma documentaire. Jean Vigo joue un rôle décisif dans cette qualification quand il accompagne la première projection (privée) de À propos de Nice au Théâtre du Vieux-Colombier le 28 mai 1930 d'une intervention intitulée « Vers le cinéma social » en y introduisant notamment une formule qui a fait florès, celle du « point de vue documenté ». Le cinéma documentaire qui émerge au carrefour tectonique du muet et du parlant se comprendrait alors selon un double versant esthétique, celui de la prise de vue, de l'enregistrement et du document dans la lignée des frères Lumière et celui de l'écriture par le cadrage et le montage dans le double héritage des avant-gardismes français et du constructivisme dialectique soviétique.
D'un autre côté, Jean Vigo aborde les rives naissantes du sonore avec un double esprit, celui de l'infans qui cesse de l'être en accédant enfin au royaume de la parole et celui du boucanier et de la piraterie. Si le son s'offre au verbe, l'image en contrarie immédiatement le sérieux. Ainsi, la neutralité didactique du commentaire de La Natation par Jean Taris se trouve rapidement démentie par plusieurs drôleries visuelles, images passées à l'envers ou ralentis qui célèbrent avec la beauté du corps du nageur celle des eaux bouillonnantes qu'il brasse avec ses jambes et avec ses bras. Les paroles enfantines d'À propos de Nice sont quant à elles délivrées comme des bruits à part entière, piaillements et gros mots, vacarme et bruits de pets, soit tout un boucan qui prépare au complot des élèves prêts au soulèvement en suivant la triade formée par Causset, Colin et Bruel. Portés par un esprit boucanier qui leur fait préférer le drapeau noir au drapeau tricolore jeté par terre, ils dynamitent l'internat en le renversant pour en faire un bateau pirate accessible par les toits. Avec la bande musicale passée à l'envers, l'inversion incluant l'indétermination sexuelle de l'élève Tabard débouche sur l'ivresse d'un renversement des valeurs, dionysiaque et nietzschéen, qui est celle de la rencontre vertigineuse du bacchique et de l'anarchique. Enfin, dans L'Atalante, le père Jules est un batelier tatoué et joufflu dont la parlure est grosse d'une langue populaire à la fois argotique et souvent ésotérique qui doit beaucoup aux inventions et improvisations de Michel Simon. Le marin d'eau douce a été un matelot des grands océans et les paroles du marsouin qui s'entoure d'un peuple de matous roulent dans l'écume d'une salive abondante, exotique et spermatique qui fiche la panique dans le couple de Juliette et Jean. Après Boudu sauvé des eaux (1932) de Jean Renoir, Michel Simon figure à nouveau un Faune des temps modernes, incarnant la résurrection du vieux Pan.
L'enfance de l'art est celle d'une modernité qui consiste à faire du cinéma avec l'urgence et l'insolence des enfants qui haïssent le sérieux des adultes et la sagesse des vieillards, une double mascarade qu'exacerbe le Carnaval de Nice. Les modernes qui ont suivi ne s'y sont pas trompés en réitérant pour leur propre compte les leçons libertaires de Jean Vigo : François Truffaut avec la perversité polymorphe des enfants (Les Mistons, 1957) ; Agnès Varda dans les coq à l'âne du montage et le peuple bigarré des villes fracassées par la misère (Du côté de la côte et L'Opéra-Mouffe, 1958) ; Jean-Luc Godard avec la mésentente amoureuse comme une langue étrangère (À bout de souffle, 1959) ; Werner Herzog avec le soulèvement radical et anarchique des petits contre les grands (Les Nains aussi ont commencé petits, 1970) ; Luc Moullet dans le hiatus comique du commentaire didactique et des gags visuels (Ma première brasse, 1981) ; Narimane Mari dans le soulèvement des enfants qui est d'abord une affaire de ventres gonflés par l'abus de mauvais haricots, de gaz et de flatulence (Loubia Hamra, 2013).
Des réalisateurs comme Emir Kusturica et Leos Carax ont pu citer aussi les films Jean Vigo mais alors la citation ne dépasse pas le cadre de la référence culturelle et sans substance tant la richesse de son cinéma repose sur une pauvreté de moyens qui relève de la proximité avec les parias et de la lutte politique qu'atteste un père antimilitariste suicidé dans des conditions douteuses dans la prison de Fresnes en 1917, la censure de Zéro de conduite pour anarchisme et antipatriotisme levée en 1945 et, même, la mutilation de L'Atalante dont l'intégrité a été progressivement restaurée grâce aux efforts d'Henri Langlois puis de Bernard Eisenschitz courant sur plus d'un demi-siècle, entre les années 1950 et 2000.
Mises en mouvement, en branle et en perspective
(mobilisations et immobilisations)
À propos de Nice : les vagues roulent sur la grève et les Niçois hésitent entre avachissements bourgeois sur les bords de mer et obligations matérielles dans la vieille ville, jusqu'au grand débordement du carnaval avec ses chars, la « bataille des fleurs » et des filles qui lèvent la jambe en montrant éhontément leurs culottes. Un raccord culotté ose même la vue depuis l'intérieur de la bouche d'égout et l'entrejambe des femmes qui cachent et exhibent à la fois d'autres bouches d'ombres. L'écume marine se prolonge alors dans les mousses d'une « bulle aphrogène » (Peter Sloterdijk) dont les plaisirs se distribuent diversement, dans les jeux de mains des enfants jouant à la mourre comme dans les réjouissances d'une richesse qui se dépense en effets sans compter. Dans L'Anus solaire (1927), Georges Bataille écrivait ceci : « La vie animale est entièrement issue du mouvement des mers et, à l'intérieur des corps, la vie continue à sortir de l'eau salée. La mer a joué ainsi le rôle de l'organe femelle qui devient liquide sous l'excitation. La mer se branle continuellement ». Si la mer branle la terre continuellement, la mise en branle s'apparente aussi à la « mobilisation totale » dont Ernst Jünger voit monter la vague depuis la Première Guerre mondiale et, au loin, les navires militaires participent à leur façon à la fête d'une dépense somptuaire élevée au rang d'industrie et dont la guerre est le couronnement catastrophique.
La Natation par Jean Taris : le champion de natation toutes catégories est un corps discipliné, il n'hésite pas à répéter et décomposer les gestes qui empêchent le sportif de haut niveau de finir statufié sous la forme de l'atlante en homologue masculin des dites cariatides. Alors le cinéma qui s'ouvre à l'enfance du parlant se souvient de sa préhistoire, celle des expérimentations pré-cinématographiques, « zoopraxiscope » d'Eadweard Muybridge et chronophotographies d'Étienne-Jules Marey. Dans la piscine de l'Automobile Club de France qui dispose de hublots permettant de voir sous l'eau, Jean Taris est un nageur qui fait la leçon en sachant que son modèle pourra servir aux élèves qui commencent alors à apprendre à nager grâce à l'école. Jean Taris est un sportif, un pédagogue. C'est aussi un homme de l'eau comme il y a eu avec Jean Renoir et Catherine Hessling une « fille de l'eau » et il retrouve dans son élément des plaisirs natatoires qui semblent renouer avec les eaux primitives du ventre maternel. Jean Taris incarne une discipline (c'est un athlète) ainsi que sa parodie (c'est un clown) quand la puissance musculaire nécessaire aux nages pratiquées, particulièrement le crawl, devient pure féerie visuelle à l'occasion des inversions (le saut passé à l'envers), les surimpressions (le nageur en habits de citadin nous quitte en restant au fond de la piscine) et les ralentis (l'eau bouillonne du nageur qui, autrement que la danseuse pour Stéphane Mallarmé, est une fontaine de lui-même). Jean Taris est un demi-dieu, enfin, quand le nageur se montre comme un enfant qui joue et qui jouit.
Zéro de conduite : le collège de Saint-Cloud où Jean Vigo a passé une partie de sa scolarité est un petit théâtre constipé quand il se veut une caserne, avant d'accueillir le cirque libérateur des enfants qui complotent et renversent l'ordre scolaire en faisant émerger le bateau pirate de leur soulèvement. Sur les toits, le pavillon est celui d'une émancipation gagnée contre l'institution répressive, avec ses surveillants autoritaires Bec-de-gaz et Pète-sec, avec son professeur de chimie gras et libidineux, son directeur qui est un nain joué par Delphin, sa fête placée sous les auspices préfectorales et dont les invités sont des mannequins semblables aux géants du carnaval de Nice. Dessous, l'internat est un ventre malade, avec des insultes qui fusent en messages secrets (« Y'a de la merde » est l'anagramme d'Almereyda, pseudonyme paternel) et répondent à un enseignement merdique recouvrant le sale petit secret de la pédophilie. Avec, aussi, cette bataille de haricots qui font mal au bide en préfigurant l'éventrement des oreillers qui libère une pluie de plumes, une neige poétique qui est avec l'usage du ralenti comme une autre écume aphrogène, une autre douche spermatique. Se libérer est un floconnement, un allègement. Non seulement le jeu de massacre conjoint la caricature au cinéma d'animation, c'est encore une bacchanale où les enfants n'hésitent pas à surfer sur l'exhibition sexuelle et l'indétermination du genre. Le seul adulte à être sauvé est le surveillant Huguet joué par Jean Dasté. Précisément parce qu'il tient encore à son enfance, celle qui lui permet de participer de l'inversion en faisant le poirier ou bien d'imiter Charlie Chaplin en montrant que le cinéma est passé directement dans la vie des gens, aussi naturelle que l'eau pour les poissons.
L'Atalante : on croit voir un enterrement, c'est en réalité un mariage mais la ressemblance est une métaphore criée par un artiste qui a un besoin viscéral d'opposer aux fixations mortifères de l'institution la résurgence de forces constituantes qui abondent en faisant notre part de sauvagerie et d'enfance. Sur la péniche qui remonte la Seine jusque vers la Manche, les chats sont partout, les félidés ne cessent pas de se reproduire, c'est une vitalité multiple et poilue dont l'animale prodigalité se prolonge dans le corps épais, la peau tatouée et les éructations du père Jules, patriarche qui a roulé sa bosse en faisant monter la température entre Juliette (Dita Parlo) et Jean (Jean Dasté). Quand les amoureux n'oublient pas qu'ils sont des enfants, l'amour est un jeu mais la pression des adultes s'exerce sur eux : pressions du travail qui oblige à la répartition genrée des tâches, pressions du collègue marinier dont la promiscuité menace l'intimité du couple, pressions du corps même dont la sexualité est cette part libidinale avec laquelle ne savent pas encore composer des enfants ayant grandi trop vite. La vie sur la péniche est menacée d'engloutir l'amour des enfants qui s'éloignent momentanément l'un de l'autre en faisant l'expérience fiévreuse de la séparation qui est, sur la peau tachetée de leur corps impuissant à s'endormir, la fièvre du manque de l'autre et son désir. Le fond de l'eau appelle l'homme à retrouver la femme perdue au risque de la suivre comme une ondine ou une sirène. L'amour fait voir trouble, c'est une surimpression avant la noyade. Revenir à la surface n'advient alors contre toute pente suicidaire qu'à l'aide des machines qui organisent les courants de la libido contre la débandade pulsionnelle : la péniche glissant sur le fleuve, la machine à coudre et les automates, machines et bidules qui s'accumulent dans la cabine du père Jules, son gramophone et puis le phonographe faisant entendre d'un bout à l'autre du film les chansons de Maurice Jaubert.
Phonographie, radiographie et télégraphie s'appareillent alors avec le cinéma pour témoigner d'une nouvelle époque technique à l'intérieur de laquelle Jean Vigo est comme un poisson dans l'eau quand, ailleurs, il multiplie plongées et contre-plongées en les prenant au mot, littéralement.
C'est une dialectique qui roule comme une vague en se retirant pour mieux revenir sur les plages du cinéma de Jean Vigo : le mouvement est une lutte du vivant contre contre toute forme d'immobilisation (la statufication est une hantise d'À propos de Nice) ; c'est aussi une mobilisation appareillée à des machines qui, diversement, organisent tantôt la liaison du désir menacé d'engloutissement par la pulsion, tantôt intensifient avec des moyens industriels l'entropie jusqu'au naufrage de la guerre. Il y a chez lui un grand vitalisme doublé d'un grand machinisme, avec la vitalité du vivant humain rappelé à sa vérité animale et jouissive (le raccord de l'autruche dans À propos de Nice n'est donc pas seulement caricatural), libidinale et orgasmique et à l'intensification dynamique des mouvements organiques par le recours aux multiples machines inorganiques, machines en surchauffe et en surrégime allant jusqu'à inclure la machine cinéma elle-même.
Jean Vigo l'a déjà compris : le monde n'est plus seulement lui-même, il est aussi devenu cinémonde au sens donné par Jean-Luc Nancy, c'est-à-dire le monde dont le cinéma est une condition de possibilité. L'enfance du cinéma qui récapitule le muet en l'ouvrant à la langue du parlant est aussi le moment où le cinéma acquiert pour le monde la dimension philosophique d'un transcendantal.
Petits et gros, enfants et grands
(nouveau Micromégas)
Le carré des films de Jean Vigo est enfin un monde entièrement peuplé d'êtres dont les tailles diffèrent en séries d'oppositions moins classiques qu'il n'y paraît. Il y a les petits qui incluent les animaux et les enfants, mais qui incluent aussi le directeur de l'internat joué par un nain dans Zéro de conduite. Et puis il y a les grands, des adultes engoncés dans le sérieux aux géants du Carnaval de Nice en passant par le demi-dieu atlante et athlétique qu'est Jean Taris et la péniche de L'Atalante comme un cétacé fluvial. Il y a les gros qui, sont tantôt les bourgeois de Nice rôtissant au soleil d'À propos de Nice, tantôt le professeur obscène et libidineux de Zéro de conduite, tantôt les mariniers qui ont comme le père Jules de L'Atalante vécu mille vies dans les îles en respirant une bonne santé. Le jeu sur les échelles trouve encore à se redéployer ailleurs. Dans l'usage dynamique des plongées (avec les vues aériennes ouvrant À propos de Nice et refermant L'Atalante) et des contre-plongées (les danseuses du carnaval sont des géantes, les enfants de Zéro de conduite qui jettent du toit des livres sur la tête des invités de la fête en font des cibles pareilles à des têtes réduites). Également dans l'emploi enfantin et ludique de maquettes (au début d'À propos de Nice avec la métaphore du casino, au début encore avec les petites maisons de Zéro de conduite et L'Atalante).
La taille des corps s'inscrit à l'évidence dans un monde de mouvements appartenant à des rapports de force et ceux-ci se jouent sur divers plateaux, entre les âges (la lutte est entre les générations), entre les classes (la lutte est celle des riches et des pauvres), également entre les formes naturelles du vivant et leurs prolongements artificiels (la lutte conduit aux frictions de l'organique et de l'inorganique). La perspective empruntée par Jean Vigo relève alors du constat critique en tenant à la fois de la physique, celle de la mécanique des fluides, et de la mascarade parodique. Vitalisme et machinisme permettent au cinéaste de voir la vie, autrement dit le mouvement partout, mouvements qui se divisent jusqu'à la contradiction de la pulsion animale et des appareils techniques et sociaux qui les suspendent ou bien en accentuent au contraire la pente prédatrice. Et jusqu'aux mouvements aberrants dont est capable le cinéma lui-même en ralentissant, inversant et entremêlant les images.
Le bain des images est celui dans lequel plonge Jean Vigo qui est un bain de jouvence pour l'art du cinéma comme pour lui-même qui, affecté depuis l'enfance du double héritage de l'hérédité (ses parents ont souffert tous les deux de la tuberculose), sent ou se sait à brève échéance condamné (il meurt d'une septicémie à l'âge de 29 ans). L'adulte né dix ans après la première projection de cinéma et qui a moins de trente ans quand il tourne ses films aura retrouvé son enfance en usant d'un art plus vieux que lui, qui avait déjà bien vécu trois décennies de cinéma muet tout en étant alors sur le point de recommencer en commençant la vie nouvelle du cinéma sonore et parlant.
Jean Vigo aura été un enfant, un demi-dieu, à la fois un lutin et un géant. C'est comme le titan Atlas qu'il aura fait du cinéma, en porteur vaincu d'un art céleste censuré par le pouvoir politique et mutilé par le pouvoir économique. Et c'est avec le regard de l'atlante qu'il aura considéré l'aquarium sublunaire du monde, clowneries comprises. Un monde de l'animale humanité et de la nature spiritualisée et machinée, de l'animale humanité socialisée, appareillée et technicisée, de l'humanité comme parodie sociale et asociale de l'animalité. Un monde déjà entièrement saturé de machines et pénétré de cinéma qui invente de nouveaux mouvements poétiques et aberrants, clownesques. Un monde peuplé de forts et de faibles, composé d'enfants aussi qui sont des géants et d'adultes qui sont en dépit de leurs postiches des nains. Un cirque de clowns et de monstres où les bateaux sont des bastringues et où les bateliers ont pour rivaux des bateleurs comme le camelot, artiste de music-hall tout terrain, à la fois acteur, chanteur et magicien. Les films de Jean Vigo sont alors les contemporains de Freaks (1932) de Tod Browning, autre joyau mutilé.
La perspicacité esthétique a pour corrélat une politique jouissive de la lucidité à l'excès. C'est pourquoi Jean Vigo est aussi un contemporain de Siegfried Kracauer quand ce dernier écrit dans Le Roman policier écrit entre 1922 et 1925 : « C'est la pression hydraulique du système économique qui surpeuple nos piscines ». On ne s'étonnera donc pas de chuter souvent dans les films de Jean Vigo mais il faut comprendre aussi que la chute est à chaque fois corrélée sur la possibilité de revenir à la surface après avoir goûté aux joies archaïques des profondeurs. Apprendre à nager pour ne pas se noyer. Jean Vigo est à sa façon encore l'auteur d'un autre Micromégas quand l'amour du vivant, la curiosité insatiable face au réel et le soulèvement par le rire devant l'absurdité de la guerre participent à relativiser les vieilles hiérarchies humanistes en replaçant l'espèce humaine dans une nature infiniment plus grande et plus petite qu'elle, quelque part entre le micro et le méga.
C'est dans le deuxième chapitre du conte philosophique de Voltaire publié en 1752 que l'on pourra enfin lire la phrase suivante qui s'accorde si bien au fond à Jean Vigo, à l'essence fluidique de son œuvre comme au caractère météorique de sa vie : « Vous voyez bien que c'est mourir presque au moment que l'on est né ; notre existence est un point, notre durée un instant, notre globe un atome. À peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant qu'on ait de l'expérience ».