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« J'étais à la maison, mais... » d'Angela Schanelec : Vertiges de la feintise

Maël Mubalegh
Avec J'étais à la maison, mais..., Angela Schanelec signe un film choral éclaté dans lequel elle prolonge ce qu’elle avait impulsé dans son précédent long-métrage : le récit creuse une ligne somnambule dans laquelle il se perd, la caméra s’attardant sur ces moments de décrochage(s), difficilement nommables, qui viennent trouer le quotidien, la vie citadine, et qui les rendent étrangers à eux-mêmes.
Maël Mubalegh

« J'étais à la maison, mais... », un film d'Angela Schanelec (2020)

La réalisatrice berlinoise retrouve son égérie Maren Eggert (héroïne de Marseille) pour un film choral éclaté, dans lequel elle prolonge ce qu’elle avait impulsé dans son précédent long-métrage, Der traumhafte Weg (2016) : le récit creuse une ligne « somnambule » dans laquelle il se perd, la caméra s’attarde sur ces moments de décrochage(s), difficilement nommables, qui viennent trouer le quotidien, la vie citadine, et qui les rendent étrangers à eux-mêmes. Ce texte est une tentative (sans doute très incomplète) d’appréhender ce nouveau film, particulièrement fuyant, à travers quelques pistes d’analyse.

L’embarras des mots

Comme très souvent chez Angela Schanelec, la parole est une entrave. Elle gêne, elle embarrasse ; elle dit trop ou trop peu de choses, et mal. Le précédent film de la cinéaste marquait déjà un tournant à cet égard, tant il reposait quasi exclusivement sur une chorégraphie lente, posée, minutieuse, de gestes et de regards. J'étais à la maison, mais... accentue cette orientation mais, cette fois-ci, presque par l’excès inverse : on s’y déplace et l’on y danse beaucoup – toujours sur le fond d’une saturation de mots qui marque une impuissance, un vide. Astrid (Maren Eggert), l’héroïne, veuve quadragénaire qui élève seule ses deux enfants à Berlin, parle beaucoup. Tout au long du récit, elle se débat avec les mots, et ce dans des contextes qui pourraient sembler dérisoires eu égard à l’énergie qu’elle investit dans ses « prises » de parole : avec ses deux enfants, avec l’homme auquel elle achète un vélo d’occasion, avec le professeur principal de son aîné, Philip, garçon rêveur de treize ans (qui, au début du film, vient de faire une fugue avant de réapparaître), avec un réalisateur et conférencier étranger croisé rapidement à l’Université des arts et qu’elle retrouve plus tard, fortuitement, dans la rue.

L’introduction, muette, est une utopie : dans la sensualité d’une plaine ensoleillée, un chien court après un lapin. Suit un âne qui, indolent, profite de la fraîcheur de ce qui est probablement une salle de classe désaffectée. Le chien réapparaît ; il est en train de déchiqueter son butin (le lapin) sur l’estrade. Plus tard, à la nuit tombée, le chien dort aux pieds de l’âne. Dans la grande ville, cet état de calme sans attente n’existe pas – ou alors sous la forme d’une très courte trêve : Astrid, qui s’est endormie en face de la tombe de son mari, est rejointe par une poule. Vers la fin, toujours de nuit, Claudia (Lilith Stangenberg), la jeune femme mal à l’aise dans le couple qu’elle forme avec Lars (Franz Rogowski), découvre un garçonnet endormi au bord de la Spree et le rejoint, sans mot dire.

L'âne dans J'étais à la maison, mais...
© Shellac Films

La scène-clé du film est sans aucun doute le long plan-séquence qui arrive vers la moitié du récit, lorsque Astrid retrouve par hasard le conférencier. Ils marchent côté à côte sur le trottoir, elle tenant son chien en laisse, lui, le guidon de son vélo dans les mains. Astrid évoque le film dont son interlocuteur a présenté un extrait (que nous, spectateurs, ne verront pas) à l’Université des arts. Il y est question de la rencontre entre une danseuse et une patiente gravement malade. Selon Astrid, ce passage est un mensonge, un fourvoiement artistique : les artifices de la danseuse rendent presque risible l’« honnêteté » de la malade, naturellement réduite à un pur corps tandis que la danseuse vise cet état par son art, en vain. Le conférencier écoute, silencieux, calme, tandis qu’Astrid, qui tente de garder son sang froid, ne peut tout à fait réprimer sa colère sourde. Ils s’arrêtent à quelques reprises, la caméra avec eux : on a la sensation d’être conviés à la discussion, Angela Schanelec nous donne l’illusion que nous y participons au même titre que les deux acteurs. Pourtant, tout cela est bien de la pure fiction, ce que vient renforcer la nature objectivement chimérique de l’objet de la discussion : cet extrait de film dont il est question, nous ne l’avons pas vu et nous ne le verrons pas (nous apprendrons rapidement qu’Astrid elle-même n’a pas vu le film en intégralité : son jugement de spectatrice est donc lui aussi chimérique). D’où vient alors que nous nous sentions aussi impliqués dans l’« action » présente ? Première réponse immédiate : le jeu très convaincant des acteurs, en particulier de Maren Eggert qui reproduit à la perfection l’impatience qui nous gagne dans certaines conversations de la vie quotidienne, lorsque nous avons l’impression que nous sommes impuissants à nous faire entendre par l’autre, à affirmer notre point de vue en des termes clairs. Ce qu’Astrid reproche au jeune homme à propos de son film, c’est donc, en théorie, ce qui est précisément en partie en train de se déployer devant nos yeux : de l’artifice. Parce que nous l’avons suivie jusque-là, parce qu’elle s’est progressivement imposée comme la figure centrale de la narration, son point de focalisation, nous avons spontanément envie de donner raison à Astrid – la caméra nous met en relation d’empathie directe avec elle. Et pourtant, en toute objectivité, n’est-ce pas plutôt le cinéaste qui a ici raison – lorsqu’il s’arrête et tente de couper Astrid dans son élan « critique » : « c’est votre vérité personnelle » lui rétorque-t-il, toujours en faisant montre du plus grand calme. On est à chaque fois l’acteur de quelqu’un ou de quelque chose, semble nous dire Angela Schanelec à ce moment-là – et peut-être en première ligne, l’acteur de soi-même. Les mots ne font que redoubler cette « vérité » : ils nous placent immédiatement dans une relation de théâtralité aux autres ; ils ne sont – au mieux – que l’instrument d’une mise en scène de soi.

Imitation des choses

Cette dimension du film est notamment sensible dans les quelques rencontres du personnage d’Astrid avec le vieil homme auquel elle achète, au début, un vélo d’occasion. Blague au potentiel humoristique incertain ou difficulté d’élocution réelle ? L’homme ne s’exprime pas « normalement » mais, à l’aide d’un étrange appareil qu’il colle à sa gorge, par des borborygmes incompréhensibles. Du moins, pour nous autres, spectateurs – car Astrid, elle, semble absolument tout saisir sans la moindre difficulté. Ici, Angela Schanelec met en œuvre l’exact opposé de ce qui se produisait dans le plan-séquence de la « dispute » : elle nous met totalement à distance de l’action, nous exclut en quelque sorte des interactions entre les protagonistes. Mais la conclusion reste la même : les mots, la fiction, le cinéma (qui, dans ce film-ci, sont presque posés dans une relation d’équivalence) ne sont qu’une imitation vaine et solipsiste de la réalité. Cette imitation peut certes faire illusion (le fameux plan-séquence) mais derrière le voile que celle-ci pose sur les choses, il y a bien sûr un vide que le dialogue sert habituellement à remplir. Lorsqu’il n’y a plus qu’un curieux jeu de ping-pong entre sons inarticulés et répliques « naturalistes » (comme c’est le cas ici), il y a moins « dévoilement » que simple constat du vide.

La mise en scène d’Angela Schanelec ne cherche pas à combler ce vide ; elle regarde ce qui se trouve aux marges de l’expérience quotidienne, lorsqu’on cesse de la traverser sans heurt (le vélo capricieux d’Astrid pourrait en être la métaphore). D’où la forte présence de « non » lieux, d’espaces « invisibles » tout au long du film, à des moments importants du récit : la salle de classe fantôme du prologue, le porche éclairé au néon sous lequel attend Philip avant de réapparaître parmi les « vivants », le banc de la piscine sur lequel Astrid vient retrouver sa fille après avoir nagé, le hangar de supermarché où le « second fugitif » de l’histoire aura très brièvement trouvé refuge… Sans oublier les espaces tout simplement indéfinis : le bureau où Philip attend sa mère, la salle de classe dans laquelle ont lieu les répétitions de Hamlet joué par les écoliers, les rues, le plus souvent impersonnelles et non identifiées (à l’exception des environs de la Friedrichstrasse, au détour d’un plan filmé depuis la vitre d’une voiture), le parc dans lequel Claudia et Lars essayent, sans grand succès, de mettre des mots sur « ce qui ne va pas », la forêt de l’épilogue. Angela Schanelec a souvent regardé des espaces sans identité (à cet égard, l’exemple le plus parlant est sans aucun doute Orly) mais ils prennent ici un relief particulier tant ils tissent progressivement une géographie intime et lacunaire qui reflète la fragmentation des personnages. Où Philip s’était-il donc caché pendant sa fugue ? Nous ne le saurons pas, mais au fond cette première interrogation concerne tous les personnages : (par) où (en) passent-ils ? Ils sont, pour certains, très présents, mais restent en fin de compte de pures abstractions – prisonniers de leur « vérité personnelle ».

La conspiration des doubles

Le film revendique cette platitude de caractère (qui, évidemment, n’exclut en rien l’émotion), en particulier à travers la figure du double (déjà présente dans Der traumhafte Weg), qui en constitue l’un des possibles fils rouges. Il y a deux salles de classes, celle du prologue et celle des répétitions de Hamlet, deux couples, l’un déjà fantôme (Astrid, que l’on sent encore prise dans l’expérience du deuil, comme le révèle la scène du cimetière), l’autre en voie d’évaporation (Claudia/Lars), et, plus intéressant encore, deux garçons fugueurs : Philip, au début du film, et, dans la dernière partie, un adolescent anonyme qui, dans un supermarché où Astrid vient faire ses courses, se fait passer pour un employé – on apprend par la suite qu’il erre en fait des les rues et qu’il a trouvé seulement temporairement refuge dans ce supermarché dont on le déloge sans ménagement. Cette coexistence des doubles sur le même plan de réalité (Astrid croise Claudia et Lars au musée, bien entendu sans les reconnaître), ou plutôt cette façon qu’a le film de se mirer dans son propre espace-temps, ne recouvre en rien l’idée d’un univers biface, dont l’un des pans dissimulerait l’autre (et inversement) et dont la clé, le « secret » serait dissimulé au creux du récit ou du plan. Le dédoublement du réel qu’Angela Schanelec met en scène avec ce nouveau film relève bien plus directement de l’arbitraire et exacerbe l’isolement des personnages, y compris lorsqu’ils se (re)croisent par hasard (Astrid et le conférencier, Claudia et le second fugitif). Le prologue, qui pourrait lointainement évoquer Les musiciens de Brême n’est lui-même qu’une fausse piste : il n’y a pas de fraternité entre les animaux (le chien déchiquette sa proie sauvagement), et si une complicité s’esquisse (l’âne veillant sur le chien), elle n’est au fond que du théâtre – de la mise en scène (ce que figure l’estrade sur laquelle le chien dévore le lapin). Au bout du compte, ce constat vaut-il également pour la famille monoparentale sur laquelle le récit se sera principalement fixé ? L’épilogue, qui fait singulièrement écho aux premières minutes du film, le suggère sans doute – mais ne l’affirme en rien.