
« Honor de Cavalleria » d'Albert Serra : Le métier de vivre
En 2006, Albert Serra revisite Don Quichotte sans l’adapter, en le réinventant dans un geste radical qui tient autant de l’ascèse que de la provocation. Honor de Cavalleria n’est pas un film « sur » la chevalerie, ni une transposition contemporaine de Cervantès, mais une méditation prolongée autour de ce que signifie encore – ou ne signifie plus – l’idéal chevaleresque lorsqu’il est dépouillé de ses attributs narratifs habituels. Un film laboratoire littéraire et philosophique, par le cinéma.
« Honor de Cavalleria », un film d'Albert Serra (2006)
Albert Serra désoeuvre le roman. Cervantès vidé de son action, il procède à une opération de déflation narrative. Là où le roman multiplie les épisodes, les illusions comiques et les jeux de perspectives, Honor de Cavalleria se concentre sur l’intervalle, le hors-événement : l’attente, la marche, le silence, les gestes infimes. Albert Serra semble s’intéresser non pas au texte de Don Quichotte, mais à son ombre, comme si l’œuvre de Cervantès n’était qu’un réservoir de figures à réactiver dans un autre régime artistique.
Cette mise en sourdine du récit conduit à une lecture presque blanchotienne : le film devient un « espace littéraire » où la fiction s’éprouve dans son retrait même. Quichotte et Sancho ne sont plus des personnages moteurs, mais des présences poétiques, parfois à la limite de l’abstraction. Honor de Cavalleria vise une pureté du mythe, débarrassée de la mécanique romanesque.
Une ontologie de la chevalerie : Quichotte comme survivance
Philosophiquement, Albert Serra questionne l’être de la chevalerie dans un monde où ses conditions de possibilité semblent abolies. Quichotte apparaît moins comme un fou que comme une figure anachronique, littéralement « hors du temps ». Honor de Cavalleria ne cherche jamais à trancher entre illusion et lucidité : au contraire, il laisse entendre que la vérité de Quichotte est dans l’intervalle, dans un refus fondamental de l’ordre pragmatique du monde. Il fait ainsi du chevalier une figure de l’être-pour-ses-idéaux, une sorte de mystique laïque. Les longues errances dans la nature catalane – sauvage, nue, presque archaïque – donnent aux gestes de Don Quichotte une dimension rituelle. L’absence d’ennemis, de combats, de quêtes structurées suggère que la chevalerie ne subsiste plus que comme posture intérieure : une forme d’ascèse ou d’obstination ontologique.
Le temps étiré – proche de celui de Béla Tarr ou de James Benning – confère au film une dimension quasi phénoménologique. En ralentissant le cours du récit jusqu’au bord de l’immobilité, Albert Serra invite le spectateur à habiter le monde avec les personnages plutôt qu’à suivre leurs actions. L’expérience devient méditative : la chevalerie n’est plus un projet, mais une manière d’être-au-monde, d’être au vent, à la lumière, au silence.
Le paysage n’est pas un décor, mais une condition d’existence : un monde où rien ne se passe, où tout pourrait pourtant se produire. Ce minimalisme fait de Quichotte non plus un outil d’action, mais une conscience exposée à la vasteté du réel. Le film rejoint ainsi certaines intuitions heideggériennes : devant ces collines silencieuses, c’est la question même du sens qui se remet à trembler.
L’un des gestes les plus subtils du film est la recomposition du duo Quichotte–Sancho. Sancho est le contrepoint humain, le comique épuré jusqu’à la tendresse, un comique atténué pour que se dégage une forme de tendresse philosophique. Sancho n’est plus seulement la voix du bon sens ; il est l’interrogation douce, l’attention, presque le témoin aimant d’une folie devenue fragile. Là où Cervantès articulait souvent satire et admiration, Albert Serra choisit la compassion. L'effet de déplacement est puissant : l’ironie du roman cède la place à une forme d’amitié métaphysique.
Sur le plan cinématographique, le style d'Albert Serra incarne une véritable éthique : dépouillement, patience, fidélité. L’économie de moyens, les acteurs non-professionnels, l’usage de la lumière naturelle, la quasi-disparition du montage classique : tout concourt à une vision du cinéma comme art de la fidélité aux êtres, proche d’un Robert Bresson mais libéré de toute transcendance explicite. Le film devient une tentative de toucher la vérité de Quichotte non par la narration, mais par la durée et l’incarnation.
Le devenir-chevalier en territoire déconquis
Deleuzien, Honor de Cavalleria apparaît comme un film du devenir, non du récit. Chez Deleuze, « devenir » ne signifie pas imiter, mais entrer dans une zone de voisinage, un processus où l’identité se défait et se transforme. Albert Serra filme le devenir-chevalier de Quichotte : un processus permanent, jamais stabilisé, qui ne renvoie ni à une essence de la chevalerie ni à un projet narratif.
En supprimant quasiment toute action, Albert Serra opère une déterritorialisation du mythe de Don Quichotte. Le récit cervantin, riche, structuré, comique, est « arraché » à ses territoires narratifs habituels pour être replacé dans un champ de forces : le vent, la lumière, les pas, la fatigue, la relation micro-affective entre Quichotte et Sancho. Le chevalier devient une intensité, une vibration du réel plus qu’un sujet psychologique. Honor de Cavalleria en devient mouvement vers une ligne de fuite : la chevalerie n’y est plus un ensemble de règles ou d’aventures, mais un désir de monde, un excès qui fuit les catégories sociales ordinaires. L’absence d’événements devient alors l’espace même où s’élabore ce devenir – une zone indéfinie, presque animale, où Quichotte se confond avec les rythmes naturels, au point que la fiction elle-même semble s’échapper vers un dehors non-narratif.
Quichotte ne joue plus au chevalier : il devient chevalier comme l’arbre devient vent. Non par imitation, mais par contamination, par infime glissement de l’être. Deleuze aurait parlé d’un devenir-silence, d’un devenir-lumière, d’un devenir-lenteur. La chevalerie n’est plus un idéal : c’est un flux, une intensité qui traverse ce corps vieillissant et doux, et qui le pousse vers l’horizon sans promesse. Chaque geste, chaque pause, chaque souffle est une micro-aventure, une manière de résister à la rigidité du réel, de faire exister un monde là où le monde se retire.
Dévoilement, présence et être-au-monde
Heideggérien, Honor de Cavalleria peut se comprendre autant comme un film de la présence. Albert Serra s'intéresse moins à ce que Quichotte fait qu’à sa manière d’être-au-monde. Les longues séquences de silence et les plans contemplatifs invitent à une expérience du Gelassenheit, ce « laisser-être » des choses, où les personnages s’ouvrent à la simple présence du monde : le vent dans les herbes, la texture du ciel, la vibration du paysage.
Quichotte n’est plus alors l’homme de l’illusion tel que le voit le roman, mais une figure dont la vérité réside dans un rapport primal au monde, un rapport non-technique, non-calculant – un rapport que Heidegger oppose à la rationalité moderne. En refusant le rythme narratif et ses finalités, Albert Serra libère Quichotte de toute fonction-instrumentale : il devient une existence exposée, un être qui ne se définit que par sa manière d’habiter le paysage.

Heidggérien encore, la nature filmée par Albert Serra joue le rôle d’un monde : non pas un décor, mais un champ de dévoilement. Le chevalier et l’écuyer ne traversent pas le paysage – ils en font l’expérience. Les choses apparaissent dans leur nudité, dans leur identité propre, et le film devient alors une méditation sur le phénomène lui-même : ce qui se donne à voir quand le cinéma retire ses artifices.
Cette lecture heideggérienne éclaire aussi la relation entre Quichotte et Sancho : elle n’est pas dialogique, mais existentielle. Deux modes d’être-au-monde s’y accompagnent, l’un tendu vers un idéal, l’autre ancré dans le terre-à-terre, mais tous deux liés par une manière de se tenir dans le même monde, d’y prendre soin l’un de l’autre – une forme minimaliste de Mitsein (être-avec).
La force du film tient à cette double opération : d’un côté, la fuite hors des structures traditionnelles de la fiction ; de l’autre, l’ouverture à l’être dans sa simplicité sensible. Albert Serra transforme ainsi Quichotte en figure-limite, à la fois déterritorialisée et pleinement présente, insaisissable et pourtant radicalement incarnée.
L’errance comme condition originaire de la vérité
Dans la pensée heideggérienne, l’errance n’est pas seulement le fait de se perdre ; elle désigne une structure fondamentale de l’existence humaine. Dans L’essence de la vérité, Heidegger affirme que toute vérité s’ouvre sur un fond d’« Irrtum », d’errement : la possibilité même du dévoilement repose sur une exposition à l’égarement. L’être humain n’est pas d’abord un sujet rationnel orienté vers un but, mais un être jeté dans un monde, démuni de directives sûres et contraint d’inventer son propre chemin.
Cette conception trouve dans Honor de Cavalleria une transposition remarquable. L’errance de Don Quichotte n’est pas un échec du récit : elle devient son milieu ontologique. Dans l’absence de péripéties spectaculaires, dans la lenteur des déplacements, Albert Serra filme le chevalier comme un être qui n’avance pas vers quelque chose, mais qui avance dans quelque chose : l’ouverture indéterminée du monde. Chez Albert Serra, Quichotte ne suit pas une quête : il habite l’errance. Ce n’est pas un personnage qui se perd ; c’est un être pour qui le « se perdre » est la condition même d’un rapport plus primordial à la réalité. Ainsi, l’errance devient le lieu où peut apparaître une vérité non instrumentale – une vérité non pas de connaissance, mais d’existence.
L’errance ouvre ainsi à une attitude fondamentale : la Gelassenheit, cette disponibilité, ce laisser-advenir qui se tient en retrait de la volonté de maîtrise. Dans ce « laisser-être », l’homme cesse de dominer ou de calculer le monde ; il s’expose à lui. L’errance de Quichotte, souvent muette, parfois fatiguée, parfois extatique, relève de cette même disposition. Il ne cherche pas à forcer le monde à devenir chevaleresque ; il s’abandonne à ce que le monde lui offre. Albert Serra filme ce mouvement avec une fidélité presque phénoménologique : les gestes hésitants, les pauses silencieuses, les pas qui s’enfoncent dans l’herbe, le regard perdu dans les collines catalanes. Tout cela manifeste que l’errance de Quichotte est une manière de se rendre disponible au réel, de se tenir dans un espace de présence pure, désencombré du projet et de l’action. La lenteur du film n’est pas un style : elle est une ontologie.
La poésie comme ouverture du monde
Pour Heidegger, la poésie (Dichtung) n’est pas un genre littéraire mais un mode d’habitation du monde. Ce n’est pas l’embellissement verbal, mais l’acte par lequel quelque chose est porté au clair dans sa vérité. Le poète n’invente pas : il laisse advenir l’être des choses. Sous cet angle, Honor de Cavalleria est un film profondément poétique. Il ne raconte pas : il dévoile. Il ne décrit pas : il laisse apparaître. Cette poésie heideggérienne se manifeste dans : la lumière naturelle, non stylisée, qui laisse être les choses dans leur éclat propre ; les paysages filmés comme des présences, non comme des décors ; le temps étiré, qui permet au spectateur de « séjourner » dans les images plutôt que de les traverser ; les paroles rares, qui ne commentent rien mais résonnent comme des fragments d’un monde déjà là. Ce cinéma est poétique parce qu’il est accueillant : il ouvre un espace où le monde peut se montrer lui-même – ce que Heidegger nomme le dévoilement (Entbergen).
Dans Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger souligne que la poésie est toujours liée à une forme d’exil : le poète est celui qui n’est pas « chez lui » dans le monde ordinaire. Dans son errance, Quichotte devient une sorte de poète heideggérien : un être déplacé, dérouté, qui ne peut adhérer au monde commun. Son anachronisme n’est pas seulement historique ; il est ontologique. Il habite un monde que les autres ne voient plus. Ce décalage fait de lui un homme du « sans-abri », celui qui, privé d’un monde partagé, peut pourtant ouvrir un autre rapport au réel. Sancho est le témoin de cette poétique : il observe, accompagne, veille, comme celui qui reconnaît une vérité qu’il ne peut pourtant pas pleinement partager –.
La rencontre entre errance et poésie dans le film est cruciale. Pour Heidegger, la vérité ne se donne pas comme un système, mais comme un chemin. Elle n’est pas un point d’arrivée, mais un mouvement : « Wege, nicht Werke » – des chemins, pas des œuvres. C’est exactement le parti-pris de Serra. Honor de Cavalleria n’est pas une « œuvre » au sens classique : c’est un chemin filmé. Une vérité non-démonstrative y circule, se murmure, s’esquisse dans le rythme même de la marche, dans la respiration du paysage, dans la manière dont le chevalier s’oriente sans savoir où il va. La poésie du film tient à cela : elle cherche la vérité sans croire qu’elle peut l’atteindre, sachant qu’elle peut être frôlée en marchant.
L’errance devient une manière d’être-au-monde qui refuse la fixation, le but, l’utilité. Elle ouvre l’espace où la poésie – comme dévoilement du réel – peut advenir. Albert Serra fait de Don Quichotte un errant-poète : un homme qui ne possède pas le monde mais qui s’ouvre à lui, qui n’agit pas mais accueille, qui ne comprend pas mais écoute. Ainsi, Honor de Cavalleria n’adapte pas seulement Don Quichotte ; il en révèle une vérité enfouie : celle d’une chevalerie devenue forme d’existence poétique, d’une quête devenue manière d’habiter l’être.
Dans les collines catalanes, Don Quichotte ne poursuit plus de moulins – il poursuit le monde, ou mieux : il se laisse poursuivre par lui. Il est cet homme déplacé, déphasé, pris dans la lenteur comme dans un vêtement trop grand, et dont le pas hésitant semble réciter une ancienne prière dont les mots se seraient perdus. Heidegger disait que l’homme est cet être qui, pour trouver la vérité, doit d’abord consentir à l’errance. Que pour ouvrir le monde, il faut accepter de cesser de le tenir. Don Quichotte, chez Albert Serra, est de cette trempe : un homme sans direction, mais non sans monde. Il ne se perd pas : il chemine dans l’entre-deux du visible, là où les choses existent sans justification. Sancho le suit, comme on accompagne un rêveur : sans comprendre tout à fait, mais sans laisser seul celui qui, peut-être, voit autrement. La vérité surgit ici à la manière des sources dans les poèmes de Hölderlin : lentement, sans bruit, et surtout sans intention. Car « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve », écrit le poète – et Quichotte, figure du danger d’être trop tard pour son temps, porte en lui la promesse d’un regard plus nu.
Hölderlin nous a appris que la poésie est un séjour, non une forme. Habiter poétiquement le monde, c’est le laisser retentir jusque dans nos gestes simples. Les paysages de Serra semblent tournés pour cela : pour que la terre se montre, pour que le ciel demeure, pour que l’homme ne soit qu’un passant, une silhouette parmi la lumière. Ce n’est pas un cinéma contemplatif – c’est un cinéma qui rend la contemplation au monde, en redonnant au réel son épaisseur, sa lenteur première. La lumière tombe sur Quichotte comme une bénédiction ancienne, un rappel discret que l’homme, même fou, est avant tout un hôte du monde. « Poétiquement l’homme habite cette terre », dit Hölderlin. Albert Serra filme ainsi non pas la poésie comme parole, mais la poésie comme manière d’être debout dans la lumière. C’est peut-être cela, finalement, le geste le plus hölderlien du film : redonner aux choses leur pouvoir d’advenir, sans les forcer, sans les serrer dans la main du récit.
Errance poétique : ce qui se cherche en chemin
Dans Honor de Cavalleria, errer n’est pas se détourner ; c’est s’ouvrir. Errer, c’est chercher sans objet, comme on cherche la fraîcheur d’un arbre en été ou la voix d’un ami dans la nuit. Ainsi se fait le chemin de Quichotte : non un trajet, mais une manière de faire vibrer le monde à mesure qu’on le traverse. Albert Serra filme cette vibration. Il filme le silence comme un événement, la lenteur comme une intensité, l’errance comme un acte poétique.
Dans Honor de Cavalleria, Don Quichotte n’est ni héros ni fou : il est celui qui attend encore que le monde dise son nom. Et cette attente est un poème. Hölderlin aurait peut-être vu en lui un frère, un homme trop vaste pour les limites de son époque, mais assez humble pour se tenir, simplement, dans la lumière du soir. Albert Serra, lui, en fait un saint laïque, un veilleur des chemins qui ne mènent nulle part, un être pour qui errer est une forme de sagesse, et la lenteur, une manière d’aimer le monde.
Finalement, Honor de Cavalleria est une ode, une errance chantée, un poème offert au vent, où la chevalerie n’est plus un code, mais une manière de marcher dans la lumière : moins qu'un film narratif, un poème ontologique. Albert Serra y entreprend une opération de désœuvrement du mythe qui interroge ce qui demeure de la chevalerie, de la littérature, et même du cinéma, lorsque tout ce qui les rend « spectaculaires » est retiré. Ce qui reste est d’une beauté austère : une amitié, une croyance sans objet, une errance obstinée. En cela, le film touche à une vérité profondément cinématographique : parfois, c’est dans l’absence d’action que se dévoile le sens le plus nu d’un personnage – et peut-être d’une époque.
