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Guy Gilles sur le tournage de l'amour à la mer
Le Majeur en crise

Trois films de Guy Gilles : Ruines sentimentales

Des Nouvelles du Front cinématographique
La noyade est partout et, pourtant, il faut tenter d'y survivre. La mémoire est le radeau quand la vie est un naufrage. Entre le soleil et la mer, entre le flux et le reflux, un cinéaste icarien désire sauver et l'instant éternisé et la vie sans arrêt. Chez Guy Gilles, la naïveté des sentiments touche avec la fébrilité du trait au nerf d'une fragilité existentielle, d’une hyper-sensibilité. Quand l’intermittence des plans est un battement de paupière, le montage est un vent soufflant que rien n’est plus beau qu’un amour, sinon son souvenir – l'éternité retrouvée.

Soleil perdu

Guy Chiche est né à Alger en août 1938. Guy Gilles naît au cinéma vingt ans plus tard quand il réalise deux courts-métrages, Soleil éteint (1958) et Au biseau des baisers (1959). Le premier est le tressage de trois monologues d'adieu au pays natal, le second enregistre le délitement progressif d'un couple en vacances à Tipaza. Ce sont ses seuls films tournés en Algérie. Pendant qu'il faisait son service militaire, sa mère est morte et c'est en s'inspirant de son prénom, Gilette, qu'il s'est donné un nom de cinéma. Lui qui a été étudiant aux Beaux-Arts d'Alger n'oublie pas que sa mère a étudié la peinture avant le mariage et, si c'est avec l'argent de la vente d'un petit immeuble ayant appartenu à cette dernière qu'il a financé ses premiers films, c'est avec sous le bras son autoportrait peint qu'il se rend à Paris. L'icône maternelle est la lanterne éclairant ses premiers longs-métrages.

Loin d'une Algérie française qui est alors en train de faire naufrage, Guy Gilles retrouve à la Cinémathèque d'Henri Langlois d'autres cinéphiles du ciné-club d'Alger animé par Barthélémy Amengual comme Jean-Louis Comolli et Jean Narboni. Il fait également la rencontre du producteur Pierre Braunberger et du réalisateur François Reichenbach qui vont lui permettre de tourner un nouveau court, Melancholia (1961) – le titre lui va si bien –, avant de se lancer dans l'aventure au long cours de son premier long, L'Amour à la mer.

L’Amour à la mer (1964) : L’amer et l’ami

L’Amour à la mer comme on dirait : un homme à la mer ! Si faire l’amour a pour fantasme profond l’engloutissement consenti des amants, faire du cinéma consiste parfois aussi à sauver un film de la noyade. Un film pareil à L’Amour à la mer témoignerait ainsi toujours déjà de ceci : la noyade était partout et, pourtant, il a fallu y survivre. Vivre ne viendra qu’ensuite, mais dans une instabilité permanente – avec la survie, le mal est fait. La vie rêvée au pan coupé de la survie qui n’attend pas a été celle de Guy Gilles qui l’aura vécue en en passant la maladie dans les images de son cinéma.

Le premier long-métrage de Guy Gilles n’existe en effet qu’en ayant survécu au risque du naufrage représenté par l’extrême précarité de ses conditions matérielles de production et de réalisation. Une équipe ultra-réduite où les copains occupaient les postes à tour de rôle. Des prises de vue parfois improvisées et des plans tournés souvent à la sauvette, sans autorisation. Des prêts de chambre ou d’appartement contrebalançant les bistrots peu hospitaliers. Une durée de tournage épuisante qui s’est étalée sur plusieurs années en entraînant l’indisponibilité des acteurs principaux. La générosité des vedettes de passage (comme Alain Delon et Juliette Gréco, et même Romy Schneider mais sa scène a été coupée au montage). Un directeur de salles des Champs-Élysées improvisé producteur sur la recommandation de Pierre Braunberger et acceptant de produire un long-métrage alors qu’il s’est engagé sur le financement d’un court. Une absence de distributeur et le refus de l’agrément du CNC qui n’a cependant pas empêché le film de Guy Gilles, seulement distribué en Belgique et en Suisse, de représenter la France au Festival de Locarno et d'y rafler un prix de la critique.

L’Amour à la mer est un film malmené, son auteur disait n’en apprécier qu’à peine la moitié. Un film blessé parce qu’il a vraiment été repêché de la possibilité du naufrage et c’est en cela qu’il est homogène avec son sujet – l’amour à la mer comme un homme à la mer, l’amour qui a la saveur de l’amer. Son sentimentalisme si affecté rebutera moins dès lors qu’on l’évalue à l’aune d’un « matérialisme aléatoire » (Louis Althusser) pour lequel la nécessité est d’abord celle de la contingence. La naïveté du registre des amours qui s’imposent et s’enfuient, Guy Gilles la partage manifestement avec les chansons de variétés qu’il aime à utiliser. La mièvrerie est cependant réellement rédimée quand, des plans courts à l’allégresse vivaldienne des raccords, la fébrilité du trait touche au nerf à vif d’une fragilité existentielle. Le rapport au temps est celui de la mélancolie pour laquelle, comme Serge Daney l’a dit en pensant à Jacques Demy (et comment ne pas songer à lui ?), il n’y a pas un seul instant qui ne fasse sentir que l’aile du « cela aura été » a passé sur lui.

Daniel (Daniel Moosmann) et Geneviève (Geneviève Thénier) devant une vitrine dans L'amour à la mer
© visuel fourni par le site guygilles.com

Commencé en 1962, L’Amour à la mer ne sort que trois ans plus tard, en 1965. Guy Gilles a 27 ans, il est jeune et que le temps passe vite, il passe si vite qu’il n’attend jamais ceux qui lui courent après. Auteur de cinq courts-métrages dont un seul a été exploité en salles, Au biseau des baisers (1959) dont le titre vient d'Aragon, le jeune homme débarqué d’Alger avec, sous le bras, l’autoportrait peint de sa mère défunte arrive à peine après les grands succès de la Nouvelle Vague et les échecs commerciaux qui, dès le début des années 60, ont refroidi l’ardeur des producteurs. C’est alors le temps du reflux. Entre le flux et le reflux, voilà donc où se situe Guy Gilles, c’est-à-dire dans l’intervalle où le présent vécu dans la banalité du moment coïncide quasi-immédiatement avec la grâce et l’intensité de sa remémoration, pour après. Trop tôt, trop tard, c’est un écart comme il y a en a tant d’autres, comme il y en a partout : France et Algérie, la capitale (Pigalle et Saint-Germain) et la province (Brest ou Deauville), fiction (avec ses digressions) et documentaire (avec son pastiche), masculin et féminin, cinéma de prose et cinéma de poésie, poésie d’Apollinaire et chansons populaires, Alain Delon et Lili Bontemps, noir et blanc et couleurs, cinéma à la modernité mélancolique et nostalgie du cinéma français classique. Le soleil et la mer.

Trop tôt, trop tard, flux et reflux : le cinéma est l’art du présent pour autant qu’il est celui du temps perdu avant d’être retrouvé pour être perdu à nouveau en attendant d’être retrouvé encore. Proust déjà(1). La sensibilité à fleur de peau de Guy Gilles a affecté la tonalité délicate et heurtée de L’Amour à la mer, naïve et combative, sentimentale et désespérée. Fragile Guy Gilles dont la manière fébrile brasse l’abondante matière qui, mousse des plans et écumes des sentiments, appelle le paradoxe cruel d’une perte aussi grande. On ne sauve rien que l’on ne saurait perdre.

Même rapiécée, L’Amour à la mer est une carte du Tendre à plusieurs couches qui débouche sur une carte au trésor. D’abord, la fiction des amours qui ne peuvent pas ne pas mourir est une exploration à deux voix distantes, concordantes et discordantes, Daniel (Moosmann) le marin qui revient d’Algérie et Geneviève (Thénier) la petite employée de bureau parisienne, chacun évoquant les espoirs contrariés de la jeunesse française de l'époque. La tresse des subjectivités élargit ses cercles concentriques avec le grappillage des instantanés documentaires dédiés au petit peuple parisien (le Paris prolo de Pigalle l’emporte cependant sur la bohème de Saint-Germain). Ailleurs, les ports, normands ou bretons, ouvrent poétiquement sur la Méditerranée. La pluie parisienne s’engorge alors des bruines de Brest et le port de Deauville fait d’emblée signe vers Alger. L’impressionnisme est de mise avec une soif inextinguible de perceptions qui palpitent et clignotent comme des phalènes ou des lucioles. La narration est digressive quand un ami marin de Daniel prend le relais, c’est Guy Gilles lui-même dont les galères s’affrontent avec la lanterne de la précieuse icône maternelle.

La déambulation urbaine et nocturne accueille également des passants amicaux, Bernard Verley, Jean-Pierre Léaud, Jean-Claude Brialy, on reconnaît aussi dans un bar Sophie Daumier. La carte du Tendre est une topographie de cinéma et Guy Gilles, vaillamment, tenterait d’en occuper un point, entre les rives droite (Jean-Luc Godard) et gauche (Alain Resnais et Louis Malle, Agnès Varda et, surtout, Jacques Demy), à côté de ses pairs les plus proches (Paul Vecchiali qui vient de subir le naufrage des Petits drames s’apprête à tourner Les Ruses du diable avec Geneviève Thénier et il partage avec Guy Gilles la même passion des actrices rescapées du cinéma d'antan).

La pauvreté matérielle n’empêche en rien la richesse des formes et des inspirations. Les sept thèmes composés par l’ami et cousin Jean-Pierre Stora s’intercalent entre des citations des Saisons de Vivaldi et des bouffées de variétés populaires. Et puis l’on doit impérativement parler des couleurs. Elles surgissent comme des impromptus liés à la sensibilité des évocations. On y goûte des mauves, des violets et des roses peut-être jamais vus alors, on retient un orangé extraordinaire aussi, qui envahit la cuisine de Geneviève. Guy Gilles se révèle un authentique coloriste qui perçoit dans la couleur des événements en soi et ils le sont d’autant plus qu’ils surgissent toujours de façon intempestive en court-circuitant toute anticipation. L’impromptu des couleurs dénote des moments où les images se placent le plus sous la condition subjective de l’évocation. Les couleurs ne sont pas objectives, elles relaient la tonalité des sensibilités et des subjectivités, elles sont l’expression des sentiments. On sent le plaisir de Guy Gilles, qui bénéficie du procédé de l’Eastmancolor, à jouer avec elles, qui sont encore nouvelles dans le jeune cinéma français d’alors. On sent aussi que leurs artifices possèdent une insidieuse valeur cosmétique, celle du maquillage pour les défunts. Le pur présent sent fort la mort et sa remémoration en serait comme une réanimation par les couleurs.

L’Amour à la mer : si l’amour a l’amertume aussi profonde que la mer, en serait prémunie cette autre forme de l’aimance qu’est l’amitié. Il y aurait un trésor dans L’Amour à la mer, un secret qu’il ne faudrait pas éventer, et encore moins percer. On en localiserait cependant l’hypothèse entre une référence importante à Jean Cocteau (le fictif La Traversée de l’apparenzia est une variation pas si parodique du Bel indifférent dont Jacques Demy a tourné une version en 1957) et la présence des anciennes actrices, Simone Paris et Lili Bontemps, qui seraient comme les gardiennes d’une certaine imago maternelle. Enfin, la lettre finale que Daniel écrit à son ami Guy délivre la vérité, digne de Cocteau, des vertiges homo-érotiques du narcissisme : Daniel qui, comme Guy Gilles, arrive d’Alger s’adresse à son ami joué par ce dernier et sa voix n’est autre que la sienne. L’Amour à la mer a consigné le naufrage d’une liaison tout en annonçant la possibilité d’une autre et, avec elle, il suggère la réalité d’une autre sexualité. La proximité avec Jacques Demy et Paul Vecchiali se joue aussi à l’endroit où l’amour se conjugue au pluriel – la carte du Tendre est celle d’un archipel.

Au pan coupé (1968) : À l’ombre du garçon en fleur

Il était de passage dans un plan fugitif de L’Amour à la mer et tout Au pan coupé lui est offert. Le deuxième long-métrage de Guy Gilles, s’il a bénéficié de l’aide du CNC et surtout de Macha Méril qui a créé pour l’occasion une société de production, est habité par Patrick Jouané. La rencontre avec un garçon chahuté par la vie qui n’est devenu acteur que dans les films de son ami, à l’exception de quelques apparition notamment dans Quatre nuits d’un rêveur (1972) de Robert Bresson, est si décisive qu’elle a sensiblement infléchi le sentimentalisme stylisé de Guy Gilles. En s’opposant à la force des choses dispersive du film précédent, la concentration est désormais celle de la douleur qui dure. Douleur des cœurs qui battent à contretemps malgré l’idéalisation du passé et douleur des vies désaccordées qui ne s’accordent que sur un fond d’irrémédiable et d’irréparable.

Au pan coupé sort en salles en février 1968 et, si sa réception reste confidentielle, le film attire les éloges de Marguerite Duras qui y reconnaît la brièveté de l’amour et son inépuisable opacité. L'amour opaque et bref autour duquel on ne cesse jamais de tourner, obsessionnellement, en s’efforçant moins d'en résoudre l’énigme qu’elle ouvre au mystère des existences qui passent en demeurant inoubliables. Guy Gilles est un cinéaste fragile, sa manière est fébrile et sa situation reste précaire, seulement assuré de pouvoir tourner des courts-métrages (Paris un jour d’hiver en 1965, Le Jardin des Tuileries, Les Cafés de Paris et Chanson de gestes en 1966, tous en 35 mm. sauf le dernier) et, en 16 mm., des émissions de télévision depuis qu’il a été repéré par Roger Stéphane et Roland Darbois (Ciné bijou en 1965, Pop’âge en 1966, Festivals 1966 Cinéma 1967 en 1967).

Jeanne (Macha Méril) et Jean (Patrick Jouané) discutent sur le rebord d'une fenêtre dans Au pan coupé
© visuel fourni par le site guygilles.com

La manière esthétique d’Au pan coupé est, quand on la met en regard avec L’Amour à la mer, à la fois plus fragmentaire et plus sèche, plus épurée mais plus systématique aussi. Le partage des temps et des séries, tantôt en couleur, tantôt en noir et blanc, gagne en netteté mais c’est celle du tranchant. Le coloriste qui a comme sa mère étudié la peinture cède le pas devant le monteur dont les rythmes essaient d’insuffler au seul amour l’éternité que lui assure sa mort, mais que lui dispute l’ordinaire des situations compliquant la tâche à Jeanne et Jean, plus jeune et moins bien loti socialement. L’Amour à la mer était un archipel des amours, Au pan coupé est une île bordée par deux océans, blancheur parisienne et pigments provençaux. Au film très peuplé succède celui d’un relatif dépeuplement, hanté par un couple d’emblée en sursis, agonisant moins qu’il est toujours déjà promis à revenir d’entre les morts. Et déjà celle de Jean, dormeur éternel d’un jardin de la banlieue lyonnaise. Le garçon ombrageux au nez blessé est la fleur fauchée d’une jeunesse révoltée et désaffiliée (la séquence documentaire avec les beatniks du pont de Neuilly). Elle l’est autant d’un amour dont l’impossibilité est le gage le plus douloureux du fait qu’il soit réellement advenu.

Les intermittences d’Au pan coupé croisent ainsi celles des cœurs qui ne battent synchroniquement que lorsque la chamade fait droit aux exigences de l’absence. La dissonance des gestes amoureux quand le cadre est partagé se renverse en résonance dans le montage à distance des séquences, voilà la chanson (de gestes) qui s’est désormais substituée aux variétés. La fragmentation à propension cubiste et les faux-raccords à la répétitivité lyrique rappellent bien sûr que Macha Méril a été la vedette d’Une femme mariée (1964) de Jean-Luc Godard. Mais la multiplication des plans, raccords dans l’axe et variété des angles de prises de vue, avère la dilapidation nécessaire des images au salut d’une seule, qui est l’image obsessionnelle – le portrait de Patrick Jouané comme celui que fait le peintre Francis Savel au centre d'un précédent court, Le Journal d'un combat (1964). Au nom d’une image, plusieurs plans sont essayés et l’effort est aussi désespéré que celui d’imaginer de nouvelles narrations à des cartes postales sauvegardées d’époques englouties. Protégé par ces prêtresses du cinéma d’antan que sont Orane Demazis, Elina Labourdette et Lili Bontemps de retour le temps d'une séquence, Au pan coupé est un cahier de vieilles photographies jaunies qui ressemblent à des murs lépreux et au pan coupé desquelles on aurait intercalé une fleur de paradis.

« Rien n’est plus beau que Paris, sinon le souvenir de Paris » : la citation de Chris Marker est en exergue de Paris un jour d’hiver. Au pan coupé soufflerait dans l’intermittence des plans comme des battements de paupière : rien n’est plus beau qu’un amour, rien, sinon son souvenir.

Le Clair de terre (1970) : La jouvence du soleil

Dans le recueil poétique intitulé Clair de terre (1923) d'André Breton, on trouve l'épigraphe suivante tirée d'un manuel d'astronomie peut-être inventé : « La terre brille dans le ciel comme un astre énorme / au milieu des étoiles. / Notre globe projette sur la lune un intense clair de / terre ». En astronomie, le clair de terre désigne l'éclairement de la Lune ou d'un autre objet dans l'espace par les rayons du soleil renvoyés par la Terre et son image s'impose avec la médiatisation planétaire du premier pas de l'astronaute Neil Armstrong sur la Lune le 21 juillet 1969. Une coupure de presse en rend compte dans Le Clair de terre qui, en trouvant par hasard son titre, livre ainsi son image de vérité : les étoiles mortes ne brillent qu'avec la lumière que leur dispensent les astres vivants.

Le Grand Prix du Festival de Hyères et les dithyrambes de Jean-Louis Bory n'y ont pas suffi : Le Clair de terre, s'il est l'un des plus beaux films de Guy Gilles, ne l'a pas fait sortir de la confidentialité où il est cantonné depuis plus de dix ans et dont, dans les faits, il ne sortira jamais de son vivant. Le soutien de Claude Lelouch lui a cependant permis d'affronter une production retardée par le temps perdu dans les autorisations de tournage à l'étranger : le natif d'Alger voulait y retourner pour tourner à nouveau, il a fait de nécessité vertu en réalisant la seconde partie de son film en Tunisie. Simone Signoret puis Michèle Morgan ont été prévues avant d'être remplacées par Edwige Feuillère. Le jeu des contingences invite les écarts de la fiction à brouiller les lignes brisées et spiralées d'un récit biographique dont le foyer d'inspiration est moins la jeunesse de Guy Gilles que l'enfance de son frère cadet, Luc-Bernard. Le film de l'évocation du retour au pays natal ne l'est qu'indirectement mais c'est pourtant dans la substitution de l'Algérie par la Tunisie qu'il l'est assurément : le pays natal en étant aussi celui de la mère morte est la terre où l'on ne revient jamais.

Le Clair de terre s'ouvre avec l'histoire de la restauration du vieux quartier du Marais, narrée aux touristes dans un luxe de détails et de manières par une Elina Labourdette plus fantasque que jamais. La balade parisienne se poursuit dans la rue des Rosiers et ses commerces tenus par des juifs séfarades exilés. Guy Gilles le filmeur redevient alors le flâneur, sa caméra attrape tout, tenue par Philippe Rousselot pour son premier film comme chef opérateur après avoir été l'assistant de Nestor Almendros. La dérive flâneuse accueille avec les hasards de la distraction l'entretien d'une propension obsessionnelle à la collection des perceptions, enseignes et passants, enfants des rues et néons. Le radio-taxi revient d'Au pan coupé pour être l'appareil de prédilection dans la captation urbaine et aléatoire des voix spectrales comme des ondes magnétiques. Sur le pont Notre-Dame on entend chanter Lucienne Boyer. Sur la place de la Bastille, la colonne de Juillet est recomposée dans un montage eisensteinien qui redonne au Génie de la Liberté, comme au lion de pierre dans Le Cuirassé Potemkine (1925), une vitalité que l'allégorie figée dans le monument ne lui donne plus.

Une mousse de détails parfois bave, entre le feuilleté de l'apprenti pâtissier et l'herbier de l'enfant jardinier. Une ivresse des perceptions en myriades dont le grappillage précède le montage qui en assure la précipitation (au sens chimique du terme), en délivrant le précipité qui peut sauver de l'éparpillement et de la dispersion. Des gestes, des sourires, des déhanchés sont saisis à la volée, comme chez Franssou Prenant qui a vécu à Alger où les enfants sont également les gardiens du trésor d'une communicabilité pure, sans compromis face au commerce de la communication.

Madame Larivière (Edwige Feuillère), Maria (Annie Girardot) et Pierre (Patrick Jouané) dans un jardin dans Le clair de terre
© visuel fourni par le site guygilles.com

C'est ainsi que le cinéma de Guy Gilles conjure son ennemi le plus intime qu'est la photographie mais, paradoxalement, en s'y frottant au plus près aussi. C'est-à-dire en désirant l'instantané qui arrête le flux et retient le moment tout en valorisant, avec le tourbillon de la vie, le temps qui coule en emportant tout comme une lame de fond. Si le montage est pour Jean-Luc Godard un battement de cœur, c'est un battement de paupière pour qui désire tenir par les deux bouts l'impossible – et l'instant éternisé et la vie sans arrêt. Comme Marcel Proust dont l'ombre traverse Le Clair de terre, avec le nom d'Elstir, la plage de Cabourg et l’église d’Illiers, et puis la phrase-ritournelle « Si la vie nous sépare, le souvenir du temps où nous nous connûmes durera ». Guy Gilles est alors embarqué dans le tournage parallèle de son Proust, l'art et la douleur (1971) destiné à la diffusion télévisuelle.

L'architecture du Marais et ses ruines, la rue des Rosiers et ses pieds-noirs qui entretiennent la nostalgie du pays perdu, autres ruines. Des ruines, des ruines, il y en a de plus en plus chez Guy Gilles. Le retour de l'ami Patrick Jouané n'y échappera pas : lunettes fumées et visage émacié, l'ange a pris un coup de vieux, il n'a pourtant même pas 24 ans. L'acteur qui ne joue que pour Guy Gilles interprète Pierre Brumeu, né à Tunis mais fils de parents natifs d'Algérie, les deux pieds ici mais le cœur ailleurs, la brume dans les yeux, en partance. Tiens, Le Partant diffusé en 1969 pour l'émission Dim Dam Dom est un court-métrage de Guy Gilles avec son acteur fétiche et Jean-Pierre Stora a créé à cette occasion un thème qu'il a repris pour le développer dans Le Clair de terre. Pierre est un étranger si proche et si loin de celui d'Albert Camus. Il est un déraciné par vocation (« l’homme de nulle part » comme il s'amuse à le dire avec l’accent maghrébin) parce qu’il est toujours partant pour la partance. La mémoire dont il est le porteur sans qu’elle lui appartienne est ce qui l'invite à partir dans les traces qui ne sont pas les siennes et lui ouvrent la possibilité d'être au monde. Ou d'y revenir quand la mélancolie est la mer bordant l'île intérieure de son exil sur Terre.

Guy Gilles se fait un peu moins peintre et coloriste, et davantage portraitiste. Ses narrations sont des évocations, tantôt pleines (les paroles des femmes interprétées par Annie Girardot et Edwige Feuillère sont des vagues), tantôt en pointillés (la prostitution suggérée avec Jacques François dans le rôle de l’éditeur homo et Micheline Presle dans celui de l’antiquaire). Le monde est une brocante, les bibelots envahissent tout comme l'automne crame le bord des feuilles, comme la lèpre sur les murs. Le monde s'alourdit de couches de temps morts qui ne revivent qu'avec la grâce de l'évocation qui soulève les choses du poids du passé qui s'exerce sur leur dépôt. C'est à ce titre que Guy Gilles alterne son direct et son doublé afin de creuser l'image d'une intériorité qui, contre la tendance à la réification, joue la contre-tendance à l'animation. Il faut que les choses aient la même puissance de rayonnement que l'autoportrait maternel, cette icône qui revient de film en film.

Cela, l'évocation le peut en redoublant les efforts de précipitation du montage pour retenir le précipité de l'engloutissement du temps. Annie Girardot est sublime dans le rôle de Maria : à Douville en Dordogne, lieu de son exil depuis la mort de son mari, celle qui a eu comme professeur de piano le père de Pierre (Roger Hanin) se souvient de Proust et d'un tableau de Pierre Bonnard, Méditerranée au couchant, qui la font tenir. Edwige Feuillère est magnifique aussi dans le rôle de Mme Larivière (le nom le plus français selon Proust), l'institutrice à la retraite qu'il rejoint à Tunis et retrouve à Sidi Bou Saïd. Le fauteuil mauve et le lustre modern style ne vibrent que par leur qualification : rococo mauresque. Plus loin encore, c'est Marthe Villalonga qui chante avec son fils (Jacques Portet, acteur chez Lelouch) les mésaventures du garçon de café en rappelant que les meilleurs sorbets au citron de tout le pays – les fameux « créponnés » – restent encore les siens.

Les ruines de l'époque coloniale ne suintent pas le ressentiment des anciens colons. Au contraire, elles sont peuplées des femmes modestes qui incarnent, avec l'exil sur place, la double fidélité aux lieux et aux histoires. Souvent veuves, elles sont les gardiennes terriennes dont les évocations relaient la puissance de clarté, d'animation et de spiritualisation de l'imago maternelle. L'appel de la mer n'est pas celui de l'amer quand il a le goût de l'agrume ramené de l'écume des jours. Celui qui avait peut-être imaginé disparaître en allant toujours plus loin vers le sud revient plus vivant que jamais. Pourtant, les blessures nouvelles ne manquent pas de l'accueillir dès son retour à Paris. C'est, terrible, l'annonce du suicide par noyade de Jeanne, cette adolescente dont on ne saura presque rien sinon que sa mort la rend inoubliable. Sa présence fugitive dans le parc du Marais est devenue une absence déchirante à laquelle il faut consentir en reconnaissant dans la mort des autres le douloureux devoir d'une vie à poursuivre, malgré tout. « Le Temps perdu » a beau être chanté par Hervé Vilard avec un lyrisme exténuant, on se tient au carton « à suivre » qui promet de continuer même si, en l'espèce, Guy Gilles n'a jamais pu tourner la suite rêvée du Clair de terre.

On retient enfin deux choses intrigantes : Pierre est revenu mais l'on jurerait que Patrick Jouané est plus jeune que celui de l'ouverture du film ; une jeune femme dans le parc a les yeux crayonnés de noir comme Néfertiti, épouse d'Akhenaton et prêtresse du culte éphémère voué à la nouvelle divinité, Aton, dieu du soleil. L'enfant endeuillé d'Alger ne l'a pas oublié : si l'appel de la mer peut finir en noyade, la jouvence reste encore celle du soleil.

Soleil retrouvé

Après Le Clair de terre, Guy Gilles n'a jamais cessé de travailler mais il ne sait pas que les années les plus lumineuses sont déjà derrière lui. Proust, l'art et la douleur passe à la télévision la même année où Claude Lelouch lui produit Côté cour, côté champs (1971), fantaisie visuelle montée à partir de la musique composée par le fidèle Jean-Pierre Stora. La rencontre avec Jeanne Moreau est déterminante, il en fait le bref portrait avec Jeanne raconte Jeanne (1970) qui consacre une liaison dont la fin précipite Guy Gilles dans la dépression. Absences répétées (1972) récompensé par le prix Jean Vigo en portera la marque sévère. C'est le film le plus noir et le plus désespéré de son auteur, hanté par le suicide, les marges sexuelles, la toxicomanie et le rockeur Patrick Penn y remplace Patrick Jouané. La production de ses films de fiction reste toujours laborieuse quand les commandes de la télévision représentent des occasions renouvelées de travailler plus sereinement. On retient notamment La Loterie de la vie (1975), balade mexicaine inspirée, et Saint, martyr et poète (1975) dédié à Jean Genet avec Patrick Jouané. Pour mémoire, la projection de ce film au cinéma La Pagode dans le cadre d'un festival organisé par Lionel Soukaz, « Écrans roses, nuits bleues » en janvier 1978, est l'objet d'une attaque fasciste et Guy Gilles est victime d'un traumatisme crânien.

Après Le Jardin qui bascule (1974), cinquième long-métrage qui s'essaie au cinéma de genre en compagnie de Delphine Seyrig, La Tête à ça (1980) qui voudrait se frotter à la comédie tombe à l'eau quand les difficultés financières qui s'ajoutent aux nouvelles déceptions amoureuses provoquent un nouvel effondrement. Les années 80, loin d'être le temps longtemps rêvé de la sortie de la confidentialité, vont au contraire la renforcer. Le Crime d'amour (1981) avec le retour de Macha Méril et Nuit docile (1987) avec celui de Patrick Jouané, plus marqué par la vie que jamais, n'attirent pas le public. Pour la télévision, Un garçon de France (1984) d'après le roman autobiographique de Pascal Sevran est un retour nostalgique aux années de formation, avec pour toile de fond la Guerre d'Algérie, le cinéma français d'antan et la femme d'âge mûr qui prend sous son aile le héros, ici incarnée par Françoise Arnoul. En 1993, Guy Gilles commence à tourner Néfertiti dans les studios de Cinecittà mais cette coproduction franco-italo-lettone va tourner au fiasco. C'est son dernier film et, mutilé de trente minutes, il ne sortira pas en salles. Atteint du sida à la fin des années 80, Guy Gilles savait son temps compter : il décède en 1996 à l'âge de 57 ans.

C'est une nouvelle époque qui s'ouvre désormais, celle de la redécouverte du cinéma de Guy Gilles. Une rétrospective organisée par le Festival de La Rochelle en 2003, une quasi-intégrale de ses courts-métrages par Côté Court à Pantin en 2005, une autre rétrospective proposée par la Cinémathèque française en 2014, une première édition DVD par les éditions Montparnasse en 2008 à laquelle succède désormais une nouvelle édition en Combo Blu-ray DVD supervisée par Lobster en 2020 y auront grandement participé. Alors, un cinéaste longtemps perdu de vue a pu enfin être retrouvé. De Soleil éteint à Néfertiti, reine égyptienne d'un nouveau culte dédié au soleil, le deuil du pays natal perdu est celui du soleil qui a présidé à la naissance d'un astre nouveau. Comme Aton est le nouveau dieu, le nouveau soleil est celui dont un Icare en cinéma a su qu'en dépit des nombreux désastres affrontés, il éclairerait suffisamment ses plans pour leur donner, avec l'aile du « cela aura été », l'autre aile du « cela sera, encore ».

Proust, alors, fait la noce avec Rimbaud : quand le souvenir sauve, l'éternité est retrouvée.