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Godzilla au milieu des ruines dans le film Gareth Edwards
Le Majeur en crise

« Godzilla » : du Sublime à la Fossilisation des Souvenirs

Guillaume Richard
Comment la nouvelle saga "Godzilla" développe-t-elle une conception singulière du sublime et des processus intimes de fossilisation – des deuils et des catastrophes ?
Guillaume Richard

Autour des films « Godzilla » de Gareth Edwards et Michael Dougherty

La nature est en soi monstrueuse. Bien avant que l'homme n'occupe la terre, elle fût comme on le sait peuplée de géants en tous genres – des immenses diplodocus à la mégafaune succédant à l'ère des dinosaures. Dans son essai sur le sublime(1), Yvon Le Scanff montre que la description des monstres des premiers temps par des scientifiques de renom peut être reliée à l'expérience du sublime. Cuvier évoque ainsi un monde d'excès tandis que Buffon parle d'un âge des géants et Jules Verne, dans Le voyage au centre de la terre, d'une remontée vers le gigantisme des origines(2). Qu'est Godzilla sinon la manifestation de ce lien qui unit le sublime au passé monumental de la vie sur terre ? Le sublime est immense et terrifiant. Il dépasse l'entendement humain tout en lui faisant ressentir sa connexion à l'infini. Il s'expérimente traditionnellement devant un paysage à perte de vue ou face à des ruines. Mais il peut aussi se faire ressentir par l'intermédiaire du monstre, ce que le cinéma réussit à merveille. On pourrait alors parler de paysage-monstre(3) et de Godzilla comme une montagne vivante. Le vertige est de surcroît double puisque les montres existaient réellement il y a des millions d'années. La nouvelle franchise Godzilla de la Warner s'impose à la fois comme un exemple parfait d’expérimentation du sublime et une forme singulière plus complexe. Aux voyages des derniers romantiques jusqu'au sommet des montagnes, elle substitue une forme de sublime à la nature ancestrale et même intime. Il ne s'agit plus de se laisser seulement impressionner par des images – c'est déjà en soi une règle des blockbusters – mais de comprendre comment les deux films sortis à ce jour, Godzilla (Gareth Edwards, 2014) et Godzilla II - Roi des Monstres (Michael Dougherty, 2019), nouent des assemblages subtils autour de thématiques comme l’(anti)héroïsme ou le deuil.

Le sublime et le souvenir

Après la réussite du premier film en 2014, Godzilla II - Roi des Monstres présente les premiers signes d'une saga en passe d'être mutilée(4). Moins personnel et plus industriel, le film prolonge néanmoins avec cohérence les choix effectués par Gareth Edwards. Il fait d'abord le pari saugrenu de prendre au premier degré ce voyage vers le gigantisme des origines. On découvre que Godzilla et 17 autres créatures sont les "dieux" de notre planète, vénérés et craints depuis l'aube de l'humanité. Une peinture rupestre, qu'on aperçoit déjà au début du générique du premier film, présente Godzilla comme le roi des monstres et le garant de l'équilibre de la Nature. Si la mise en scène de Michael Dougherty s'avère moins inspirée que celle de son prédécesseur, certaines séquences mémorables, comme la rencontre sous-marine avec Godzilla, continuent de travailler l'effet de sublime. On découvre que le monstre vit et se régénère dans une cité antique cachée au fond de l'océan. Le lien avec l'expérience du sublime est plus que suggéré : Godzilla ne fait qu'un avec cette ruine antique dont il partage l'épiderme. C'est bien un paysage-monstre qui réveille le vertige que peut procurer le mystère de la vie pré-humaine sur terre. Godzilla II - Roi des Monstres continue de rappeler dans le même mouvement que nous ne sommes qu'un jalon insignifiant dans l'histoire de l'évolution. Bien que les deux films restent encore attachés au modèle idéologique et paternaliste du blockbuster américain – ce n'est pas demain qu'on en sera libéré – ils opèrent quand même une désanthropomorphisation bienvenue à l'ère de l'anthropocène, les hommes et leur destin semblant incapables de peser face à la puissance des monstres. Il suffit de penser aux scènes où Godzilla nage sans se soucier de l'artillerie lourde pointée sur lui, et encore moins de la présence des humains, pour se convaincre qu'il y a dans ces deux films une réflexion sur l'avenir de notre monde (certes timide) qui prend ses racines dans l'expérience du sublime et les sciences naturelles.

Les scientifiques regardent Godzilla

Si l'équilibre de la Nature se régénère grâce aux affrontements de ses monstres-montagne et renvoie l'homme à sa propre finitude (c'est aussi un des effets procuré par le sublime), Godzilla et Godzilla II - Roi des Monstres, blockbuster oblige, continuent de s'enticher de l'intimité de quelques histoires humaines. Ils racontent tous les deux un deuil qui reste à accomplir. Celui des parents dans Godzilla et d'un enfant dans Godzilla II - Roi des Monstres. Le premier film identifie le monstre à la perte de la mère (Juliette Binoche) puis du père (Bryan Cranston). Lorsque celle-ci reste bloquée dans le couloir de la centrale nucléaire, une fumée épaisse enrobe son inévitable mort. Plus tard, lorsque le fils (Aaron Taylor-Johnson) verra s'effondrer Godzilla en plein cœur de la bataille urbaine avec les deux MUTOs, de la fumée recouvre la créature de la même manière, comme pour signifier un lien symbolique évident entre celle-ci et les parents décédés. Godzilla incarnerait aussi bien la figure de la peur, du vertige, que celle du deuil. Le sublime et l'intime. Gareth Edwards plonge d'ailleurs l'ensemble du film dans la fumée et ce n'est pas un hasard : la brume, la poussière, les fumigènes semblent rappeler à chaque instant qu'un voile indéterminé trouble la perception des personnages et du spectateur. Il ne faudrait pas voir trop vite dans ce choix une référence aux grandes catastrophes du XXIème siècle (du 11 septembre 2001 à Fukushima), mais peut-être le commencement du processus de l'oubli et le passage vers le statut de souvenir. Godzilla serait un film sur l'acceptation du deuil, sur le passé qu'on enterre et qu'il faut laisser derrière soi, à l'image des monstres emportés par la fumée. Moins un énième film catastrophe qu'un film-fossile. Même si Godzilla II - Roi des Monstres ne prolonge pas exactement cette caractéristique du premier film, la relation entre les personnages et Godzilla reste intime, comme lorsqu'ils se retrouvent face à face. Le docteur Serizawa (Ken Watanabe), par exemple, emportera avec lui son secret (qui aurait un lien avec sa montre ?) lorsqu'il consacrera les derniers instants de sa vie à réveiller Godzilla(5).

L'antihéros et le "Destruction Porn"

Ce nouage entre le sublime, l'intime, le deuil et le souvenir n'a pas d'égal dans la production hollywoodienne actuelle. Si les deux films regorgent d'effets spéciaux et que Godzilla II - Roi des Monstres sombre dans la surenchère, il ne faudrait pas les associer trop rapidement au Destruction Porn. Gareth Edwards et Michael Dougherty partagent certes un goût pour la dévastation apocalyptique, mais celle-ci doit se penser à la fois en rapport avec la place de l'homme au sein de la Nature et le processus du deuil. C'est un équilibre fragile car le sublime se manifeste évidemment à travers des paysages en ruine. Postulons alors l'idée que les champs de bataille des deux films, par leur irréalité et leur graphisme, créent autant un effet de sublime qu'un processus de fossilisation du deuil des catastrophes mondiales (le 11 septembre, Fukushima) et intimes (celles des personnages). Le sublime passerait alors essentiellement par les monstres-montagne. Ce sont les choix esthétiques et la précision de la mise en scène des deux cinéastes qui permettent de construire ces différentes liaisons. La patte de Gareth Edwards, à qui on doit Monsters (dont le style est reproduit dans les deux Godzilla), joue un rôle capital car elle construit des plans à grande échelle où l'amplitude du monstre subjugue le regard du spectateur et imprime un effet de sublime obtenu plus par la contemplation que par l'action.

Godzilla au milieu des ruines et prêt pour le combat

Il faut probablement remonter à Jurassic Park de Steven Spielberg pour retrouver ce lien entre le sublime, le monstre et le regard ébahi du personnage/spectateur. Le plan où Sam Neil retire ses lunettes pour regarder la plaine remplie de dinosaures est en ce sens emblématique d'un cinéma où le sublime se présente au(x) regard(s). Et ce n'est pas un hasard si la fascination pour les géants du passé fait partie intégrante de l'équation. C'est évidemment un sujet qui mériterait de longs développements. Essayons néanmoins d'effectuer un premier tri très sommaire. Les films programmatiques de super-héros ne s'intéresseraient pas au sublime et relèveraient plutôt du Destruction Porn, tout comme les films catastrophe et la saga Transformers même si pour ceux-ci, une esthétique des ruines pourrait les rapprocher d'une certaine forme de sublime. Mas il semble néanmoins que leur mise en scène manque de consistance, d'un regard pour contempler les ruines et d'un nouage narratif plus complexe. La saga Star Wars repose quant à elle plus sur l'action que sur la contemplation, à l'instar de Gravity, Interstellar ou de la franchise Jurassic World, où l’émerveillement du regard laisse place à un pragmatisme technologique sans âme. Au milieu de toutes ces productions, il existe des films qui font le pari du sublime, et d'un sublime de la monstruosité originelle, en se replongeant dans la généalogie du monde et de notre être, retrouvant par là autant le gigantisme que l'intimité. Certainement La Guerre des mondes de Steven Spielberg ou Super 8 de J.J. Abrams.

Enfin, et pour ne pas conclure, les deux films Godzilla renversent la figure de l’héroïsme qui traverse le cinéma hollywoodien. Godzilla est l'antihéros parfait. Il écrase d'abord toute tentative d'héroïsme humain, dont on sent bien que les exploits ne sont là que pour rassurer le spectateur. Les personnages passent clairement au second plan tandis que la créature, reine des monstres et de la Nature, triomphe. Les deux films proposent ainsi au spectateur de s'identifier avec un monstre qui leur présente en même temps le sublime et la promesse de deuils à accomplir. Ce que donne Godzilla n'est-il pas plus fructueux que les théories vaseuses de l'héroïsme hollywoodien contemporain ? La moins déphasée, dans laquelle s'immergent les récents Glass et Spider-Man: New Generation, postule que n'importe qui peut devenir un héros : il serait ainsi question de transmettre une forme de confiance en soi quand celle-ci n'est pas au rendez-vous intimement, socialement ou sociologiquement. La plus éloignée, celle où baigne par exemple la trilogie The Dark Night de Christopher Nolan, interroge la place du mal dans l'âme humaine et dans la société d'une manière finalement assez creuse. Si l'une s'intéresse aux effets d'une transmission de l'héroïsme tandis que l'autre questionne son origine, on peut se demander quel est l'intérêt d'une telle occupation de nos imaginaires. Le vertige créé par le gigantisme des monstres a une origine historiquement déterminée alors que nul super-héros n'a jamais volé dans le ciel. Nous préférons ainsi l'éveil au sublime et les promesses de l'antihéros Godzilla qui nous parlent aussi de notre lien avec la Nature : voilà bien quelque chose qui ne semble pas intéresser les héros américains du moment. Et comme Godzilla et Godzilla II - Roi des Monstres ne réveillent pas le souvenir de catastrophes passées – ils tentent de les fossiliser, il est possible de les considérer comme des récits sur les désastres à venir, lorsque la nature aura repris ses droits et éjecté définitivement l'homme du cycle naturel de la vie.

Fiche Technique

Réalisation
Michael Dougherty, Gareth Edwards

Scénario
Max Borenstein, Michael Dougherty et Zach Shields

Acteurs
Kyle Chandler, Vera Farmiga, Millie Bobby Brown, Ken Watanabe, Sally Hawkins

Genre
Action, SF

Date de sortie
2019

Notes[+]