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Tous les personnages de la série Friends lors des retrouvailles dans Friends : The Reunion
La Chambre Verte

« Friends : The Reunion » : La grande communion

Thibaut Grégoire
Dix-sept ans après la fin de la série Friends, une réunion entre les six membres de son casting a été organisée, créant un trouble de réception auprès des fans de la première heure. Entre produit commercial conçu pour faire plaisir aux afficionados, objet nostalgique laissant parfois filtrer une vraie mélancolie, et grande communion spirituelle rassemblant dans un geste « méta », voire métaphysique, les acteurs, les personnages et les spectateurs, Friends : The Reunion a en tout cas réactivé la chambre verte de beaucoup de spectateurs en sortant les "vieux jouets" du placard.
Thibaut Grégoire

« Friends : The Reunion », un épisode spécial de Ben Winston (2021)

En mai 2004 se clôturait la série Friends, après dix ans de production et après avoir acquis un statut de série « culte », statut qui perdurerait par la suite. Au point que dix-sept ans plus tard, un épisode spécial intitulé Friends : The Reunion soit produit, un peu comme la réponse tardive à une demande sans cesse répétée d’une solide et exponentielle « fanbase » désireuse de renouer avec les personnages et les acteurs aimés. Quand on a vu arriver comme sortie de nulle part cette « réunion » du casting de Friends, à travers notamment une affiche reprenant le graphisme du titre de la série, ainsi qu’une scénographie en quelques points similaire à celles d’anciennes photos promotionnelles du temps de sa production, une sorte de confusion s’est créée auprès des spectateurs et plus particulièrement des fans de la première heure de cette série dont il est souvent rabâché qu’elle est « générationnelle ». Difficile en effet dans un premier temps de savoir si cette réunion concernait les personnages ou les acteurs de la série. Après les premières diffusions de cet épisode spécial, certains amateurs de la série n’ayant pas encore vu celui-ci continuaient d’ignorer exactement ce dont il retournait, s’attendant encore à retrouver Rachel, Ross, Monica, Chandler, Phoebe et Joey dans une aventure supplémentaire et forcément nostalgique. Si nostalgie il y a effectivement ici, ce sont plutôt les acteurs Jennifer Aniston, David Schwimmer, Courteney Cox, Matthew Perry, Lisa Kudrow et Matt LeBlanc qu’elle concerne et touche même personnellement puisque – la vision des premières secondes de cette réunion de Friends dissipant immédiatement tous les doutes – il s’agit bien de retrouvailles entre les acteurs du « show », sur le lieu même de celui-ci puisque les décors principaux ont été recréés pour l’occasion.

Après une ouverture reprenant telles quelles les dernières secondes de l’épisode final de la série, durant lesquelles les six amis quittent l’appartement de Monica et Chandler, théâtre principal de leurs aventures, c’est l’acteur David Schwimmer (interprète de Ross Geller) qui découvre le premier ces décors réassemblés pour l’occasion. Et le choix de commencer par lui apparaît, rétrospectivement, comme très malin, pour des raisons purement physiques. Il s’agit en effet de l’acteur dont la transformation physique entre le moment de la fin de la série, ces derniers plans que l’on vient de revoir, et le tournage de cette réunion est la moins marquée. Les producteurs de l’émission étaient très probablement conscients que le vieillissement de ces acteurs à l’image desquels les spectateurs s’étaient habitués mais dont ils n’avaient potentiellement pas vu l’évolution physique depuis dix-sept ans, serait, sinon un « choc », au moins un point d’achoppement pour la bonne réception du « produit » que constituent malgré tout ces retrouvailles. Et cela n’a pas manqué, après sa sortie, les premiers commentaires – des spectateurs comme des journalistes – sur Friends : The Reunion ont été majoritairement axés sur le physique des acteurs. En regardant les premières minutes, il est assez flagrant de constater que l’ordre d’entrée a semble-t-il été minutieusement pensé afin de ne pas trop brusquer le spectateur qui n’aurait pas été préparé à se retrouver devant la réalité du temps qui passe. Les trois premiers acteurs à apparaître – dans l’ordre, David Schwimmer, Lisa Kudrow, Jennifer Aniston – sont en effet ceux dont la silhouette, le visage et l’apparence générale, n’ont pas trop changé. Les trois suivants – dans l’ordre de nouveau, Courteney Cox, Matt LeBlanc et Matthew Perry – ont quant à eux chacun « subit » une transformation bien plus impressionnante, à des niveaux divers, et c’est sur leur compte que les commentaires les plus ébahis – et aussi parfois les plus naïfs voire les plus stupides – ont été proférés. Mais cette manière de faire entrer les acteurs par ordre d’« état de marche » ou de « conservation » est assez parlante quant à la démarche globale de cet épisode spécial et à la manière dont il procède pour arpenter les terrains de la nostalgie.

Comme on sort des "jouets" du placard, des reliquats de l’enfance dont on ne sait pas trop dans quel état on va les retrouver, les six acteurs sont invités à regagner un à un le terrain de jeu qui leur est attribué dans la mémoire du petit garçon et de la petite fille devenus grands, redécouvrant non sans émotion ces « objets » ayant jadis fait partie de leur quotidien. Certains "jouets" sont presque comme neufs, comme dans un souvenir d’enfance, d’autres sont abîmés voire cassés. D’ailleurs, l’érosion due au temps n’est pas que physique puisque, lors de leurs petites conversations nostalgiques et de leurs échanges d’anecdotes d’époque, les six comparses tâtonnent parfois, cherchent dans leur mémoire et ne sont pas toujours synchrones quant à leurs souvenirs respectifs. Au-delà du syndrome classique de l’acteur qui connaît moins bien sa propre carrière que les spectateurs qui l’ont suivie, il y a aussi une amnésie partielle et de la confusion qui surnage, mettant en exergue la subjectivité de chaque élément du groupe, qui malgré une véritable entente collective, laquelle semble bien réelle et sincère, donne une dimension mélancolique à l’ensemble : ce qui a été vécu par tous au même moment, de la même manière, ne laisse pas la même empreinte dans la mémoire de chacun, des années plus tard. Ces retrouvailles sont donc effectivement émouvantes, mais parfois véritablement tristes, comme quand Matthew Perry évoque le mal-être qu’il éprouvait durant presque chaque tournage quand il estimait que le public présent n’avait pas assez ri à ses répliques, provoquant la perplexité de ses camarades qui n’avaient visiblement aucune idée de ce mal-être à l’époque. Friends : The Reunion permet donc à ces petites saillies mélancoliques, ces imperfections soulignant la particularité et l’humanité de chacun, d’advenir, malgré une mise en place et un déroulé favorisant une impression plutôt festive de célébration.

Tous les personnages de Firends et les créateurs de la série, sur scène, durant leurs retrouvailles dans Friends : The Reunion
© HBO Max

Pour mettre en scène et en forme ces retrouvailles, les producteurs ont en effet concocté aux six acteurs des activités, comme dans n’importe quelle fête qui se respecte. Après s’être retrouvés dans les décors reconstitués, ils sont ainsi amenés à participer à un jeu de questions-réponses sur la série, à rejouer des scènes « cultes » lors de lectures en table ronde, ou encore de prendre part à un talk-show animé par l’acteur-animateur James Corden, devant la fontaine « mythique » où avait été tourné le générique de la série. Montrées alternativement par le montage, toutes ces étapes, ces activités, sont également entrecoupées de petits « happenings » – apparitions surprises de membres occasionnels du casting, « cameo appearence » de Lady Gaga venue chanter Smelly Cat avec « Phoebe » (Lisa Kudrow), etc. – et également d’interviews des créateurs, de « peoples » fans de la série, ou encore de spectateurs lambda dont celle-ci a changé la vie. Et c’est là que cette « réunion » prend également des allures de « communion », de rencontre organisée entre l’objet d’un culte et ses adorateurs. La première « fan » de la série dont on voit l’interview fait d’ailleurs le lien entre la production de celle-ci et sa réception, entre ceux qui la font et ceux qui l’aiment, puisqu’il s’agit de Reese Witherspoon, qui est elle-même apparue dans la série le temps de deux épisodes – dans le rôle de la sœur de Rachel. Son intervention introduit à la fois la transition entre la production et la réception de la série et aussi la mise en exergue d’une certaine confusion qu’il peut y avoir entre un rôle et son interprète, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une interprétation au long cours, sur dix ans et plus de deux-cent épisodes. Elle raconte notamment son trouble quand, en tant qu’actrice mais également fan de la première heure, elle s’est retrouvée face à « Joey » (Matt LeBlanc), lui servant en face l’une de ses répliques emblématiques (« How you doin’ ? »). Et ce trouble, cette confusion, Friends : The Reunion l’entretient bel et bien mais, mieux encore, le met en exergue et en scène.

Si la confusion a pu régner – et être entretenue – quant à la teneur de cet épisode spécial et de la nature de la réunion, si l’on a pu douter un moment du fait que ce soient les personnages ou les acteurs qui se réunissaient, c’est qu’une série comme celle-ci, ayant eu une production de longue durée, et ayant largement favorisé une identification des spectateurs à ses personnages, permet cette assimilation entre le rôle et l’interprète. Ainsi, à la fin de la série – comme on peut le voir dans des archives ici révélées –, quand les personnages sont émus lors du dernier plan de la saison finale, les techniciens autour le sont également, et les acteurs, lorsqu’ils reviennent pour le salut final, sont tous en larmes. Les personnages et leurs interprètes sont réunis par une même émotion qui, forcément, s’empare également des spectateurs, amenant ainsi une apothéose à cette transitivité des affects et à une confusion entre la production, la fiction et la réception. De même, lorsque les six acteurs se montrent nostalgiques et sentimentaux en racontant leurs souvenirs de tournage dans les décors reconstitués, la manière dont ils évoquent les scènes ou l’expérience globale de dix ans de Friends donne parfois l’impression d’entendre les personnages eux-mêmes évoquer leurs propres anecdotes de jeunesse. Il est possible que les acteurs, au moment où ils s’émeuvent en évoquant le « bon vieux temps », ne se rendent pas compte de cette dimension transitive et de cette confusion qu’ils contribuent à créer, mais il ne fait pas grand doute que les producteurs et concepteurs de cette réunion sont tout à fait conscients de ce qu’ils font et de la mise en abyme affective qu’ils créent en mettant cet aspect en scène. Par exemple, quand est évoquée une idylle restée sans suite entre Jennifer Aniston et David Schwimmer lors du tournage de la première saison de la série, au moment même où leurs personnages Rachel et Ross se tournaient autour, il est évident que l’anecdote produit une petite décharge sur les fans de la série, l’effet vertigineux de la mise en abyme étant censé fonctionner à plein régime à ce moment-là. Le présentateur James Corden ne manque d’ailleurs pas de souligner – voire de surligner – la chose, par une petite réplique bien sentie : « Is this blowing anyone else’s mind ? »

Cette idée de confusion et de communion est en réalité portée à son paroxysme dans les scènes de Friends : The Reunion lors desquelles les acteurs sont amenés à rejouer des passages « cultes » de la série autour d’une table ronde. Rien que la configuration dans laquelle sont mis les acteurs à ce moment-là prédispose à une lecture « méta », voire « métaphysique ». Ces scènes font penser ni plus ni moins à de véritables séances de spiritisme lors desquelles sont invoqués des esprits(1). Il y a une proximité certaine – mise en évidence par Friends : The Reunion – entre évoquer le passé et invoquer les esprits, et ces scènes de table ronde viennent en apporter la démonstration définitive. Durant celles-ci, les scripts réimprimés que les acteurs tiennent dans leurs mains sont comme des grimoires et leurs répliques comme des incantations qui leur permettent d’invoquer à nouveaux leurs personnages respectifs – comme on invoquerait les esprits de proches disparus –, et à ceux-ci de venir habiter à nouveau leurs corps. Il y a bel et bien quelque chose de l’ordre de la possession qui se joue là, de manière assez limpide. L’apothéose du phénomène apparaît dans la scène rejouée du premier baiser entre Ross et Rachel. L’évocation antérieure de l’idylle sur le tournage entre David Schwimmer et Jenifer Aniston, et la confusion ainsi créée ou entretenue entre les personnages et les acteurs, finissent de donner une impression de communion spirituelle et transcendante entre la série et la réalité. Les fantômes de Friends, ces personnages emblématiques, sont revenus habiter les vieux corps prêtés auparavant, durant dix ans. La communion induite par le dispositif de la réunion a permis cela. Ainsi, lorsque les Ross et Rachel originaux, ceux d’il y a vingt-six ans, se rejoignent pour échanger leur premier baiser et que les David Schwimmer et Jenifer Aniston d’aujourd’hui joignent leurs mains au centre de la table ronde en rejouant la même scène, la communion est parfaite et la possession a pleinement eu lieu. La grande séance de spiritisme organisée par Friends : The Reunion s’est avérée payante.

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