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Akemi Negishi danse au milieu des hommes dans Fièvre sur Anatahan
Rayon vert

« Fièvre sur Anatahan » de Josef von Sternberg : La douleur de l'unique, de l'une et du multiple

Des Nouvelles du Front cinématographique
« Anatahan » fièvre (pour le titre français) ou saga (pour le titre original) ne déroge pas à la règle garantissant à qui lui obéit d'être le sujet d'une exception : tout film de Josef von Sternberg est un monde, moins soumis aux conventions de la mimesis qu'à la jungle des obsessions de son démiurge. Tout film est un monde dont la nature est une sur-nature en excès aux conventions réglées du réalisme mimétique. Tout film est un monde d'artifices dont la mise en forme propose cette étrange exploration destinant à rendre visible l'entrelacs obscur des fantasmes qui en irrigue le luxuriant déploiement démiurgique. « Anatahan » constitue pour la saga sternbergienne sa quintessence testamentaire et autiste, solitaire et onirique jusqu'à atteindre un degré sublime d'onanisme.

« Fièvre sur Anatahan », un film de Josef von Sternberg (1953)

L'exotisme des films de Josef von Sternberg ne se comprendrait donc pas autrement, comme l'ailleurs fictif et comme tel avoué, dont l'aveu indique ce qu'il y a de plus lointain à l'intérieur de soi-même, de plus éloigné sans même devoir bouger, comme une ligne de déterritorialisation tirée sur place grâce aux puissantes ressources offertes par l'industrie hollywoodienne (et, par extension, par l'Amérique comme terre utopique privilégiée de la mondialisation). À l'autre bout du monde, à l'extrême d'un monde mental déplié depuis le cocon central des studios, Josef von Sternberg rêve. Le démiurge travaille l'imago afin de se rencontrer lui-même, Narcisse révélé dans la découverte de l'autre qu'il est et que l'on est avec lui – l'autre comme une autre, une femme. Soi-même comme une femme qui règne dans les replis épais et touffus du dedans, dont le dépliement ouvre sur le plus grand dehors, aérien et raréfié comme l'air des cimes. Dépliement, déploiement : un baroque dépli(1).

Une île philippine peuplée de naufrages japonais est un bien étrange site, celui où la différence des sexes est un abîme dont le leurre aveugle les hommes en activant leur rivalité quand son secret ne serait accessible qu'aux femmes, d'autant plus désirable et désirée qu'elle est l'unique. Cette île succède aux milieux interlopes et autres bas-fonds des premiers films muets comme Les Nuits de Chicago (1927) et Les Damnés de l'océan (1928), puis au cabaret berlinois de L'Ange bleu (1930), aux scènes de music-hall européennes de Blonde Vénus (1932) en passant par le comptoir colonial nord-africain de MoroccoCœurs brûlés (1930). L'île de Anatahan succède encore aux fastes de la Russie impériale de L'Impératrice rouge (1934), aux rues populaires de Séville dans La Femme et le pantin (1935), au Shanghai mélangé du doublet Shanghai Express (1931) et Shanghai Gesture (1941). Et même la Rome antique de l'inachevé I, Claudius (1938), jusqu'au Macao de Macao – Le Paradis des mauvais garçons (1952), achevé par Nicholas Ray après que Howard Hughes ait débarqué Josef von Sternberg.

La différence de la différence,
au carré divisée

Anatahan dérogerait encore moins à la règle que l'avant-dernier long-métrage de Josef von Sternberg, qui est son ultime chef-d'œuvre, aura accueilli dans un immense hangar déniché dans l'ancienne capitale du Japon impérial, Kyoto, la recréation artificielle de l'île volcanique d'Anatahan située dans l'archipel des Mariannes. Précisément, des producteurs japonais tels Nagamasa Kawakita, l'homme qui a montré Rashômon d'Akira Kurosawa à la Mostra de Venise en 1951, offrent à Josef von Sternberg l'occasion unique de renouer avec les ambitions plasticiennes et démiurgiques de ses meilleurs films, des Damnés de l'océan à Shanghai Gesture, en passant par L'Impératrice rouge. Invité au Japon, le cinéaste y va mais seulement pour disposer de tout le luxe nécessaire, celui justement que ne lui offre plus Hollywood depuis longtemps, afin d'y réinventer de fond en comble une île des Philippines ayant appartenu à l'empire japonais, jusqu'à la défaite militaire d'août 1945. De quoi s'agit-il ? Un groupe de 33 soldats et officiers japonais échoués sur Anatahan y ont survécu pendant sept années, de 1944 à 1951, en survivant dans l'illusion que la guerre avait continué après la reddition effective de leur patrie, toujours plus préoccupés de s'arracher jusqu'au meurtre les faveurs de la seule femme présente. À partir de cette histoire vraie racontée dans un livre de Michiro Maruyama, le démiurge se jette alors dans une expérience radicale où les artifices d'une histoire moins reconstituée que recréée forment un dense tissu végétal de racines et de lianes dont les arabesques trament l'image de vérité valable pour toutes ses visions.

Le reflet évanescent de Akemi Negishi dans Fièvre sur Anatahan
© Capricci

Anatahan tient tout à la fois de la fable naturaliste (Luis Buñuel allait à partir d'un matériau semblable réaliser bientôt son adaptation des Aventures de Robinson Crusoé en 1954) et de l'observation ethnographique (en précisant que l'observation relève de la recréation imaginaire), mais encore de l'expérimentation in-vitro (l'ouverture avec son aquarium est assez explicite à ce sujet) et du conte mythique (Anatahan est une cosmogonie, dont la ponctuation finale s'identifie à l'érection d'une montagne sacrée). Son équation en est très simple ; la femme est l'unique tandis que les hommes sont multiples. Moyennant quoi, la différence (sexuelle) est la question qui en vient à se diviser, entre la différence questionnée sur le versant civilisationnel de la rivalité mimétique ravageant la multiplicité masculine et la différence interrogée comme fondement mythique de la norme hétérosexuelle. La différence en elle-même divisée pour être haussée au carré : la différence de la différence, voilà donc le nerf du geste sternbergien, fourchu, proliférant. Et s'il prend évidemment racine dans la « matrice hétérosexuelle »(2), c'est pour se déployer continûment dans la maille serrée des branches et rhizomes, lianes et racines d'une jungle de studio densément intriquée où les hommes se perdent en nombre tandis qu'une femme et une seule s'y retrouve comme la gardienne unique de leur perte.

C'est pourquoi le démiurge peut s'amuser des paradoxes ironiques de la survie (par exemple les vieilles hiérarchies militaires s'effritent mais persiste aussi le fantasme collectif d'un Japon éternellement invaincu). C'est pourquoi le démiurge peut encore trembler devant le dénudement de quelques invariants anthropologiques, une fois tombées les peaux mortes des arbitraires culturels et des conventions de civilisation (l'autorité tient son pouvoir du monopole symbolique de la violence et l'objet privilégié de ce pouvoir se fonde sur l'accès exclusif de la jouissance féminine). Jusqu'à l'adoption du tirage au sort comme marqueur de civilisation regagnée depuis la barbarisation des comportements enclins au darwinisme social que grêle l'éclat mortifère de la pulsion (le tirage au sort est un dispositif qui a caractérisé la démocratie athénienne). Mais la dialectisation est si poussée, elle est si raffinée ici qu'elle conduit à l'ironie d'une situation bien paradoxale puisque l'objet du tirage au sort concerne quand même l'appropriation apaisée de la femme comme prestataire de tous les services exigés, domestiques, culinaires et sexuels. La pacification des mœurs nécessaire à contenir la rivalité mimétique et critique des mâles a pour sol la refondation de la légitimité du pouvoir patriarcal.

La voix du narrateur,
une île solitaire peuplée de nouveaux primitifs

Sauf que le naturalisme est une perspective qui ne suffit pas. Le monde originaire qui monte et suinte dans l'érosion du monde secondaire, la culture étant dérivée de la nature, débouche en réalité sur une naturalité dénudée dans son artificialité, aussi artificieuse qu'un décor dont les treillis s'exhibent comme tel(3). Le studio exhibe ainsi le lieu hors-lieu d'une hétérotopie, le paradis artificiel d'une souveraineté dont la solitude intérieure et peuplée recoupe exemplairement l'isolement de l'île. C'est pourquoi Kyoto, l'ancienne capitale déchue où Josef von Sternberg a tourné Anatahan, représente mieux que Tokyo le lieu parfait d'un pareil exil professionnel, mais aussi existentiel. Si solitaire que l'insuccès, au Japon comme à l'étranger, a une nouvelle fois coupé les ailes du démiurge, dont la souveraineté ne se relèvera pas. En atteste la réalisation en 1957 du dispensable Jet Pilot – Les Espions s'amusent pour sa Némésis, le producteur Howard Hughes qui l'avait déjà bien embêté sur le tournage de Macao.

Le décor dans toute son artificialité, comme image de la nature artificiellement naturée, comme image d'une nature contre-nature, d'une sur-nature, expose également l'image de la jungle intérieure du démiurge. Josef von Sternberg se sait à la fois seul et multiple, peuplé de myriades masculines mais habité aussi par une femme et une seule, totem et tabou de l'unique. C'est là son obsession pour le vieil éternel féminin qui démontre son classicisme, mais qui constitue aussi le chiffre de son secret, notamment baigné par les eaux circonstanciées d'une mélancolie océanique liée à la perte de Marlene Dietrich.

Akemi Negishi sur les rochers devant la mer dans Fièvre sur Anatahan
© Capricci

Dans Anatahan, la voix du narrateur est ce qui transcende le naturalisme, l'une des plus stupéfiantes jamais offerte par le cinéma de cette époque-là, d'une modernité si grande qu'elle n'aurait été préfigurée que seulement par Le Silence de la mer (1949) de Jean-Pierre Melville d'après le récit éponyme de Vercors(4). Et avant lui par Sacha Guitry (Le Roman d'un tricheur, 1936) et Orson Welles (La Splendeur des Amberson, 1942). En attendant de trouver de nouveaux relais avec les grands films parlés de Jean Rouch à partir de Moi un noir (1958). C'est que cette voix est pour beaucoup dans la singularité esthétique de Anatahan, y compris en regard des précédents films du cinéaste. La voix, bien sûr, soutient expressément l'autorité démiurgique. C'en est même la signature au point que la narration off dispense la traduction des quelques dialogues japonais entendus çà et là, qui va même jusqu'à les recouvrir en raison d'un étonnant recours au style indirect libre afin d'incorporer les paroles diversement énoncées dans un régime supérieur d'énonciation appartenant au narrateur démiurge. Drôle de film alors, qui est une production japonaise dominée par l'autorité de son créateur venu de Hollywood mais d'origine viennoise, qui en est à la fois le metteur en scène et l'unique scénariste, l'un des deux photographes (avec Kôzô Okazaki) et l'un des quatre producteurs, et qui narre lui-même en anglais une fiction inspirée d'une histoire japonaise et interprétée par des acteurs (non professionnels) japonais qui jouent des soldats naufragés sur une île des Philippines. Drôle de film au fond, comme une île solitaire en pointe de l'archipel de l'œuvre et la mer est déjà là, toujours à l'origine, avec A Woman of the Sea commandé en 1926 par Charlie Chaplin et désavoué par ce dernier au point qu'il en aurait détruit les copies.

Une île qui serait comme un météore accouché par un démiurge exilé, vivant désormais à l'extrême-orient de son geste, dont l'empire se fond dans l'entrelacs végétal des traces sonores et visuelles représentant des mondes imaginaires peuplés de hordes masculines et de divinités féminines. Des univers à la fois denses et raréfiés, où nature et culture forment des épousailles contrariées à seule fin d'accoucher d'un nouveau primitivisme. Des mondes néo-primitifs où la profanation des femmes est le témoignage masculin dédié à leur troublante sacralité.

Subjective indirecte libre,
de haut et de loin

Pour en revenir à la voix du conteur de Anatahan, on aimerait la qualifier en s'inspirant précisément de Pier Paolo Pasolini quand il parle de « subjective indirecte libre » afin d'insister sur l'originalité esthétique des nouages subjectifs de la vision du personnage et du regard de la caméra(5). Gilles Deleuze y a insisté en reprenant cette proposition dans ses analyses propres : « la distinction s’évanouissait entre ce que voyait subjectivement le personnage et ce que voyait objectivement la caméra, non pas au profit de l’un ou l’autre, mais parce que la caméra prenait une présence subjective, acquérait une vision intérieure, qui entrait dans un rapport de simulation ("mimésis") avec la manière de voir du personnage »(6). La subjective indirecte libre qui caractérise la narration de Anatahan renseigne sur ceci : le démiurge, qui parle comme s'il considérait cette histoire depuis le point de vue de Sirius, parle aussi comme s'il en était aussi l'un des acteurs ou personnages secondaires. Duplicité du démiurge, qui parle des hauteurs de son film mais de loin dans les marges du récit, à la fois Sirius et silhouette(7). Il y aurait même comme un jeu à tenter d'en repérer la figure difficilement distincte, dès lors que sur les sept survivants rentrés au Japon après sept années d'exil en 1951, on peut être sûr de mettre déjà de côté l'ancien officier et le joueur de shamisen effectivement décrits par la voix comme des personnages extérieurs.

La subjective indirecte libre est bien le régime modal de la voix narratrice de Anatahan en tenant le grand écart du dedans et du dehors, c'est-à-dire en nouant la subjectivité extrinsèque du démiurge et la subjectivité intrinsèque de l'un des membres du groupe des survivants. Voix dédoublée entre occident et extrême-orient, voix bifide de l'exilé déterritorialisé, voix du même altéré et de la différence divisée, de l'unique qui se montre non identique : c'est que la voix est masculine (elle l'est même deux fois, anglaise en off et japonaise en in), mais uniquement préoccupée des rapports impossibles de l'unique et du multiple, des hommes au pluriel et de la femme au singulier.

Le couple dans dans Fièvre sur Anatahan
© Capricci

La voix divisée accueille ainsi les blessures de la porteuse de la différence, qui est profanée justement pour cela (tabou), qui est pour cela également sacralisée (totem), contrainte à une non naturelle duplicité parce qu'elle est pratiquement vouée à un double régime de survie. Survie sur l'île à égalité avec ses compagnons de galère, mais survie aussi contre ces derniers qui veulent profiter de l'état d'exception vécu dans l'intensité de ses effets de serre pour se la disputer afin d'abuser d'elle. Au fond de la voix divisée, il y a une brèche, une béance où survit une femme, qui est unique, l'unique brutalisée en raison de l'unicité quelle représente pour la multiplicité masculine. C'est pourtant elle qui va permettre de sauver la horde masculine en sautant littéralement hors du bocal (elle s'enfuie à la nage à la suite d'un forçage scénaristique lorsqu'un navire croise l'île et ses efforts permettront leur rapatriement). C'est encore elle qui, à la toute fin du film, revient pour s'exposer comme la porteuse secrète et mutique du deuil de cette histoire, parce qu'elle est la gardienne silencieuse de la mémoire des cinq qui ne sont pas revenus, entre-tués non pas à cause d'elle mais à cause d'eux, tous détruits par la passion d'un délire mimétique à son sujet.

Autoportrait du démiurge blessé
en femme sacrée et icône profanée

La femme identifiée par les hommes comme le sujet exclusif de la différence sexuelle est sacrée. C'est pourquoi elle est vouée à être profanée car la profanation est au fondement archaïque et totémique d'une consécration entendue comme sacralisation. Ici, elle s'appelle Keiko et Josef von Sternberg l'aurait trouvée comme une nouvelle Galatée afin de pouvoir rejouer son rôle de Pygmalion prétendument préféré. Comme Marlene Dietrich il l'a adoptée en découvrant Akemi Negishi dans un cabaret(8). C'est qu'il s'agit en dernière instance pour un homme de se reconnaître en une femme, une pauvre femme qui survit dans son cabaret comme sur une île déserte puis peuplée de naufragés affamés. C'est qu'il s'agit pour lui de la reconnaître comme l'image la plus profonde en lui, reine des abeilles et poisson sautant en dehors du bocal, objet de vénération comme de détestation, île comme ventre de la terre et montagne sacrée qui touche le ciel.

Un jour, Josef von Sternberg l'avait dit mais on l'avait alors mal entendu, le cliché insistant de Pygmalion bouchant les oreilles : « Marlene Dietrich, c'est moi ».

Son imago est l'unique, son image de vérité la femme environnée d'une nuée masculine, la montagne percée de dards ou d'aiguillons. Ce dont il s'agit, en un effet miroir annoncé avec l'aquarium du générique-début, c'est de reconnaître dans les blessures de la femme sacrée les blessures du cinéaste lui-même, icône de la cinéphilie profanée par l'industrie qui l'aura érigé en démiurge pour s'amuser ensuite à en déboulonner la statue. Rien n'est alors plus troublant pour le sujet sacré de la profanation que d'avoir un peu d'égard pour la mémoire de ses pathétiques profanateurs.

Notes[+]