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Le concept "Drunk Shakespeare"
Histoires de spectateurs

« Drunk Shakespeare » : Profession de foi du comédien ivre

Jérémy Quicke
Le concept de « Drunk Shakespeare », en plus de proposer l’expérience plaisante d’une parodie de « Macbeth » plus ou moins improvisée, raconte quelque chose de singulier sur le rapport entre le comédien, le spectateur et l’ivresse. Au théâtre du haut, sérieux, tragique et sobre, répondrait alors un théâtre du bas, parodique, improvisé et donc ivre.
Jérémy Quicke

Le concept Drunk Shakespeare, spectacle découvert à New York en décembre 2019, tient en une phrase d’accroche toute simple : "One professional actor downs five shots of whiskey and then attempts to perform... in a Shakespearean play!"(1). Soit un comédien, supposément ivre après avoir bu sur scène, devant composer en direct une pièce de Shakespeare. Dans la pratique, la performance se révèle bien plus balisée que ce que promet la phrase d’accroche, mais elle permet, en plus de l’expérience plaisante d’une parodie de Macbeth plus ou moins improvisée, de raconter quelque chose de singulier sur le rapport entre le comédien, le spectateur et l’ivresse.

Dans les faits, la pièce peut se résumer à une représentation raccourcie et parodique d’une tragédie classique parmi les classiques, interprétée par cinq acteurs, dont un fut choisi initialement pour devoir vider cul sec et "en direct" cinq shots de tequila. La performance se base sur un texte manifestement écrit à l’avance, lequel rencontre constamment des contraintes (du moins supposées comme telles) du direct : improvisation, interactions avec le public, défis lancés spontanément par les comédiens à leurs partenaires (jouer le monologue suivant dans une autre langue, jouer ses répliques en imitant une célébrité…). L’efficacité de la pièce repose donc essentiellement sur des éléments assez similaires aux figures de style bien connues des spectacles de théâtre-impro. La pièce nécessite par conséquent que le spectateur ait foi dans l’authenticité de ces contraintes non prévues, non écrites à l’avance. C’est là que la compagnie Drunk Shakespeare parvient à se singulariser en introduisant littéralement l’ivresse dans son spectacle.

Après avoir validé son billet, le spectateur est invité à entrer dans la petite salle de représentation où il est accueilli par les comédiens et reçoit un shot de tequila. Il peut également commander des boissons — alcools naturellement inclus — à tout moment pendant la première heure du spectacle. Ce dernier commence, nous l’avons dit, par la consommation des cinq shots par l’acteur choisi, avec comme gage de bonne foi un spectateur choisi au hasard goûtant l’un des verres pour accréditer leur contenu alcoolisé. À travers ces rituels, c’est tout un pacte qui se forme entre les spectateurs et les comédiens. La boisson scelle cet accord commun de la croyance en une pièce jouée en s’enivrant. Les spectateurs pactisent également, peut-être inconsciemment, pour autre chose.

Un acteur de la Drunk Shakespeare socity sur scène
© Drunk Shakespeare

L’alcool, dans l’art, peut symboliquement induire les forces du mal ; et le boire ensemble peut sceller un pacte faustien avec les ténèbres. Les spectateurs des films d’Alfred Hitchcock le savent bien, notamment via l’emblématique scène d’ouverture de Strangers On A Train (L’inconnu du Nord-Express, 1951) où le héros pactise sans le savoir avec le mal en trinquant avec son double maléfique qui lui propose d’échanger deux crimes. Le caractère maléfique de l’alcool provoque aussi un instant marquant de Drunk Shakespeare. Lorsque les sorcières doivent révéler à Macbeth son avenir via un breuvage magique (acte 4 scène 1), les comédiens remplissent un verre avec différents alcools, dont certains empruntés aux boissons des spectateurs eux-mêmes ! Le comédien censé être ivre doit alors vider en direct un cocktail repoussant fait de bière, vin, tequila et champagne, sous les rires mêlés de petits cris de dégout du public.

Et si cet alcool faustien menait encore plus loin ? Et si, en buvant de la tequila avec les acteurs avant une représentation de Macbeth, nous pactisions un « crime » contre Shakespeare ? Au théâtre du haut, sérieux, tragique, calculé, et bien sûr sobre, répondrait alors un théâtre du bas, parodique, improvisé et donc ivre. Ce renversement des valeurs, le temps d’une pièce, participe naturellement au plaisir des spectateurs. Cette division entre deux théâtres peut, bien entendu, paraître très simpliste ; mais elle se voit nuancée par l’intervention d’un autre moment très singulier du spectacle. L’une des règles du Drunk Shakespeare permet à un membre du public de sonner une cloche à tout moment de la pièce, à deux reprises : celle-ci s’interrompt alors et l’acteur ivre reçoit un défi, qui peut résulter d’un shot supplémentaire en cas de défaite. Le premier défi s’inscrit totalement dans une logique carnavalesque de théâtre « du bas » : déballer deux bonbons sans les mains en un temps imparti. La seconde épreuve, par contre, déjoue les attentes : il est demandé au comédien ivre de réciter spontanément un monologue shakespearien tiré d’une autre pièce. Ce dernier, après de premiers mots hésitants, s’est ensuite lancé dans une tirade de Jules César au premier degré, avec un sérieux et une intensité inattendue. Les longs applaudissements du public récompensent alors la prestation du comédien capable de cette performance réservée aux acteurs prestigieux du théâtre « sobre », mais peut-être acclament-ils aussi la venue de ce pont inattendu entre le théâtre d’en haut et d’en bas. L’acteur ivre peut alors fusionner, grâce à son jeu, avec l’acteur sobre.

Un dernier aspect singulier de notre représentation du Drunk Shakespeare reste à mentionner. La disposition de la scène fait que les cinq comédiens, lorsqu’ils ne jouent pas, demeurent visibles de tous, ils ne sont ni cachés derrière des rideaux, ni dans les coulisses. À plusieurs reprises, lors d’un moment supposément improvisé, l’un des comédiens en retrait se met à avoir un fou rire face au jeu de son camarade. Ce rire inattendu, paradoxalement, peut apparaître comme le gage le plus convaincant de l’authenticité des improvisations. Comme si c’était en sortant du rôle, en ne jouant plus, que le comédien devenait réellement convaincant. Ce serait l’ultime article de ce pacte invisible entre le comédien ivre et le spectateur. En s’enivrant face à et avec nous, le comédien du Drunk Shakespeare nous invite à prêter foi à l’authenticité de son interprétation/improvisation, il nous fait goûter au plaisir subversif de renverser les valeurs du théâtre « sobre », tout en nous offrant un pont inattendu vers celui-ci le temps d’un monologue, et enfin il s’autorise à goûter lui aussi au plaisir du moment improvisé, devenant spectateur à son tour, pour un instant notre égal.

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