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Dick Johnson mis en scène dans une fausse mort dans Dick Johnson is Dead
Critique

« Dick Johnson is Dead » de Kirsten Johnson : Quand les images ressuscitent

Jérémy Quicke
« Dick Johnson is Dead » (disponible sur Netflix) met en scène une série de morts imaginaires de Dick Johnson tout en révélant constamment ses artifices. Derrière cet aspect ludique, les images témoignent plus que jamais de leur capacité à transformer un individu quelconque en un personnage de cinéma doté d'une certaine forme d'immortalité. Mais cette tentative a aussi ses limites et, dans le cadre d'un film documentaire, pose des questions sur la place du réel dans un film qui ne cesse de vouloir le contourner.
Jérémy Quicke

« Dick Johnson Is Dead », un film de Kirsten Johnson (2020)

Les morts de Dick Johnson font surtout parler d’elles pour ce concept atypique : la réalisatrice Kirsten Johnson met en scène des morts imaginaires de son père Dick, psychiatre à la retraite et atteint de la maladie d’Alzheimer, présentant également une touchante relation père-fille. Tandis que Dick Johnson n’arrête pas de mourir et de ressusciter, quelque chose d’autre semble se construire derrière les mises à mort. Le film/documentaire se met alors à raconter une autre histoire à travers son utilisation des images de cinéma et ce qu’elles peuvent faire contre la mort.

Jouer à filmer la mort

La scène survient dans les premières minutes. Dick Johnson marche dans la rue, un lourd objet tombe sur lui, il chute. Le plan suivant le montre, vu de haut, immobile, une caisse sur son visage. Un plan classique de fiction : le personnage est mort, la caméra le regarde depuis le ciel, son âme s’élève du corps. Ici, cependant, le plan continue, jusqu’à ce que les techniciens arrivent, déplacent l’objet pour révéler le visage de Dick, les yeux ouverts, et l’aident à se relever. L’image de cinéma devient une image de documentaire qui désamorce l’illusion : l’objet devient accessoire, le trottoir devient décor et le personnage comédien. C’est le départ de tout le processus ludique de l’œuvre : mettre en scène une série de morts imaginaires de Dick Johnson tout en révélant constamment ses artifices. Un peu comme un film de fiction et son making-of qui se seraient mélangés.

Kirsten Johnson présente ainsi plusieurs cascadeurs qui serviront de doublure à Dick, s’entraînant à imiter sa démarche et à tomber. Plus tard, l’un d’eux simulera parfaitement une chute mortelle dans l’escalier. Dans une scène plus tardive, elle montre des techniciens qui préparent un trucage : du faux sang doit sortir du corps de Dick lors d’une de ses morts mise en scène. De façon assez touchante, il s’inquiète et pense qu’il s’agira de son sang réel. Ensuite, la scène de fausse mort apparaît. En dépit de toutes les révélations qui devraient désamorcer complètement leurs effets, les images fonctionnent. Pendant quelques fractions de seconde, le doute subsiste : est-ce que Dick Johnson vient de mourir ? Derrière leur aspect ludique, ces images témoignent plus que jamais d’une foi sincère dans le pouvoir de l'illusion cinématographique, et en particulier dans son rapport à la mort. Cela amène un parallèle tout à fait stimulant entre cinéma et résurrection ou immortalité.

Dick Johnson, étalé sur un trottoir avec une caisse sur son visage, dans Dick Johnson is Dead
© Netflix

De Dick Johnson à Bruce Lee : images ressuscitées

Cette scène suit directement la première fausse mort de Dick Johnson. Il apparaît inconscient dans un cercueil ouvert, à l’intérieur d’une église. À nouveau, les images révèlent la facticité de la scène : il s’agit d’une répétition pour un faux enterrement. Quelques instants plus tard, Dick peut sortir du cercueil, et s’exclame : « C’est une résurrection ! ». Le parallèle entre cinéma et résurrection chrétienne ne se cache pas. Il devient plus stimulant lorsque la réalisatrice met en scène ce que serait le Paradis pour son père. Apparaît un banquet au milieu de quelques nuages et des silhouettes portant des masques qui représentent Dick et sa défunte femme jeunes, mais aussi Buster Keaton et Bruce Lee. Il y a sans doute ici le fantasme de rencontrer ses idoles et de faire la fête avec elles. Surtout, ces deux acteurs, icônes de l’Histoire du cinéma, incarnent cette idée d’immortalité. À travers leurs films, ils existent toujours, ils ont vaincu la mort, ou peut-être : ils ressuscitent chaque fois qu’ils réapparaissent sur un écran.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette utilisation du masque, objet intemporel renvoyant à de nombreux rites souvent liés à la mort. Ici, le masque semble également renvoyer à l’idée d’émancipation et d’égalité. Tel le carnaval qui permettait au serviteur de jouer le rôle du roi et d’inverser les rôles, Dick Johnson peut devenir une star de cinéma. Il apparaît lui aussi sur un écran, il est filmé, iconisé, et pourra réapparaître pour l’éternité. Ce parallèle peut ensuite être prolongé par un autre réseau d’images convoquées par Kirsten Johnson : les films « de famille ». La cinéaste intègre quelques secondes d’une scène de famille où, enfant, elle est couchée dans l’herbe avec ses parents, le tout filmé avec une caméra amateur. Ces images ordinaires, trouvables dans n’importe quelle famille, peuvent un instant faire jeu égal avec des images de Cinéma avec un C majuscule, car elles contiennent le même potentiel d’immortalité. Dick Johnson peut devenir l’égal de Bruce Lee.

Ce pouvoir des images relève d’une sorte de magie. Les scènes de Paradis, malgré les convictions chrétiennes très fortes de la famille Johnson, montrent des danses euphoriques et oniriques qui renverraient peut-être plutôt à la sorcellerie ou au chamanisme. De même, la réalisatrice s’attarde sur la célébration d’Halloween dans la famille, faisant porter à son père un costume d’homme sans tête, celui d'un monstre ayant vaincu la mortalité du corps. Ces différentes forces culminent dans la fameuse scène du faux enterrement. Le parallèle dessiné tout au long du film semble s’incarner une dernière fois : cette église ressemble un peu à une salle de cinéma, avec ses spectateurs assis regardant un cercueil-écran. Une dernière fois, Dick Johnson a vaincu la mort. Une dernière fois, il vit devant la caméra. Il est debout et souriant devant son cercueil, pour l’éternité.


Jérémy Quicke


Dick Johnson Is Not Dead, encore une affaire de morale ?

Il m'a fallu du temps pour comprendre ce que Dick Johnson Is Dead voulait me faire voir et le pourquoi du malaise qui s'est immédiatement installé à la fin du film, lors de la dernière mise en scène de la mort de Dick, qu'on pensait cette fois-ci réelle, avant qu'il ne se lève de son cercueil et ne quitte l'église. Dans un premier temps, de vieux relents moralistes m'ont poussé au jugement : on ne peut pas tricher sur toute la ligne — surtout lorsqu'une ultime intervention médicale est simulée ! —, il faut, à un moment donné au cinéma (et de la manière dont je le conçois), que quelque chose en lien avec le réel l'emporte sur la fiction et les puissances du faux, surtout dans le cadre d'un film aux intentions documentaires. Mais on le sait trop bien, cette question anime le cinéma depuis ses débuts et le documentaire en particulier. Le faux fait partie intégrante du vrai, et vice-versa, tout comme le réel pur n'existe pas puisqu'il y a toujours représentation. Que faire alors d'un film comme Dick Johnson Is Dead qui s'évertue à contrecarrer par la fiction les "mauvais plans du réel", à savoir la mort programmée de Dick ? Sur ce point, le film est exemplaire et théoriquement solide. D'où provient alors le malaise ?

Tout d'abord, précisons que Kirsten Johnson a de la bouteille, même si elle est inconnue par chez nous. Si elle n'a réalisé que trois documentaires en vingt ans, elle a été la directrice photo de plus de trente films (tous documentaires), dont Citizenfour et Risk de Laura Poitras (qu'elle a également produits). Il y a d'ailleurs une ressemblance entre le portrait d'Edward Snowden et celui qu'elle dresse de son père : un même refus d'une forme de naturalisme documentaire qui écorcherait la dignité du personnage et un même goût pour l'enregistrement en temps réel dans le but de conserver une trace à la fois singulière et historique. On retrouve ici l'idée d'immortalité évoquée ci-dessus, elle fonctionne car il s'agit chaque fois d'un combat contre la disparition — la traque du pirate Snowden menacé par les États-Unis, la mort de Dick. Les bases du travail de Kirsten Johnson sont ainsi bien rodées.

Pourquoi dès lors en vouloir à Dick Johnson Is Dead qui, théoriquement, fonctionne parfaitement et en plus rejoint mes idéaux esthétiques ? Kirsten Johnson ne filme jamais son père dans des postures où la maladie l'affaiblit. La seule image de ce genre est une terrible archive filmée de la mère de Kirsten totalement déboussolée (elle est également atteinte de la maladie d'Alzheimer). Il y a donc quelque chose de fort dans ce combat mené contre la mort par la fiction, le jeu et les tours de passe-passe. Et, dans un même mouvement, une forme d'immortalité est en effet offerte à Dick qui devient un personnage de cinéma comme il rêvait de l'être. Or, l'immortalité ne s'acquiert-elle pas grâce à la croyance de Kirsten Johnson que le cinéma peut ontologiquement sauvegarder le réel ? Sur ce point, il n'est plus question de jouer mais de croire au cinéma comme médium d'authenticité. Paradoxe ou richesse ? Décidément, Dick Johnson Is Dead a tout d'un bon film.

C'est ici que quelque chose commence peut-être à clocher. Passons le côté vaguement poétique du film, que je considère comme raté et artificiel. On sent clairement ici l'influence mal digérée d'Agnès Varda. Quant au mensonge final (Dick ne meurt pas), ne faut-il pas un moment croire quand même en quelque chose de réel, croire en l'authenticité comme une fin en soi, croire qu'on ne peut pas éviter la mort ? À nouveau, je me fais moraliste, mais il n'y a pas de sens à tromper et manipuler le spectateur à ce point. Je pensais au début que le film se terminerait par la mort de Dick, ce qui aurait donné une force considérable tant à un final authentique qu'aux mises en scène de Dick pour échapper à la mort. Il aurait fallu créer une tension plus nette entre le faux et le vrai et non faire du faux la seule loi du film. Mais n'est-ce pas justement sa force ? Certainement, et Dick Johnson Is Dead donnerait à voir la puissance du faux dans tout son éclat ainsi que celle du rire et de l'impertinence : est réel ce qui échappe à la mort, soit une collection d'instants éphémères constamment en décalage, ou une série de non-dits. Tout ceci formerait une éthique à part entière, on l'a vu. Mais quid de la vérité de la mort ? Kirsten Johnson n'a-t-elle pas peur de regarder celle-ci en face en ne cessant de la contourner ? À quoi bon être toujours dans le retrait et la distance ? C'est donc encore et toujours une histoire de morale. Le réel du film est ainsi sans cesse rejeté pour que Dick Johnson accède à une certaine forme d'immortalité religieuse finalement bien fragile.


Guillaume Richard


Dick Johnson : l’apprenti fantôme

Jérémy, Guillaume,

Ces quelques lignes pour témoigner de ce que la lecture d’un article peut autant donner l’envie d’écrire que le film dont il se soutient, article d’autant plus nécessaire qu’il rend justice au travail d’une réalisatrice à ce point ignoré que, y compris un site d’« information » comme Allociné, pour ne citer que celui-ci, ne mentionne pas certaines de ses réalisations dont celle, importante, de son avant-dernier documentaire, Camera Person (2016).

Donc, tout d’abord, merci à tous deux qui m’avez donné envie de voir le faux documentaire/la vraie fiction de Kirsten Johnson, Dick Johnson Is Dead. Une invitation qui n’était cependant pas évidente tant jamais je n’ai été certain, à regarder le film, d’avoir été convié par la réalisatrice à participer de son projet : constituer une archive à partir de l’histoire de sa famille. En effet, ce film que l’on regarde au présent à vocation à devenir archive personnelle, Alzheimer étant une malédiction familiale (la mère de Kirsten Johnson en étant morte également), en sus, une grand mère sénile, un fantôme qui plane sur la famille.

Le film, à cet égard, me semble faire sens au regard de la trajectoire de la réalisatrice, qui abordait déjà ces thématiques de la mort/mémoire dans Camera Person, Kirsten Johnson mêlant l’intime comme le professionnel, qui a travaillé sur le théâtre des opérations militaires, en ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Asie du Sud Est, faisant de la question des vaincus l’un des axes de son cinéma autant qu’elle a été chef opérateur/-trice ? de réalisateurs « engagés » comme Michael Moore et Laura Poitras, que tu cites Guillaume.

Camera Person, sa précédente réalisation en forme de documentaire, qu’il faut absolument voir, donnait déjà un avant-goût de son prochain film, qui, questionnant la mort et la mémoire à l’échelle universelle, verse davantage dans l’intime avec Dick Johnson Is Dead. Au fond, comment la maladie prend-elle le pas sur la vie de son père souffrant d’Alzheimer comme la sienne, le père venant habiter chez elle. Et si le film met en scène différents scenarii de sa mort en lien avec la perte de sa mémoire, le film montre combien Alzheimer est une drôle de mort, vie fauchée, mais dont la fulgurance, pour ne laisser aucune conscience dans l’esprit de celui qui va la subir, s’étire dans le temps, une maladie qui prend son temps, qui a le souci comme le soin d’effacer chacune de ses traces, chassant jusqu’au souvenir de la conscience d’exister de celui qui en souffre comme de la présence de la maladie elle-même. Une maladie qui se réfuterait elle-même, comme un trou noir finirait par s’avaler. Autant de scenarii pour prendre aussi son temps, pour la réalisatrice, à son tour, avec cette mort, la jouer pour la déjouer impossiblement, dilater cette maladie plastique, la prendre à son jeu, du documentaire à la fiction et réciproquement, mise en place d’un principe de rétroversion, Vade retro Satanas, « ce père qui n’arrête pas de mourir et ressusciter », comme tu l’écris Jérémy dans une perspective religieuse où le reborn again est de mise. Drôle de film, donc, de S’en fout la mort à La Maison des 1000 morts, en passant par une Assurance sur la mort.

Kirsten Johnson entend, ce faisant, réaliser l’impossible : rendre sa part à la mémoire perdue d’avance de son père, autrement dit faire de son film une archive personnelle, et d’autant plus personnelle que, paradoxalement, elle l’expose à qui voudra, sur une plateforme, Netflix, ouverte à tous vents : l’exposer non pas pour la partager ; l’exposer pour en renforcer le caractère intime et en révéler le caractère impartageable : ce qui se montre, par le travail de mise en fiction de la mort de son père, échappera finalement toujours à chacun des spectateurs, la mort véritable de son père étant dérobée aux spectateurs dans la dernière scène du film. La mort sera toujours à la fois l’expérience la plus commune et la moins dicible, à ce point soliptique que son expérience s’éteint aussitôt que quiconque voudrait la connaître intimement, comme le papillon, dit Jankélévitch, se brûlerait les ailes à faire l’expérience du feu.

Dans le film, chacun étant conscient des enjeux visuels, narratifs et personnels, il en devient ce faisant étrange, morbide, voyeuriste sans doute, mais en même temps le film est rendu touchant sur la perte des souvenirs, mêlant à la fois l’approche véritablement documentaire (la rencontre avec les médecins) comme la non-fiction.

Le voyeurisme, me semble-t-il, est assumé, avec le problème classique que pose le gros plan dans le documentaire, qui est souvent utilisé dans le film. Toutefois, lorsque Kirsten Johnson fictionnalise son documentaire, elle n’a plus de limite, le film s’apparentant à une espèce de making-of (que tu identifies Jérémy), avec une photographie très lumineuse, des changements de décor, ouvrant à l’onirisme. Ainsi s’inscrit-elle dans la tradition du documentaire, qui va du général à l’intime, pour en faire une archive, rendre hommage à son ami le plus proche, dit-elle, son père, tout en théorisant certaines problématiques du documentaire, qui pose toujours la question de l’émotion, empêchée ici par la fiction. Dans le même temps, la fiction lui permet sans doute de se détacher de l’intime pour parler avec son père des enjeux de sa mort, ce père qui a toujours voulu « être acteur » : en réalisant sa mort se réalise-t-il.

La question de l’archive est sans doute l’un des autres aspects important quand surviennent dans le film les images de la mère, qui sont les seules que Kirsten Johnson possède, des images de sa mère malade, ne se souvenant plus de son prénom, Kirsten Johnson s’efforçant à une session de rattrapage avec son père. Élément capital car, en tant qu’adventiste, ce courant religieux issu du catholicisme version US, Kirsten Johnson a grandi sans images, sans aucune télévision ni être allé au cinéma. Sauf une fois, un film qui fait sens au regard de son cinéma, un film fait à partir d’un personnage rapiécé comme le film traite des pièces de vies comme des « chutes » d’autre films dans Camera Person, en une version comico-horrifique, Frankenstein Junior de Mel Brooks, film vu avec son père (psychiatre de renom), qui l’avait fasciné.

Kirsten Johnson, me semble-t-il, a bien conscience que les spectateurs qui vont regarder son film ne constituent pas le public moyen du National Geographic, que ce seront souvent des cinéphiles/cinéphages qui vont derechef se poser la question du voyeurisme. Mais, dès qu’il y a documentaire, il y a sans doute voyeurisme comme fiction, ce que les critiques avaient déjà reproché au Nanouk l’esquimau de Robert Flaherty en 1922 (lors de la « mise en scène » de la nage de Nanouk). Toutefois, sans toujours y parvenir, l’introduction de la fiction s’efforce de nous déplacer, tout comme Kirsten Johnson se met en scène-comme-Agnès-Varda, ainsi que tu l’as signalé Guillaume, avec monologue en voix off-comme-Agnès-Varda (voir, par exemple, Les glaneurs et la glaneuse) ; mais il faudrait encore ajouter que, comme Agnès Varda se filme vieillissante, Kirsten Johnson assume sans doute cette filiation filmant la mort au travail ; également, les dernières images du film illustrent la puissance de la fiction dans un film conviant à un documentaire mais dont la fin, fictionnellement, est censée produire un effet de réel, la fiction déjouant les attentes du spectateur, étant plus puissante que ce dernier. Une manipulation du spectateur qui est tellement consciente et assumée qu’elle déjoue le début du film, une sorte de film à la De Palma, c’est-à-dire sur ce que c’est que le cinéma.

Le film, pour ma part, ne me permet pas toutefois de trancher de façon définitive sur sa portée qui me semble assez essentielle, notamment philosophique. Reprendrait-il à son compte l’antienne formulée par Cicéron: « philosopher, c’est apprendre à mourir », faisant jouer à la mort son rôle autant qu’à son père. Ou, au contraire, s’inscrirait-elle plutôt dans la perspective de Montaigne : la mort étant une chose trop momentanée, inutile de s’y préparer : « nous nous préparons contre les préparatifs de la mort », écrit-il ; nous nous préparons contre les préparatifs à force de répétition et de situations de la mort envisagées pourraient reprendre en chœur le film. Cette perspective de Montaigne pourrait peut-être même faire sens dans le film. Pour le moraliste (terrain sur lequel je me situe aussi, tout comme tu le fais Guillaume), c’est le dernier instant de la vie d’un individu qui révélerait le sens de sa vie : partira-t-il l’esprit tranquille à l’instar de celui qui aura eu une vie bonne, ou bien au contraire s’en ira-t-il tourmenté pour n’avoir pas tout liquidé ? Or, la maladie d’Alzheimer, dérobant ses dernières minutes au père de Kirsten Johnson, peut-être que les différentes mises en scène de sa disparition prochaine serait en quelque sorte une manière de lui restituer ce qui lui sera à jamais dérobé : savoir de quelle manière il passera le pas.

Ce qui est assez beau, finalement, quand on sait les drames que cela peut produire : le film raconte l’histoire d’une famille tenue au secret de cette chiennerie de maladie qui troue les souvenirs, d’une famille qui pourrait se quitter sans jamais s’être rien dit, qui dit pourtant avant d’être dépossédée tout à fait de ce qui fait sa langue. Film témoignage où le spectateur n’est pas du tout invité, qui n’est pas tenu à l’invitation, qui dépendra de l’empathie qu’il aura ou non pour le personnage, avec sentiment de participer à une histoire familiale qui n’est pas la sienne, comme au cinéma je peux être de tous les territoires, de tous les peuples, sans jamais en avoir rencontré un seul.


David Fonseca