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Rufus dans un jardin avec une cigogne dans Chant d'hiver
Rayon vert

« Chant d'hiver » d'Otar Iosseliani : Rien (ne se perd), rien (ne se crée), tout (se transforme)

Des Nouvelles du Front cinématographique
Mieux Otar que jamais. Otar Iosseliani est le cinéaste des métamorphoses et des métempsycoses, des affairements et des circulations dont les mobiles sont l'image en mouvement d'un faux mouvement essentiel. Sa ritournelle préférée, c'est de rire des rengaines de l’Histoire, des césures superficielles qui ne rompent en rien avec un fondement d'invariants sédimenté. Le plus grand ennemi d'un poète des cyclicités, travaux, jours et saisons, un grand hédoniste doublé d'un Hésiode de notre temps, aura toujours été d'hypostasier ce qui devient en ne revenant jamais tout à fait au même. Maintenant qu’Otar est parti, les années d’hiver semblent promises à durer plus que de raison, en donnant l’illusion de s’éterniser. Pourtant, comme le clame la vieille chanson géorgienne qui aura inspiré le titre de son ultime film : « C'est l'hiver, ça va mal, les fleurs sont fanées, mais rien ne nous empêchera de chanter ».



Perdre la tête sans casser sa pipe

La scène se passe dans le Paris de la Révolution française : une guillotine est en cours de montage par les préposés à l'exécution publique d'un vicomte condamné pour trahison à la nation. De leur côté, des tricoteuses s'apprêtent à goûter au spectacle de la décapitation d'un aristocrate dont l'ultime désir consiste à garder imperturbablement la pipe au bec. Avec la tête coupée qui roule dans le panier, c'est un premier gag, moins sèchement imposé que laissé à la douce appréciation du spectateur : ce n'est pas parce qu'un homme perd littéralement la tête qu'il aurait aussi cassé sa pipe.

Dit autrement, la mise à mort d'un homme n'induit pas pour autant l'anéantissement de la manière d'être au monde, de l’ethos qu'il incarne. Dit encore autrement, les révolutions se suivraient, aussi radicales soient-elles, sans réussir à affecter le maintien de quelques noyaux durs. Deux ordres du temps historique, temps court des ruptures et temps long des sédimentations, tiennent dans la coquille d'un gag qui fait voir un jeu de mot, jamais prononcé, c'est le génie d'Otar Iosseliani. Rappeler aux omelettes de l'Histoire le bris des coquilles nécessaires à leur cuisine n'engage pas aux relativisations réactionnaires, c'est une manière de vivre en riant des fausses promesses du progrès.



Hypostase, univocité
(et Lavoisier guillotiné)

Devant les films d'Otar Iosseliani, le danger qui toujours s'imposerait serait celui d'hypostase, qu'il faudrait d'ailleurs entendre depuis la multiplication langagière de ses registres d'application.

Étymologiquement, hypostase dit l'action de se placer (stasis) en dessous (hypo) ; plus généralement, hypostasier qualifie la considération d'abstractions comme des réalités en soi et absolues. Le terme signifie en art le soubassement, en médecine un dépôt de matière au fond d'un liquide. Hypostase désigne dans la grammaire une substitution à l'exemple de la substantivation, il évoque encore en termes métaphysiques ou théologiques une substance fondamentale. Dans le christianisme, depuis le Concile de Calcédoine c'est la Sainte Trinité, soit la consubstantialité des trois personnes (le Père, le Fils et le Saint-Esprit). C'est pourquoi, aux côtés d'autres acteurs jouant plusieurs personnages dans Chant d'hiver, Rufus interprétera, outre un vicomte décapité, un aumônier militaire tatoué comme un truand, un poivrot sans-abri ainsi qu'un concierge cultivé, de la même façon que dans Brigands, chapitre VII (1996), Vano traversait trois âges historiques distincts.

Mais le gag de la pipe ne saurait suffire. En effet, l'une des tricoteuses de la Révolution s'empare du précieux trophée sanglant dont finira par hériter son actuelle descendante, une jeune femme qui ne cesse de pester contre son compagnon, un artisan ferrailleur. Le crâne en question suscitera par ailleurs l'intérêt de son voisin anthropologue qui en fait collection. Sans le savoir, celui-ci s'attelle à reconstituer avec des bouts de pâte à modeler le visage de l'aristocrate guillotiné qui précisément est celui de son ami, un concierge d'immeuble qui s'adonne à un trafic d'armes et de livres anciens. Si le gag est rond comme un œuf, il n'est pas sans devenir ni bavure découlant du bris de sa coquille.

Voilà donc exposé le moteur à explosion du rire d'Otar Iosseliani, quand la règle universelle de l'échange de n'importe quoi avec n'importe qui vérifierait la maxime apocryphe d'Antoine Lavoisier selon laquelle rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme. Le natif de Tbilissi où il a appris le piano serait ainsi celui des cyclicités, avec ses métamorphoses et ses métempsycoses. Un Hésiode de notre temps, avec ses travaux, ses jours et ses saisons, doublé d'un hédoniste, un épicurien curieux de la seule affaire qui vaille, celle de son plaisir. Un détail tout à fait symptomatique serait que l'auteur d'une maxime, qui se comprend déjà comme la reprise d'une antique formule du philosophe présocratique Anaxagore, fut tout à la fois chimiste, économiste et philosophe passé en mai 1794 par le fil tranchant de la guillotine. Comme tous les films du cinéaste géorgien, en particulier depuis Les Favoris de la lune (1984) qui aura ouvert sa veine française, Chant d'hiver tiendrait donc tout à la fois de la chimie (la matière a beau changer par réaction d'état, la masse totale des produits et des réactifs resterait identique), de l'économie (l'échange est le principe universel de mise en relation et d'interdépendance des individus voués à la mobilité) et de la philosophie (l'hypostase dit l'être en tant qu'il est l'Un garantissant le divers des existants)(1). Le gag de la guillotine fait enfin tomber le masque de l’Histoire : une tête coupée ne casse pas une pipe.

Tandis que la maxime fixée par Lavoisier, en proposant la reprise moderne de la formule classique d'Anaxagore, soutiendrait l'idée de substance fondamentale, par-delà l'ensemble de ses manifestations particulières, Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, en aurait encore résumé autrement la philosophie dans son unique roman, Le Guépard (1958) : « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ». Reste à se demander si l'éternité métaphysique de l'être par-delà les variations historiques du devenir implique une orientation, esthétique comme politique, réactionnaire ou progressiste. Un indice mais il est ambivalent, c'est Lavoisier raccourci, guillotiné.

« C'est l'hiver, ça va mal, les fleurs sont fanées, mais rien ne nous empêchera de chanter » : ainsi que le clame la vieille chanson géorgienne qui a inspiré le titre du dernier long-métrage d'Otar Iosseliani, son pessimisme ne l'aura toutefois jamais empêché de bien vivre. Et, cycle oblige, l'hiver porte malgré tout les ferments du printemps, même si la mort de l'été donne l'illusion de s'éterniser.



Le mobile des mobiles
(une scénographie)

Rien (ne se perd), rien (ne se crée), tout (se transforme) : la singularité du cinéma d'Otar Iosseliani repose en effet sur une forme de valorisation du mouvement à son point de plus grand paradoxe, là où la mobilité de tous (les individus) et de tout (les signes matériels et immatériels dont ils sont les véhicules) équivaudrait à l'immuable répétition de quelques idées fixes ou invariants anthropologiques(2). Après la défection du hongrois Béla Tarr, la disparition de Jacques Rivette et la mort accidentelle du grec Theo Angelopoulos, le cinéaste géorgien a été l'un des derniers grands scénographes du cinéma, capable de mettre en scène avec une virtuosité réelle mais non ostentatoire l'affairement de dizaines de personnes traversant plusieurs espaces dépliés par un champ filmique extensible, lui-même soumis aux effets de variation anamorphique des travellings combinés à des zooms subtilement imperceptibles. Le mouvement ou la mobilité, qui par ailleurs cantonne les échanges langagiers à une rumeur presque indistincte, ce qui a autorisé de rapprocher sa vis comica de celle d'un Jacques Tati, sera non seulement déduit des corps qu'agitent bien des raisons, qui sont de plus ou moins inavouables motifs, mais aussi celui des raccords entre les âges sans transition.

La devise du capitaine Nemo (« Mobilis in mobile ») serait celle d'Otar Iosseliani pour autant que ses films sont des aventures d'un type tout à fait spécifiques, des mobiles (comme les œuvres d'Alexander Calder) dont les mouvements dégageraient une image temporelle de l'éternité (Platon)(3).

Contractée dans la Terreur, le moment de la Révolution française glissera ensuite dans les ultimes soubresauts d'un communisme refroidi, identifié à la guerre dans les ex-Républiques soviétiques. Jusqu'à ce que les acteurs d'un conflit suffisamment concret dans ses procédures (meurtres arbitraires, humiliations et viols, pillages et rapines), mais suffisamment abstrait dans sa contextualisation (on pense tout autant aux guerres livrées par la Russie contre la Tchétchénie ou la Géorgie, et l'Ukraine aujourd'hui, qu'à l'effondrement de l'URSS avec la guerre civile en 1991 divisant la Géorgie, l'Ossétie du sud et l'Abkhazie), se recyclent dans le paysage intermédiaire d'un Paris sans âge, documentaire et stylisé, Paris d'hier et d'aujourd'hui où bourreaux et victimes se retrouvent recyclés parmi clochards et badauds. On craint à nouveau le cliché réactionnaire (la Révolution mène invariablement à la Terreur), mais perdure la lutte des classes comme forme sociale persistante innervant l'Histoire(4). C'est elle qui, dans Chant d'hiver, autorise des vagabonds à se jeter par vagues sur des murs de CRS, tandis que la division entre riches et pauvres se rejoue jusqu'au passage de quelques chiens, en laisse et poil lissé pour les uns, pour les autres sans collier et pelage trempé. Entre deux machines circulaires, dont une bétonneuse, le recyclage délivrerait l'allégorie définitive des cosmogonies d'Otar Iosseliani, des figures circulant à travers une diversité d'espaces et de temps aux fonctions sociales réitérées selon une logique de continuelle réversibilité, la moralité formelle des mains du pouvoir masquant l'immoralité réelle qu'il autorise en sous-main.

Une scène historique dans Chant d'hiver
© Les Films du Losange

La tête du vicomte décapité de la séquence inaugurale de Chant d'hiver vaut à cet égard moins de MacGuffin hitchcockien qu'il fonctionne comme un mobile, et non point l'unique mais un parmi tant d'autres qui trouvent à s'échanger (armes contre livres anciens) et circuler (tels ces objets dérobés par des chapardeuses en patins à roulettes). Quand, ailleurs, ne cessent pas de se croiser dans le ballet chorégraphié mis en scène par le cinéaste tous ces moyens de locomotion habituels que sont voitures, vélos, trains et divers engins qui alimentent la turbine d'une mobilité continuée. Le mobile peut équivaloir au « quasi-objet » de Michel Serres pour qui le ballon de rugby en représente la métonymie(5). Le mobile se saisit au sens d'un moteur qui, s'agissant des affaires humaines, varierait peu en dépit des différences historiques – moteur de l'intérêt circonstancié, moteur de l'appétit individuel ou collectif, moteur du conatus qui pousse les uns à commercer selon les règles partagées de la civilité, tout en contraignant les autres à en excéder l'arbitrage, avec roublardise ou brutalité.

La variété circulatoire des mobiles serait ainsi le moteur des invariants circulaires de l'Histoire. Otar Iosseliani peut alors tirer des motivations de ses figures motifs et leitmotivs propres à ses mobiles.



Ouroboros ou non

À ceci près que les uns et les autres sont souvent les mêmes, avers et envers d'une même médaille anthropologique tournoyant sans fin sur elle-même. Les dyades propres à la vision hypostatique d'Otar Iosseliani des mobilités humaines pour les subsumer sous l'immobilité des invariants anthropologiques, vérifieraient moins les synthèses provisoires de la dialectique que les bornes ou pôles attestant, avec la stase relative des progrès de l'Histoire, la circularité éternelle d'un monde clos sur lui-même. Avec sa clôture, le monde tournoyant sur elle-même comme une toupie est propice à la reconduction chorégraphique du même, le grand scénographe impuissant à souscrire à l'imprévisibilité de l'événement(6). C'est qu'il n'y aurait pas véritablement d'autres chez Otar Iosseliani, sinon qu'ils sont les variations du Même, seulement qu'il y a la mécanique d'un grand Autre en noyau rayonnant de la ronde des affaires humaines pour autant que la victoire tel jour des uns n'induit pas pour autant la défaite des autres le lendemain. Ce qui sauve le virtuose en mobiles des pièges de l'hypostase c'est qu'il s'en amuse à distance, avec l'air de ne pas y toucher, comme en passant, jouant d'une fausse nonchalance qui demande des trésors d'invention et de préparation,

Chant d'hiver se présente à nous aujourd'hui comme l'ultime chapitre d'une interminable comédie humaine, la rengaine des perpétuels affairements qui aura été la ritournelle du meneur de la ronde, l'un des derniers grands cinéastes, imprégné des souvenirs des films de René Clair (en particulier Sous les toits de Paris en 1930) et Jean Renoir (on songe surtout à ce drôle de film méconnu et biscornu, Les Bas-fonds réalisé entre La Vie est à nous et La Grande illusion, qui projetait dans le Paris du Front Populaire un grand brassage social avec en mémoire la faune russe issue de la pièce éponyme de Maxime Gorki). Une comédie humaine appréhendée selon les principes physiques de la mécanique des fluides (et, parmi eux, l'alcool en carburant privilégié), comprise comme un mobile de mobiles. Un mobile au carré ou au cube qui, en ayant hypostasié l'immobilité de l'être contre la mobilité du devenir, aura fait de Paris une surface de jeu intermédiaire suffisamment accueillante pour y imaginer, entre une imagerie surannée et une morne actualité, la continuation d'un certain esprit géorgien en exil par les moyens de la migration et de la contamination culturelle.

Après Les Favoris de la lune, La Chasse aux papillons (1992), Adieu, plancher des vaches ! (1999), Lundi matin (2001), Jardins d'automne (2006) et Chantrapas (2010) auront reconduit un style aussi inimitable que souverainement immunisé contre le vacarme postmoderne, aussi flegmatique que précis, aussi obsessionnel qu'ironique dans son goût horizontal des brassages sociaux contrevenant dans ses marges ou brèches aux inerties du social établi. Dans la fine équipe rassemblée ici par Otar Iosseliani, on reconnaîtra, outre Rufus, Pierre Etaix, Tony Gatlif, Mathias Jung et Mathieu Amalric, tous filmés comme les mobiles d'un ballet qui les invite à profiter de l'avant-plan, avant de repartir dans l'un des plis du hors-champ, puis de revenir pour un autre tour, tels qu'en eux-mêmes.

On se demande pourtant si, à la longue, le serpent du style n'aurait pas fini par se mordre la queue, la clôture ophidienne en marque d'une persévérance comprise aussi comme une mue impossible.

Rien ne se perd chez Otar Iosseliani, mais rien ne se crée non plus et il n'est donc pas sûr alors que tout s'y transforme. Ouroboros triompherait-il avec la rengaine du Même, qu'il s'agisse de l'invention esthétique ou de la vision politique, dans les infinies modulations de ce qui arrive en guise de subsomption scandée du devenir sous l'immobilité de l'être ? Avec l'Autre hypostasié dans le carrousel du Même, c'est aussi la dialectique neutralisée, c'est encore l'Histoire bloquée, évanouie. Pourtant, Chantrapas savait encore être du côté des répétitions non plus statiques mais dynamiques, la censure économique à l'ouest se substituant à son équivalent idéologique à l'est.

Chant d'hiver n'est pas celui des ruminations maussades et des cycles clos. L'hiver y compte autant que le chant. L'hiver joue les prolongations, il impose l'illusion de son éternisation. L'éternel appartient en vérité à ses chanteurs, ces poètes immortels qui ont brûlé le bois du cinéma pour en tirer la musique nécessaire à chauffer le cœur des rêveurs d'avril. « Garde ton amour éternel. / L'hiver, l'astre éteint-il sa flamme ? / Dieu ne retire rien du ciel ; / Ne retire rien de ton âme ! »(7).

Notes[+]