
« Ce que cette nature te dit » de Hong Sang-soo : L’alcool mauvais (ou « Tu t’es vu quand t’as bu ? » )
Dans Ce que cette nature te dit, Hong Sang-soo prend à rebours son utilisation coutumière de l'alcool comme révélateur pour ses personnages, et se range du côté des petits maîtres de la distance - Thomas Vinterberg en tête - pour se contenter d'en exposer les méfaits. Donnant une illustration parfaite de l'expression « avoir l’alcool mauvais », le film revêt au final l'habillage d'un jeu de massacre en terrain miné et en vase clos, à peine éclairci par une très courte et obscure scène d'épiphanie nocturne.
« Ce que cette nature te dit », un film de Hong Sang-soo (2025)
Comme nous l'avons déjà développé longuement dans des textes précédents(1), l’alcool chez Hong Sang-soo, figure récurrente s’il en est de son cinéma – motif s’accompagnant souvent de celui du repas – agit la plupart de temps comme vecteur d’épiphanie pour les personnages, comme un déclencheur qui leur dévoile un secret ou les révèle à eux-mêmes, débloquant une situation. Cette manière d’utiliser l’alcool comme un révélateur est l’une des choses que l’on aime chez le cinéaste, elle fait partie de sa méthode de travail, de son regard et de sa singularité. Il n’y a en effet pas beaucoup d’autres auteurs contemporains qui envisagent l’alcool sous un angle positif ou qui parviennent à en dégager des vertus, quand bien même il ne faudrait pas en occulter non plus les méfaits. Dans le paysage du cinéma d’auteur actuel, on ne compte en effet plus les petits maîtres qui se servent au contraire de scènes alcoolisées pour faire ressortir le pire de leurs personnages ou pour orchestrer des événements, des scènes de règlements de comptes qui, la plupart du temps, occuperont une place de climax dans leur scénario implacable, réglé comme du papier à musique. Parmi ces maîtres du malaise, on peut compter quelque sous-Haneke (Michel Franco, Ulrich Seidl, etc.) mais aussi Ruben Östlund et surtout un certain Thomas Vinterberg, dont le Festen a même instauré le sous-genre du règlement de compte familial alcoolisé, et qui a théorisé son rapport malsain à l’alcool dans le très ambigu Drunk.
Or avec Ce que te dit cette nature, il semblerait que Hong Sang-soo se soit justement rangé du côté de ces petits maîtres manipulateurs et moralisateurs, en utilisant l’alcool non plus comme révélateur d’une vérité, comme vecteur d’une épiphanie, mais de manière bien plus terre-à-terre et réaliste, en admettant que l'on assimile un regard réaliste sur l'humain et le monde à une vision pessimiste de ceux-ci. Pour faire simple, Hong Sang-soo donne ici une illustration assez juste de l’expression « avoir l’alcool mauvais », cet effet néfaste sur l’humeur du consommateur qui gère mal sa prise de spiritueux. Pour être tout à fait exact, l’alcool agit là également comme un révélateur, mais il s’agit de la révélation de colères sourdes, d’une aigreur latente que les élixirs de toutes sortes aident à exacerber. Ce fameux effet, nous avons malheureusement toutes et tous été amenés à l’expérimenter à un moment donné de notre existence, que ce soit en tant que simple témoin ou protagoniste directement concerné.
Dans Ce que cette nature te dit, le personnage principal, Donghwa (Seong-guk Ha), reconduit sa petite amie Junhee (Yoon So-yi) dans la maison de ses parents, en province. Ce citadin s’adonnant de manière plus ou moins professionnelle à l’art de la poésie est vite happé par une tentation bucolique, celle de s’attendrir sur les plaisirs simples de la vie familiale dans un cadre campagnard et au milieu de paysages naturels. Retenu par sa potentielle future belle-famille pour la journée, Donghwa se prend d’abord au jeu de grandes discussions sur la vie et l’amour avec Oryeong (Hae-hyo Kwon), le père de Junhee. On retrouve dans ces scènes-là les considérations classiques de Hong Sang-soo, à travers des conversations sur l’amour d’un père pour sa fille, et sur les sensations procurées par l’attachement que l’on éprouve pour quelqu’un. Ces réflexions un brin naïves, voire banales, d’un jeune poète sur des émotions humaines, tout artiste peut s’en faire et les traduire dans une œuvre – dans un film –, ce qu’a fait a de nombreuses reprises le cinéaste.
Mais comme le laissait présager une des premières scènes du film – lors de laquelle Oryeong emprunte la (vieille) voiture de Donghwa pour aller faire un tour rapide dans le quartier, scène qui trouvera un écho évident dans la conclusion du film –, Ce que cette nature te dit est voué à tourner en vase clos. Ce cercle vicieux se développe dans le contexte fermé de ce foyer familial dont le caractère oppressant se fait petit à petit et très pernicieusement ressentir. Saoulé toute la journée durant par le père de sa petite amie, Donghwa va, au cours d’une mémorable scène de dîner – mais cette mémorabilité a ici un arrière-goût amer, contrairement à ce que procure ce type de scènes dans les autres films d'Hong Sang-soo –, littéralement péter un câble et mal réagir à l’une ou l’autre remarque de ses hôtes, aidé par les effets indésirables mais prévisibles d’une liqueur forte. Ce qui partait comme une réunion conviviale entre un jeune couple et la famille de l’un de ses deux membres tourne au malaise général. Cette scène s’avère donc être rétrospectivement à l’image d'un film qui, s’il démarre comme un Hong Sang-soo tout à fait classique, aimablement routinier, s’enferre petit à petit dans quelque chose de significativement opposé à l'univers habituel du cinéaste, dans un malaise délibérément et indécrottablement misanthrope et fermé.

Ne garder in fine de l’alcool que son aspect destructeur, après en avoir succinctement exposé quelques vertus libératrices – ou désinhibantes – est en effet plus proche de ce qu’en a déjà fait un Thomas Vinterberg, par exemple. Et s’il est bien deux cinéastes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, à la fois dans le fond et dans la forme, ce sont bien ces deux-là. Pourtant Hong Sang-soo embraie ici allègrement dans un certain cinéma du règlement de compte, dont Vinterberg fut l’un des chantres, voire l’un des fondateurs. Outre cette tendance bien triste d’un cinéma d’auteur qui est surtout un cinéma de la hauteur, animé par une volonté de surplomb, un point de vue démiurgique de marionnettiste, Ce que cette nature te dit revêt aussi étrangement des atours de film domestique horrifique, ce sous-genre très en vogue représenté notamment par Get Out de Jordan Peele, dans lequel le foyer de la famille – ou de la belle-famille en l’occurrence – est décrite comme un endroit d’enfermement, un lieu clos et oppressant ou quiconque y est convié est soumis à des règles arbitraires et au jugement, le tout dans une mécanique implacable qui le broie petit à petit. Cette claustration et cette mécanique asphyxiante, Donghwa en fait l’expérience dans Ce que cette nature te dit. Cela apparaîtra d’autant plus clairement lorsque sera révélé le fait que l’entreprise de soulographie auquel l’aura soumis Oryeong était une sorte de test que faisait passer un père trop aimant – ou toxique – à son potentiel futur beau-fils. Sur l’affiche française du film, un quote de The Film Stage évoque également la filiation bizarre que le film entretiendrait avec la comédie américaine Mon beau-père et moi de Jay Roach, dans laquelle Robert de Niro martyrise psychologiquement Ben Stiller. Si le lien avec ce film n’est a priori pas vraiment évident, il n’en est pas moins réellement pertinent, tant la tendance au jeu de massacre pervers est présente dans l’un comme dans l’autre.
Ce qui étonne le plus dans Ce que cette nature te dit, c’est le terrain sur lequel il pousse. Si un Vinterberg, un Haneke ou un Östlund avait accouché d’un système scénaristique pareil, froid et linéaire, il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil. Mais que Hong Sang-soo se laisse tenter par cela ne dit absolument rien qui vaille sur l’état du cinéaste, sur sa vision du monde et l'évolution de son rapport au cinéma. On sait qu’il a aussi contribué cette année à attribuer une Palme d’or et un Grand Prix à Cannes à deux films que l’on pourrait aisément classer dans cette catégorie de films misanthropes et clos – Un simple accident de Jafar Panahi et Valeur Sentimentale de Joachim Trier – et la vision de Ce que cette nature te dit, son dernier film en date, apporte un éclairage loin d’être rassurant sur ce que l’on osait penser être un moment d’égarement – ou une obligation de se ranger à une majorité qui ne reflétait pas forcément son point de vue. Rien n’est moins sûr maintenant, et cela est très inquiétant.
Pourtant, il y a toujours dans Ce que cette nature te dit des restes de ce que l’on aime chez Hong Sang-soo, en tout cas quelques résidus, notamment dans une des scènes suivant le climax alcoolisé du dîner. Dans celle-ci, Donghwa se lève au milieu de la nuit pour s'aventurer aux abords de la maison, dans le jardin. Il s’agenouille pour faire face à une des plantes et contemple une fleur bourgeonnante avec un sourire énigmatique aux lèvres. Poète, Donghwa est peut être traversé par l’inspiration à ce moment-là. Ou peut-être pas, d’autant plus qu’il aura été dit auparavant qu’il est un poète médiocre, jugement débité par les parents de Junhee, dont la mère qui est elle-même poétesse autoproclamée. Quoi qu’il en soit, Donghwa semble enfin ressentir une épiphanie devant cette plante, et si cette révélation n’est pas partagée en tant que telle au spectateur, elle permet tout de même au personnage de sortir de la colère et de la torpeur dans lesquelles l’alcool l’avait plongé. Malheureusement, ce réveil, cette courte et obscure révélation – cela a lieu de nuit – sera ensuite éclipsée par la dernière scène, ramenant le personnage à une forme de claustration. En effet, déterminé à fuir ces lieux qui auront fait ressortir le pire de lui, Donghwa reprend sa voiture pour repartir en ville, mais celle-ci tombe en panne sur la route, le contraignant probablement encore à devoir rester un moment dans cet endroit qui le saoule.
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Notes
