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Buzz l'éclair, le jouet de Pixar
Critique

« Buzz l’éclair » : Pixar et la culture du navet

Thibaut Grégoire
Sorte de produit dérivé hybride, film inspiré d'un jouet tiré d'un film, « Buzz l’éclair » marque l'entrée de Pixar dans l'ère du pastiche, voire même du "navet" conscient de lui-même, comme en témoignerait un étrange dialogue inaugural. Tout, dans cet étrange produit, est en tout cas rompu au système Pixar et au fonctionnement de la machine Disney, qui semble avoir ainsi érigé l'autoparodie au rang d'art.
Thibaut Grégoire

« Buzz l'éclair », un film d'Angus MacLane (2022)

Dans les premières minutes de Buzz l’éclair, le dernier long métrage produit par Pixar, le héros du titre, astronaute voyageant dans des galaxies éloignées et visitant des planètes inconnues, devise avec sa collègue sur l’apparence douteuse du vaisseau dans lequel ils se déplacent et qui ressemble étrangement, selon lui, à un tubercule, voire plus précisément à un navet. Dans l’une de ses répliques, il invite même une jeune recrue à « retourner dans le navet ». Dans la version française du film – les circonstances ont fait que c’est celle-ci qui nous est tombée sous les yeux, où plutôt dans les oreilles –, cet emploi du mot « navet » revêt une signification inédite. En effet, en anglais, le terme correspondant, « turnip », ne possède pas le même double sens. Mais l’utilisation dans un film, en français, du mot « navet » s’avère presque inévitablement dangereuse, à double tranchant, le spectateur pouvant très vite faire le lien entre ce mot et le film qu’il est en train de voir, par l’entremise de sa connotation répandue. En français, ce mot est d’ailleurs probablement plus utilisé pour parler de cinéma que de cuisine. Mais cela, les superviseurs de chez Disney, chargés de veiller à la bonne tenue de toutes les versions de leurs produits, en étaient-ils bien conscients ?

Une chose est sûre, avant même que ce film ne démarre, une question se pose déjà : quel est au juste le statut de ce film bizarroïde, produit dérivé bâtard de la franchise Toy Story, suivant les aventures d’un personnage tiré d’un jouet, lui-même tiré d’un film ? Des intertitres viennent d’ailleurs d’emblée, avant les premières images, mettre les points sur les i : le film que l’on s’apprête à voir est le film préféré d’Andy, le petit garçon de Toy Story, et duquel est donc inspiré le jouet qu’il reçoit pour son anniversaire au début du tout premier épisode de la saga, à savoir le fameux Buzz l’éclair. Le film qu’on est sur le point de s’infliger est donc un produit n’existant a priori que dans la diégèse propre à l’univers de Toy Story, mais rendu accessible à nous, gentils spectateurs du monde « réel », par la magie du mercantilisme poussé à l’extrême. Si on imagine que le présent film – cette « réalisation » d’un film fictif existant dans une diégèse bien précise – donne à son tour naissance à une gamme de jouets, on se retrouvera donc devant un jouet inspiré d’un film inspiré d’un jouet inspiré d’un film…

Quoi qu’il en soit, Buzz l’éclair, avant même son ouverture, entérine le fait qu’il est un faux film, un film qui, dans un autre film de Pixar, est adulé par un personnage d’enfant de huit ans. Cette idée même définit schématiquement le type de film dont il s’agit, potentiellement un film d’aventure bon enfant, grand public, sans doute un blockbuster, très probablement un film de qualité moyenne, mais peut-être éventuellement carrément mauvais : en gros, un film « sympa », naïf, susceptible d’être aimé par un enfant joueur. Partant de cette idée, Buzz l’éclair serait donc le premier film Pixar s’assumant pleinement comme « mauvais film » ou, en tout cas, comme pastiche de mauvais film. De là à penser qu’il s’assumerait comme « navet », il n’y a qu’un pas que les répliques de Buzz, en français, au début du film, aideraient à franchir. Reste à savoir si un film qui se vend lui-même comme un navet – ou comme « nanar » – en est vraiment un.

Buzz l'éclair et ses adjuvants en pleine aventure
© Walt Disney Company

Mais si Buzz L’éclair s’assume apparemment comme pastiche, le film et ses créateurs n’en ont peut-être pas tout à fait conscience. En effet, certaines scènes du film apparaissent comme de véritables passages obligés du système Pixar, ce qui leur confère une « qualité » de pastiche presque intrinsèque, mais probablement inconsciente. Ainsi, lors de la première partie de Buzz l’éclair, le héros se voit entraîné - par sa propre volonté - dans un paradoxe temporel accélérant, de son point de vue, le temps. Testant inlassablement un carburant qui lui permettra à lui et ses collègues de quitter la planète sur laquelle ils sont coincés et où ils ont établi leur base, Buzz se retrouve continuellement catapulté quatre ans plus tard, alors que quelques secondes seulement se sont écoulées pour lui. Pour rendre compte de cette trouvaille scénaristique, les créateurs rompus au système Pixar se sont ni plus ni moins inspirés d’un des « canons » maison, à savoir, le montage d’ouverture de Là-haut, dans lequel la vie entière d’un vieux couple est résumée et transcendée en quelques minutes d’un montage musical. Dans Buzz l’éclair, le « montage sauce Pixar » est certes plus complexe, et parsemé de dialogues, mais l’idée générale s’y retrouve, y compris un final larmoyant, dans lequel Buzz se rend compte que sa collègue et meilleure amie, Alisha, est décédée durant son absence. Tout ce passage est probablement le meilleur du film, mais n’en reste pas moins une sorte de succédané d’une formule ayant fait ses preuves, donc en quelque sorte un pastiche.

D’ailleurs, ce « montage » est directement suivi par une scène qui, elle-même, apparaît comme un pastiche, lors de laquelle Alisha parle à Buzz, en « décalé » et par écran interposé, comme le faisaient les enfants de Cooper (Matthew McConaughey) dans Interstellar de Christopher Nolan. Revoir une scène emblématique d’un film « live », rejouée dans un film d’animation en images de synthèse ne peut que créer une étrange impression de déjà-vu doublée d’une impression de « dégradation », comme si le recours à une image factice, de synthèse, accentuait l’aspect de faux, de copie, et donc de pastiche, de cette scène.

On pourrait dérouler ainsi encore longtemps la liste des arguments en faveur de cette grille de lecture, comme par exemple la présence de Sox, la mascotte « mignonne » du film, un chat-robot attendrissant qui sera très certainement décliné en jouet lui aussi, et deviendra le prochain chouchou de tous les Andy du monde réel. Mais finalement, n’est-ce pas toute la machine Disney dans son ensemble, et dans toutes ses ramifications tentaculaires, qui, par son entreprise de déclinaison et de sérialisation à outrance, a instauré en son sein comme caractéristique première, prégnante de son « œuvre », le pastiche, l’autoparodie ?

Pour enfoncer le clou, on peut encore signaler que Buzz l’éclair va jusqu’à parodier, voire à tourner au ridicule, sa propre franchise – celle dont elle est dérivée – dans son dernier tiers, lors de la révélation de l’identité de Zurg, l’ennemi juré de Buzz. En effet, dans Toy Story 2, il était révélé que l’empereur Zurg était le père de Buzz l’éclair, élément d’ailleurs déjà éminemment parodique puisque reprenant le fameux « Je suis ton père » issu de la saga Star Wars. Dans Buzz l’éclair, au moment où Zurg enlève son casque, Buzz croit également reconnaître son père, avant que son interlocuteur ne le détrompe : il ne s’agit pas du géniteur de Buzz mais bien de Buzz lui-même, ou en tout cas d’une version alternative de lui-même, plus âgée et issue d’une réalité parallèle. Buzz l’éclair aura donc passé tout ce temps à se battre contre lui-même, un peu comme s’il brassait du vent, exactement comme un serpent qui se mord la queue. Cette drôle de résolution sonne un peu comme le comble du cynisme pour un objet aussi bizarroïde que Buzz l’éclair, film bâtard s’il en est, dont on ne sait plus trop bien s’il s’agit d’un « vrai » film Pixar – ni d’un vrai film tout court –, sorte de mise en abyme de la mise en abyme, produit dérivé d’un produit dérivé, hybride monstrueux engendré par une grosse machine qui a érigé l’autoparodie au rang d’art, et dont l’hégémonie pop-culturelle ne peut que donner naissance à ce type de produit dégénéré.

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