BIFFF 2019 : Des baisers au goût maléfique
Retour sur la 37ème édition du BIFFF (Festival du Film Fantastique de Bruxelles 2019) à travers la thématique du baiser maléfique.
Des baisers au goût maléfique : Retour sur le 37ème Festival du Film Fantastique de Bruxelles
Il s’agit de l’un des codes les plus fameux du BIFFF : quand, à l’écran, un couple semble sur le point de s’embrasser, le public réagit en imitant le bruit des bisous. Cette interaction rituelle, parmi d’autres, témoigne bien de la volonté « bis » du festival, qui s’amuse à détourner les clichés des blockbusters et du cinéma classique, dont ce fameux baiser, climax émotionnel d’une intrigue amoureuse entre les deux personnages. Parfois, les films eux-mêmes semblent répondre au public en proposant en leur sein des détournements de ce cliché romantique. L’année passée déjà, une des images les plus marquantes se trouvait dans How To Talk To Girls At Parties (John Cameron Mitchell) et voyait une extraterrestre jouée par Elle Fanning rencontrer un jeune terrien, s’apprêter à l’embrasser, pour finalement… lui vomir dans la bouche. L’édition 2019 du BIFFF a été bien inspirée de proposer plusieurs films contenant d’autres embrassades détournées. Revisitons quatre de ces baisers décalés qui ont pu emporter les spectateurs du festival bien au-delà du gimmick des bruits de bisous.
Hellboy : embrasser la Mort
Curieusement, le premier exemple se trouve dans le seul véritable blockbuster présenté au BIFFF, à savoir la nouvelle version des aventures d’Hellboy réalisée par Neil Marshall. Il s’agit d’un film de super-héros sans grande personnalité se contentant de chercher l’efficacité du divertissement spectaculaire. Il reste cependant un aspect intéressant à sauver : l'ensemble du travail autour du dégoût. A contrario de l’amour des monstres qui faisait l’originalité des deux opus de Guillermo Del Toro, le film de Marshall présente son bestiaire monstrueux sous l’angle de l’écœurement et de l’horrifique. Dans la dernière partie, Hellboy doit demander l’aide d’une hideuse sorcière ennemie, Baba Yaga. Après un drôle de diner aux chandelles comprenant notamment une soupe de doigts humains, ils mettent en place un pacte démoniaque. Pour le sceller, la sorcière demande un baiser. La mise en scène imite le plan du cliché romantique des deux visages qui s’embrassent en gros plan, insistant sur la langue de la sorcière qui lèche le visage d’Hellboy, puis sur un long filet de bave qui continue à relier les deux visages lorsqu’ils ne s’embrassent plus. Si elle crée très efficacement un sentiment direct de dégoût, cette image fonctionne aussi comme subversion. Habituellement, le baiser hollywoodien est une forme d’accomplissement des puissances de l’amour, du désir, souvent présentes depuis le début du film de manière souterraine. Ici, le baiser concrétise la puissance du mal et le pacte avec les forces des ténèbres. Ajoutons que Baba Yaga a un aspect éminemment cadavérique, ce qui peut amener l’idée qu’il s’agit d’un baiser avec la Mort, unissant dès lors Éros et Thanatos en une image proprement dégoutante.
Assassination Nation : le baiser-morsure
Long métrage de Sam Levinson racontant la descente aux enfers d’une communauté dont tout le contenu internet et téléphonique se voit révélé publiquement par un hacker, Assassination Nation est traversé par la question du sexe et de sa représentation. Sous des airs de trip visuel décomplexé promettant dès son générique violence, gore, sexe et même viol, le film semble pourtant aller à l’encontre de son propre programme. Tous les personnages ne parlent que de sexe, mais les images n’en montrent rien, ou alors par des voies déviées : des longues conversations sur le fait qu’un partenaire refuse de pratiquer une certaine position, des dessins de femmes nues qui choquent le directeur, des photos suggestives montrées partiellement et/ou rapidement via les écrans des téléphones. Il y a bien deux scènes de sexe, mais elles aussi dévient du programme : la première ne montre que les visages et débouche très vite sur le malaise, le personnage féminin y avouant être transsexuel à son partenaire ; la seconde séquence quitte les deux protagonistes en un mouvement de caméra reculant de leur fenêtre à celle d’un voisin voyeur.
La scène qui nous intéresse prolonge ces deux dernières. La protagoniste principale, Lily, accusée d’être responsable du piratage, doit fuir un groupe d’hommes masqués cherchant à se venger. Elle se réfugie chez le voisin susmentionné qui tente ensuite de la forcer à l’embrasser. Lily s’exécute, avant de mordre son agresseur puis de le tuer. Ce baiser détourné en morsure provoque, paradoxe intéressant, moins le dégoût que la jouissance. C’est qu’il s’agit d’un véritable basculement pour le personnage comme pour le film. Lily décide de ne plus subir les événements et de quitter son statut d’objet de désir. Ce passage à l’acte prend toute sa pertinence en se situant au milieu d’une scène potentiellement sexuelle, signifiant en parallèle au spectateur que, contrairement au programme annoncé, il n’y aura aucune scène érotique à l’écran. Appliquant la célèbre sentence hitchcockienne d’un meurtre filmé comme une scène d’amour, le baiser-morsure d’Assassination Nation prolonge celui d’Hellboy, provoquant un dégoût similaire, mais cette fois très vite remplacé par la jubilation de voir l’héroïne faire basculer toutes les règles du film de son côté.
The Golem : ôter la vie en embrassant
Dans un tout autre genre, The Golem (Doron et Yaov Paz) propose une adaptation originale du fameux mythe juif de la créature d’argile créée en posant dans sa bouche un parchemin avec le nom secret de Dieu. Le Golem prend ici l’apparence d’un jeune garçon créé par une femme qui a perdu son seul enfant quelques années auparavant. Le film installe une interdépendance entre le Golem et sa « mère », le monstre répondant impulsivement aux sensations de sa créatrice. Celle-ci perd bien vite le contrôle de son enfant. Suivant le schéma classique du récit d’humanoïde, l’humain se prend pour Dieu en créant et doit en payer les conséquences. La mère doit donc accepter de laisser partir sa créature. Les frères Paz illustrent ce départ par un très beau plan montrant la mère récupérant le parchemin dans la bouche de son Golem en l’embrassant. Le jeune garçon redevient immédiatement argile. Le baiser permet ici de reprendre la vie précédemment donnée. Image essentiellement dramatique, elle rejoint les autres films en unissant une nouvelle fois l’amour et la mort. Créer la vie ou créer la mort, les deux semblent pouvoir s’accomplir avec le même amour. En un seul geste, la mère témoigne de toute la passion qu’elle porte à sa créature, ainsi que la nécessité de la faire partir. En parallèle, se raconte aussi l’humain qui apprend à aimer ses dieux et ses mythes tout en acceptant de vivre sans eux.
Kasane : quand le baiser absorbe le visage
Il reste un film dans lequel la question du baiser détourné est centrale : Kasane, réalisé par le japonais Yûichi Satô. En effet, son point de départ consiste en un rouge à lèvres permettant de prendre, pour quelques heures, l’apparence de la personne embrassée ! De là, le film raconte la descente aux enfers de la relation entre deux jeunes filles qui décident de s’échanger leur visage. Kasane est une comédienne talentueuse, mais complexée par une vilaine cicatrice au visage ; Nina possède la beauté, mais est une piètre actrice : elles pactisent pour réussir dans le théâtre grâce au visage de l’une et au talent de l’autre. Kasane est parsemé d’images de baisers détournés. La première rencontre des deux jeunes filles voit Nina humilier sa pauvre camarade balafrée en une scène longue et gênante. Sans rien dire, Kasane s’applique le rouge à lèvres et embrasse son opposante sur la bouche. Le premier échange a lieu, inversant les rôles de l’agresseuse et de la victime. Cette séquence fait basculer le film dans une atmosphère troublante, mêlant gestes d’amour et de violence. Ce baiser en réponse à l’humiliation pourrait même être lu – pourquoi pas ? – comme une relecture détournée du fameux baiser donné par le Christ au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov de Dostoievski.
À partir de là, Kasane emprunte le chemin du genre dit de persona swap. Les deux jeunes filles s’accordent pour unir beauté et talent, en un pacte scellé et constamment renouvelé par un baiser. Ce dernier symbolise aussi la relation fusionnelle qui s’installe entre elles ; elles deviennent inséparables, cohabitent, chacune jouant le rôle de l’autre auprès du monde extérieur. Le phénomène se voit encore amplifié par la thématique du théâtre et celle du culte de l’apparence dans la société contemporaine. Bien vite, cette relation devient conflictuelle, jalouse, aliénante, l’identité de chaque femme se voyant absorbée par l’autre. Le baiser fusionnel se convertit alors lentement, une fois de plus, en un baiser de la mort. Un flashback révèle l’origine de la cicatrice : enfant, Kasane avait involontairement provoqué la mort d’une de ses amies, qui en chutant d’un toit lui a ouvert le visage. Le sang des deux filles coule alors sur le rouge à lèvres, que Kasane portait autour du cou. Le rouge des lèvres qui embrassent porte donc en lui le souvenir de la mort. Les baisers précédemment montrés prennent alors un autre sens, comme si la jeune fille absorbait un peu de la vie de Nina à chaque échange.
Les liens entre baiser et mort sont renforcés par des références à différents contes et mythes. Nina se retrouve un moment dans le coma. Kasane prend soin d’elle à son domicile, l’embrassant dans son sommeil pour garder son apparence. Il y a là, bien sûr, un détournement de « La Belle au bois dormant » et du fameux baiser salvateur du prince charmant. Cette fois la princesse reste endormie et voit même son visage et son identité se faire totalement dévorer par une sorcière. Dans la dernière partie, Kasane triomphe en interprétant le rôle de Salomé au théâtre. Pendant l’entracte, elle retrouve Nina et la supplie de l’embrasser avant que les vrais visages se rétablissent. Nina refuse, s’ensuit un combat, puis une chute, à laquelle seule Kasane survit. Elle remontre sur scène et joue la fameuse scène du baiser nécrophile de Salomé à la tête sans corps de Jean le Baptiste. Le film se conclut sur une scène onirique où le visage du prophète se change en celui cicatrisé de Kasane. La moderne Salomé a sans doute gagné le combat et va pouvoir garder le beau visage de Nina.
Ces quelques films qu’un heureux hasard de calendrier a réuni au BIFFF ont permis d’explorer des possibilités très différentes de subvertir le cliché hollywoodien du baiser romantique. En empruntant un autre chemin, ils proposent des émotions et des significations variées, de l’humour au drame en passant par le dégoût. Surtout, ils expérimentent chacun à leur manière une association entre le baiser et le mal, la violence, et surtout la mort : qu’il s’agisse du rouge à lèvres contenant le sang d’une morte passée, d’un baiser qui agresse, prélude avant un meurtre, qu’il soit question d’embrasser une sorcière cadavérique ou encore de littéralement ôter la vie par un baiser. Loin du cliché romantique du bisou offrant un sentiment d’éternité, cet autre cinéma propose d’embrasser notre mortalité.