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Portrait dans auf demselben Planeten de Katrin Eissing
Critique

« Auf dem selben Planeten » de Katrin Eissing : Famille modèle

Maël Mubalegh
De l'atome du scientifique au pendule de l'hypnotiseur en passant par les maquettes de l'ingénieur : les modélisations de l'histoire au prisme des affects dans Auf dem selben Planeten, le Bildungsroman moderne de Katrin Eissing.
Maël Mubalegh

« Auf dem selben Planeten », un film de Katrin Eissing (2002)

Voilà un home movie inconfortable et qui pourtant, plan après plan, raccord après raccord, s’ingénie à tisser pour son spectateur un cocon d’images, de souvenirs, d’impressions et de projections au sein duquel une parole vient à naître. Parole fragmentée, parole diffractée, sans foyer véritable, sans réelle destination non plus – parole en fuite qui vient donner son mouvement insaisissable au premier long-métrage de Katrin Eissing, présenté en 2002 au Dok Leipzig ainsi qu’à Visions du Réel – entre précision du questionnement et confusion des lignes de temps. Dans Auf dem selben Planeten (« Sur la même planète »), la réalisatrice revient, à l’orée de la quarantaine, sur une « blessure » familiale aux origines profondes : Arne, l’aîné de la fratrie Eissing, interné en hôpital psychiatrique sur la côte Nord de l’Allemagne au moment du tournage, a développé une addiction à la drogue après un périple de jeunesse en Inde. Avant le générique de fin, un carton nous apprendra qu’Arne est décédé peu après le tournage, alors qu’il venait d’emménager à Berlin.

Le sentiment d’être « à part », l’indignation muette contre une éducation à la fois stricte, traditionnelle (le père, figure centrale du film, bien que quasi absente) et d’autre part trop libre, sans véritable cadre structurant (la politique du « laisser faire », comme l’explique la mère dans les premières minutes), ont constitué le terreau d’un mal-être qui allait contaminer toute la cellule familiale, au bord de la Wattenmeer. Le père, médecin de village à l’aura « de chamane » (dixit l’un des frères), dissimule derrière la clarté de sa diction, derrière son impassibilité à toute épreuve, une part d’ombre incertaine – sa carrière débute au moment où l’Allemagne devient nazie. Ce père, certes récemment décédé lorsque Katrin Eissing réalise Auf dem selben Planeten, laisse justement planer son ombre sur tout le film : derrière la douleur du fils, n’y aurait-il pas au fond les compromissions du père ?

Échecs de la parole

La question est mauvaise, ne se posera pas – du moins pas en ces termes. Le film est certes construit sur le mode d’un entrecroisement d’interviews des différents « protagonistes » du drame et de moments « de fuite », plus fondamentalement abstraits – la caméra part en vadrouille sur les routes du pays natal, valse sur le littoral, se décentre et se disperse. Mais il ne s’agit pas vraiment d’une dialectique entre retour vers un trauma originel et dissolution du regard dans la « périphérie » toujours plus excentrée de ce point de départ. De fait, Katrin Eissing ne mène pas ici une enquête intime, psychanalytique ni même sociologique qui viserait le dévoilement d’une réalité cachée, refoulée, dissimulée : la parole de ses interlocuteurs (ses trois frères, sa mère, puis son père dans un enregistrement vidéo réalisé par la cinéaste et qu’elle regarde avec les deux autres frères) n’accouche d’aucune vérité profonde sur la substance du malaise familial – elle tourne en rond, pleine qu’elle est de circonlocutions impénétrables qui débouchent sur des impasses du discours – comme lorsque la mère, face à une question de la réalisatrice, fait aveu de son échec, tant à pointer l’origine du malaise qu’à répondre de façon satisfaisante à l’interrogation de la fille (« Je ne sais pas, avec ton père, on ne pouvait jamais échanger, discuter »).

Des années d’apprentissage

Le film accorde beaucoup de place aux mouvements de tendresse, de rapprochement (ce plan où Katrin Eissing pose la main sur le bras de son frère Nils, que l’on sent alors au bord des larmes), d’empathie, mais il exhibe dans sa structure même une froideur certaine ; une forme de netteté architecturale qui met les affects à distance, les retient de compromettre l’exigence d’introspection. Les plans sur Johannes – l’ingénieur de la fratrie, qui, rieur, présente à la caméra un modèle d’atome lumineux sous toutes ses coutures, manipule une maquette d’avion – réfléchissent à ce titre la construction du film : Katrin Eissing nous propose là un modèle, non pas d’explication du monde (ni même, plus modestement, de la famille), mais de mise en images d’une matière affective inévitablement embrouillée, prise en étau entre la « petite » et la « grande histoire » - ce n’est pas un hasard si, au détour d’un plan, Katrin Eissing détourne le modèle de l’atome en pendule d’hypnose – une pratique qui, on le comprendra, avait fait pour bonne part la renommée « villageoise » du père. Lancé dans une danse kaléidoscopique, le montage fait se heurter visages d’enfants, silhouettes d’adultes, discussions de cuisine, soleil couchant, mouettes rieuses et photos de famille – mosaïque qui ne vient pas se décomposer dans le fracas d’une esthétique de « flux de conscience » mais qui, au contraire, gagne en fermeté, en tranchant et en translucidité à mesure que le récit progresse. Le questionnement intime recule avec la montée en puissance fictionnelle de la figure d’Arne, le frère sacrifié sur l’autel des « silences » paternels : ces plans de route, de chemins, de sentiers sur la plage, qui apparaissaient au départ déconnectés de l’organisme du film, deviennent bien vite le prolongement – organique, justement – de la parole quelque peu égarée, parfois sibylline, d’Arne – ces plans sont comme la trace du voyage en Inde, à la fois initiatique et destructeur qu’il effectua dans sa jeunesse. Un jeune homme veut se défaire du carcan petit-bourgeois de son éducation provinciale, partir à la découverte du vaste monde, et, il l’espère peut-être secrètement, en sortir grandi : Katrin Eissing laisse entrevoir, sous la surface du home movie, l’ambition romanesque, parfois foutraque, d’un Bildungsroman moderne – ici reconduit de façon minimaliste et « prosaïquement » poétique. C’est précisément ce jeune homme impavide et conquérant que l’on reconnaît sans hésitation, malgré les ravages du temps et de la maladie qui déjà rongent à petit feu le visage encore fier, dans la silhouette forte et frêle d’Arne qui marche face à l’horizon.

Si loin, si proche

À l’aune de ce roman d’apprentissage – de non-apprentissage ? – laissé en suspens, l’apparition tardive du père – filmé alors peu avant sa mort par Katrin Eissing – à travers un enregistrement vidéo que regarde la réalisatrice elle-même en compagnie de Nils et Johannes, ne fait pas véritablement figure de révélation d’un secret enfoui voire « honteux » – le père est trop présent, pour ne pas dire omniprésent, dès les premières minutes du film, pour que son apparition « visuelle » opère comme une surprise. Cette vision pixelisée, broyée ou digérée par la texture de l’image vidéo, représente plutôt un ultime tour de vis à la charpente du film : dans l’ordre familial qu’Arne aura, par sa « maladie » (tel qu’il le laisse entendre lui-même), tenté de défaire, de déconstruire – ordre tacite, nébuleux, absurde peut-être –, l’image du père était tout bonnement l’élément manquant. Non pas en tant que clé de l’énigme, mais au contraire en tant que hiéroglyphe imprécis, déjà rendu flou par des années de silence, et qui vient s’ajouter au canevas patiemment tressé par Katrin Eissing : « il n’a jamais été un vrai père et il n’aura même pas été un véritable nazi », s’exclame Johannes, dans un éclat de rire mi-enfantin mi-nerveux, à la vision de l’enregistrement, commentant alors avec ironie la parole tortueuse de son géniteur – un homme qui, ici comme vraisemblablement à d’autres moments de sa vie, semble par instants s’arranger avec l’histoire. Comment s’y prendre, dès lors, pour espérer y voir un peu plus clair dans les ténèbres de ce mythe paternel qui rejaillissent sournoisement sur l’existence présente des enfants ? Il n’y a sans doute pas d’autre choix : quand on a trop longtemps ployé sous le poids du monde, il faut s’en défaire d’un mouvement d’épaule – par une étreinte, une embrassade, une incartade. Et le film de se conclure sur des plans heureux, des plans « de famille » – la fratrie réunie, flanquée des enfants des uns et des autres, déambule sur la plage – des plans qui affichent la désinvolture blessée du tube de Ringo Starr cité par Nils : « Maybe your daddy never held you like he should/ Maybe your mama just held on the best she could/ Every soul has a secret, give it away or keep it »