« Arde brillante en los bosques de la noche » de Mariano Pensotti
Composé de trois actes sollicitant successivement des marionnettes, un sketch avec les acteurs et un film, Arde brillante en los bosques brillante de la noche s'intéresse à la question de la libération des corps. Comment affranchir aujourd'hui un corps des modes d'être du capitalisme ?
Kunstenfestivaldesarts 2017 | « Arde brillante en los bosques de la noche » de Mariano Pensotti (2017)
Composé de trois actes sollicitant successivement des marionnettes, un sketch avec les acteurs "en chair et en os" et un film, Arde brillante en los bosques brillante de la noche de Mariano Pensotti, s'intéresse à la question de la libération des corps. Comment affranchir aujourd'hui un corps des modes d'être du capitalisme ? Comment lui redonner sa force et son pouvoir d'action ? Les acteurs manipulent d'abord des marionnettes fabriquées à leur image. Ils interprètent ensuite, devant ces mêmes marionnettes comme spectateurs, une pièce où ils rejouent un conflit entre le capitalisme et l'idéal socialiste, avant de s'assoir eux-mêmes dans des sièges de cinéma pour regarder un film dont ils sont les protagonistes. Si la question de la libération du corps est centrale et énoncée clairement à plusieurs reprises, le spectacle propose aussi une réflexion approfondie sur la réception spectatorielle et la manière dont l'acteur est perçu, utilisé et pensé par rapport à l'être humain qui lui prête sa carapace. D'où l'étrange sentiment d'irréalité que laisse Arde brillante en los bosques de la noche : jamais les acteurs ne se laissent capturer par leurs rôles, jamais leurs corps ne semblent se figer dans une posture qui les jetterait en pâture au public. Ils sont avant tout sur scène en tant que corps et non en tant que personnages-marchandises semblables à n'importe quel autre produit circulant dans l'économie capitaliste. C'est sur ce point que Mariano Pensotti parvient à réaliser le programme annoncé dès les premiers dialogues. En offrant aux acteurs un pouvoir de désaliénation, il invente un mode de perception déjouant toutes les attentes, toutes les réifications, toutes les assignations à une forme d'idéalisme. Le corps est toujours en mouvement et en prise avec des identités multiples sans pour autant s'y confondre. C'est ce qui rend impossible toute réduction de son altérité. Sans prise, le spectateur se retrouve confronté à des êtres humains, des corps propres, qui voyagent entre des formes artistiques différentes pour y expérimenter, face à lui, ce qu'on pourrait appeler la "liberté".
La première partie du spectacle met en scène des marionnettes ressemblant aux acteurs. Le premier tour de force de Pensotti consiste à jouer avec un des thèmes communs qui en accompagne l'usage. En effet, et contrairement, par exemple, à ce que nous évoquions au sujet d'Anomalisa de Charlie Kauffman, la marionnette n'est pas ici prisonnière de ses fils (pourtant invisibles dans le film mais bien exposés dans la pièce), symbole de son impossibilité à aller contre les forces qui agissent sur elle dans l'ombre. Les fils semblent ne pas exister. L'énergie des marionnettes, imposant un rythme effréné et presque chaotique aux différents tableaux, donne l'impression de déterminer les mouvements des acteurs, et non l'inverse. Un peu comme si ceux-ci, en donnant vie à une sorte de double d'eux-mêmes, affirmaient par un habile jeu de miroir que l'emprisonnement des corps n'est qu'un leurre, et que sa force, son énergie, l'irréductibilité de son altérité, se moque pas mal de savoir que des fils peuvent arbitrairement orienter ses choix. D'une manière à la fois étonnante et contradictoire, les marionnettes de Arde brillante en los bosques de la noche annihilent l'idée même que l'on peut se faire de l'objet marionnette. Elles badinent, s'envoient en l'air, chantent, parlent beaucoup et très vite. Et puis, il y a les acteurs qui, forcément, miment sans fioritures tout ce joyeux bordel. Au point de ne plus savoir très bien qui joue quoi et qui joue qui. Qui est l'image de qui ou de quoi ? Le corps articulant et le corps articulé se confondent dans un même élan créateur où la réappropriation du corps réel est première et outrepasse la présence d'un Dieu sombre agitant nos membres, autant que celle des forces claires des idéologies censées déterminer nos faits et gestes. Le corps est au-dessus de tous les fils qui cherchent à poser leur emprise.
Cette idée se trouve exprimée autrement dans la deuxième partie du spectacle. Les marionnettes sont installées dans de petits sièges en bois tournant le dos au public. À leur tour, elles deviennent spectatrices, en l’occurrence d'une pièce allemande qui sera interprétée par les acteurs "en chair et en os". Celle-ci raconte l'histoire d'une jeune femme, de retour chez elle après avoir rejoint des rebelles en Amérique latine pour y mener une guérilla au nom de l'idéal socialiste. Les discussions tournent rapidement au vinaigre et les autres membres de la famille pointent le caractère vain de l'entreprise. Ils décideront, au final, de sortir pour manger une pizza et voir un film. Arde brillante en los bosques de la noche ne défend pas tant le spectre de l'idéal socialiste qu'il ne souligne les impasses de toutes formes d'idéologies qui finissent par oublier les corps qui les portent. Un impressionnant passage de la pièce jouée montre l'actrice incarnant la rebelle traverser une crise de somnambulisme. Elle finit par enlever son legging pour se retrouver pratiquement nue sur scène, gesticulant au hasard des mouvements de son corps. L'idée est forte : une fois endormi, le corps se met à nouveau à parler son propre langage, sans que les idéologies, ou quelconques fils d'un invisible marionnettiste sombre ou clair, ne viennent lui dicter une manière d'être. Il y aura toujours quelque chose qui surpassera les assignations, les identités, les grands universaux. Le corps, articulé ou endormi, possèdera toujours un langage propre qui sera animé par une série de forces hétérogènes. Et dans quel but ? Non pas pour le beau discours et la leçon de morale, mais pour transformer la scène de théâtre en lieu où des corps peuvent voyager à travers des modes d'être différents et outrepasser les limites dans lesquelles ils seraient circonscrits. La scène où se déploie le "corps propre" des acteurs devient le lieu réel que seules les différentes fictions expérimentées permettent d'atteindre.
Ainsi, ce qu'il y a de plus troublant dans Arde brillante en los bosques de la noche ne réside pas dans cette confrontation entre les styles différents des trois parties et sa mise en scène des pouvoirs du corps. Car le spectacle est aussi une mise en pratique. C'est le propre du théâtre, renforcé par le recours aux marionnettes et au cinéma, que de pouvoir arriver à cette fin. Le film qui compose la troisième partie, devant lequel les personnages de la pièce s'installent à leur tour, côtoyant maintenant sur le même plan les marionnettes, ne sert peut-être qu'à souligner encore plus cette impression : le télescopage entre les trois parties touche d'abord à la nature de l'acteur sur scène et à la manière dont le spectateur le perçoit et s’approprie son être durant le spectacle. Un jeu de miroir entre les acteurs et leur(s) propre(s) image(s) crée un étrange sentiment de trouble, comme si leur identité (autrement dit : ce que décide le corps), toujours en mouvement, ne cessait de déjouer les processus d'identification. Nous les voyons d'abord en marionnettes, puis sur scène dans les rôles d'une famille européenne, et enfin dans un film où ils sont presque méconnaissables, du moins entièrement nouveaux pour notre regard. Quel est donc ce mystère ? Que sont les acteurs et comment devons-nous comprendre leur présence, à l'écran ou au théâtre ? Ils sont devant nous, sur scène, et en même temps ils échappent complètement à nos modes de perception. Arde brillante en los bosques de la noche travaille sur cette résistance des corps. C'est peut-être en cela qu'on peut le dire libre ou arraché aux économies idéologiques.