« Animus Animalis » d'Aiste Zegulyte : Quand la Mort nous Regarde
Avec « Animus Animalis », Aistė Žegulytė filme la mort qui regarde la vie à travers une position omnisciente qui pourrait être celle de la mort elle-même si celle-ci devait s'incarner sous une forme narrative.
« Animus Animalis (A Story about People, Animals and Things) », un film d'Aiste Zegulyte (2018)
Présenté dans la compétition "Directors' Week" du deuxième Festival International du Film de Bruxelles (BRIFF) dont il a remporté le Grand Prix, Animus Animalis mène à première vue le spectateur sur des terrains connus et arides. Le film s'inscrit en effet dans la lignée d'un cinéma documentaire qui observe les comportements humains tel un cabinet de curiosités. Nous voyons ainsi des hommes chasser et dépecer des bêtes, une cérémonie religieuse surplombant un lit de fourrures, des taxidermistes au travail ou un salon de la taxidermie battant son plein pour des amateurs émerveillés. Le film alterne des moments graves et d'autres plus légers que la caméra d'Aistė Žegulytė réussi à capter au milieu de ce qui ressemble de prime abord à une sorte d'enfer où l'animal est autant un jouet pour l'homme qu'un corps sans âme. On serait alors pas loin de ce qui se fait de plus excessif dans le genre (Ulrich Seidl et ses disciples) et un étiquetage hâtif pourrait qualifier Animus Animalis de "film de festival". Pourtant, si tout cela semble avoir été dit et redit, Aistė Žegulytė va rapidement creuser un sillon – dès l'une des premières scènes où les chasseurs veillent à honorer les animaux qu'ils viennent de tuer – dans les entrailles de cet enfer pour progressivement en atténuer les flammes. Animus Animalis ne compare pas l'homme à l'animal, ni évalue la condition de l'un par rapport à celle de l'autre. Il ne dénonce pas non plus les ravages de l'économie libérale sur la vie, humaine ou animale, et sur les cultures. Le regard d'Aistė Žegulytė va se rapprocher d'une position omnisciente qui pourrait être celle de la mort si celle-ci devait s'incarner sous une forme narrative. Animus Animalis montre comment, dans des lieux où la frontière entre la vie et la mort est brouillée, la mort regarde la vie sans distinction ni hiérarchie de valeur. Nulle règle ne circonscrit ici le propos : tout, devant la caméra d'Aistė Žegulytė, participe à un cirque des apparences où personne ne peut défier la mort qui attend au tournant les hommes comme les animaux.
Avant la projection du film, la présentatrice du festival insista de manière incompréhensible sur la dureté de certaines images. Elle insinuait qu'il fallait se préparer à une violence cruelle et symptomatique de l'exploitation des animaux par l'homme. Or, à part un dépeçage light, un crocodile sans écailles et une opération chirurgicale à ventre ouvert, l'horreur est loin d'être insupportable. Elle s'avère bien au contraire révélatrice d'une distance que prend Žegulytė par rapport à toute posture morale stérile. L'horreur de la carcasse ouverte et du boyau suspendu à l'estomac éventré ne sont que des images parmi d'autres. Elles ne sont pas plus intenses et riches de sens que celles du salon de la taxidermie où les animaux empaillés posent pour le public. Si Animus Animalis n'a pas besoin de l'horreur et du sang pour faire ressentir ce qu'est la mort, c'est bien parce que la mort elle-même englobe et nargue l'ensemble du vivant. Que se passe-t-il dans la tête des taxidermistes du musée d'histoire naturelle lorsqu'ils empaillent des animaux ? Comme les chasseurs, ils respectent la vie (ils refusent la demande d'un couple qui veut faire empailler leur blaireau vivant) et se frottent à la mort avec une certaine crainte. Et qu'est-ce qui anime encore les taxidermistes en herbe et les curieux dans un salon spécialisé ? Si la parole ne leur est pas donnée, c'est sans doute parce qu'Aistė Žegulytė cherche à laisser infuser toute l'ambiguïté et le mystère que peut revêtir la fascination (bien réelle) pour les animaux empaillés. En ce sens, Animus Animalis ne juge pas ses protagonistes et, par là, se détache de films comme Sous‑sols et Safari, où pointe toute la misanthropie et le nihilisme d'Ulrich Seidl. Chez Aistė Žegulytė, il n'y a pas de volonté à révéler la face cachée des apparences. Tel un spectre, la mort circule discrètement entre les différents lieux du film et donne autant l'impression de peser que d'être à l'affût. À travers les animaux empaillés, elle se laisserait même à se montrer à qui veut bien la voir.
Ne serait-ce pas plutôt les animaux qui nous regardent ? Et, par là, Aistė Žegulytė cherche-t-elle à nous faire réfléchir sur leur condition ? Ce n'est qu'une interprétation possible, loin d'être la plus convaincante. En refusant toute anthropomorphisation, l'animal est comme rendu à lui-même et c'est la mort, à travers leurs yeux, qui se rappelle à notre souvenir. L'animal est peut-être une sorte de totem vaudou : un simple médiateur entre la vie et la mort. C'est ce que laissent suggérer les deux séquences finales d'Animus Animalis. Toujours au musée d'histoire naturelle, un renard qu'on pense taxidermisé "reprend vie" subitement et se faufile dans les couloirs du musée où il rencontre tigres, lions et autres panthères. La seconde séquence montre un cervidé empaillé, auréolé des prix du salon de la taxidermie, exposé telle une offrande au milieu d'une chorégraphie de jeunes gymnastes. Il est peut-être moins question ici de défier la mort en réaffirmant la puissance de la vie que de voir en l'animal, mort ou vivant, un médiateur, un être par qui la mort revient (et non la vie, mais nous pourrions discuter ce point) à la manière de cette soudaine "résurrection" qui se présente comme une sorte d'épiphanie. Animus Animalis montre comment un ensemble de rites, coutumes et pratiques constitue autant d'activités pascaliennes qui détournent de l'idée même de la mort tout en la rappelant puisque celle-ci, en s'étant incarnée dans le récit, s'avère plus présente que jamais devant la caméra d'Aistė Žegulytė.