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Andrés Roca Rey dans l'arène dans Tardes de soledad de Albert Serra
Interview

Interview d'Albert Serra : « La porte d’entrée, c’est l’organicité »

Antoine Schiano di Lombo
À l’occasion du close-up qui lui était consacré à Bruxelles par Bozar, nous avons rencontré Albert Serra afin de l’interroger sur son parcours, son travail esthétique et ses (non-)sources d’inspiration.
Antoine Schiano di Lombo

À l’occasion du close-up qui lui était consacré à Bruxelles par Bozar, nous avons rencontré Albert Serra afin de l’interroger sur son parcours, son travail esthétique et ses (non-)sources d’inspiration. Cette discussion a ouvert de nombreuses pistes d’interprétation de son œuvre et sur la manière de comprendre les intentions artistiques qui l’appuient. Nous avons pris le parti de réorganiser les réponses pour les rendre davantage intelligibles à la lecture, tout en essayant de conserver un certain degré d’oralité. Cela implique parfois des répétitions et des contradictions propres à une pensée en train de se dire, à défaut de s’écrire. Nous espérons ainsi permettre au lecteur non seulement de lire Albert Serra, mais aussi, autant que possible, de l’entendre. Nous le remercions chaleureusement pour le temps qu’il nous a accordé.

 

Le close-up de Bozar vous interrogeait sur l’œuvre de Goya. C’est d’abord une référence à votre dernier film Tardes de Soledad, la corrida étant aussi largement représentée dans l’œuvre du peintre espagnol. Au-delà de ce seul film, qu’avez-vous tiré de cette confrontation à Goya par rapport à votre œuvre ?

Toutes les œuvres de Goya sont géniales, dans tous leurs aspects. Vous savez qu’il y a trois séries dans son œuvre, et la tauromachie en est une. Mais d’une certaine manière, les deux autres s’y rapportent, parce qu’il y a une vision de la société espagnole de l’époque. Et la tauromachie donne une image assez intéressante de l’ambivalence qui s’y joue. C’est très présent dans mon imaginaire personnel, d’autant que je m’intéresse beaucoup à l’histoire de l’Espagne, à la question de la violence ou encore à la représentation d’une certaine noblesse.

Au-delà même de Goya, cela rejoint l’intérêt qui traverse votre œuvre pour le XVIIIe siècle.

Oui, je me suis beaucoup intéressé au XVIIIe siècle. Et dans le cas de l’Espagne, c’est une période très intéressante. C’est la fin et le début de notre histoire. Et on retrouve Goya : au fond, dans son œuvre, il pose la question de l’ambiguïté. Goya réunit beaucoup de choses de l’Espagne, de l’art espagnol. Il y a à la fois ce réalisme et ce côté mystique, ce côté noir. Il a cette attirance, cette fascination pour les côtés irrationnels de l’Espagne. Le XVIIIe siècle est très défini dans l’histoire de l’art espagnol, ou dans la littérature. Goya, il arrive à un point de synthèse qui est évidemment le XIXe siècle et qui est un point de non-retour, parce qu’après ce sont les avant-gardes. Moi, avant mes trente ans, j’avais très peu voyagé. Je suis né à Barcelone, j’étais allé des centaines de fois à Madrid, beaucoup à Paris aussi. Ma famille n’était pas particulièrement riche et personne n’avait vraiment voyagé. Mais je n’étais jamais sorti de cette partie de l’Europe. Donc j’ai été très influencé par ce qui s’y joue, en particulier en Espagne.

Et c’est pour cela que vous avez voulu vous confronter directement à la corrida avec Tardes de Soledad ?

Bien sûr. La corrida, d’une certaine façon, c’est un retour à l’Espagne, à des sujets qui me sont chers et que j’aime bien. Enfin, que je vais quand même aborder. Parce qu’en réalité, je ne veux pas dire que j’aime bien : je ne sais pas ce que j’aime bien. Je n’aime qu’à travers les images. Je n’ai pas de personnalité. Toute ma personnalité artistique passe à travers les images. Et jusqu’au moment où les images sont faites et où je peux commencer à monter le film, je n’ai aucune idée de ce que je pense. Je suis tout le contraire d’une intelligence artificielle parce que je m’oblige à être innocent, à effacer les données, jusqu’à dissoudre mon propre ego, à m’effacer moi-même.

Vous expliquez parfois que vous ne regardez que des films qui ressemblent à ce que vous appréciez dans votre recherche esthétique. Vous citez souvent Wang Bing ou Lisandro Alonso. Quel rôle jouent ces films malgré tout dans vos réflexions sur le cinéma ?

Comme disait Dalí, tout m’influence et rien ne me change. Je suis curieux, mais en même temps, ça rentre dans un côté de ma tête puis ça ressort de l’autre. C’est vrai que j’aime vivre connecté parce que c’est une façon d’être vivant. Vivre isolé, c’est bien pour les moines. Cette idée m’a toujours accompagné, elle a toujours été avec moi. Pour autant, ce que je cherche, ce n’est jamais de l’influence artistique. Par exemple, mon admiration pour Goya vient de loin, d’abord parce que c’est un très grand peintre et c’est quelque chose que j’admire en soi le côté « grand artiste ». Mais à partir de là, je m’en fous complètement : quand je travaille, je ne pense à personne. Comme Buñuel, je n'ai aucune influence. En fait, je n’ai jamais été influencé, ni par Goya, ni par qui que ce soit lié au cinéma. Je n’ai rien appris d’une autre personne. Je n’ai ni fait d’école de cinéma, ni travaillé avec d’autres réalisateurs. Encore aujourd’hui, mes amitiés dans le cinéma, je les ai tissées très tard, c’est-à-dire seulement ces dernières années. Et parfois, oui, il y a des réalisateurs contemporains que j’aime bien. Je suis curieux de voir ce qu’ils font, mais pas plus. Et c’est pareil avec Goya.

Les acteurs dans la forêt dans Histoire de ma mort de Albert Serra
Histoire de ma mort (2013) - © Capricci

On sent que vous vous emparez de sujets historiques non pas pour les figer dans l’historicité, mais pour leur donner vie. Comment est-ce que vous cherchez à incarner les époques que vous explorez ?

Oui, c'est une question de donner vie, parce que, finalement, il ne faut pas oublier de vivre. Et vivre, pour moi, c’est important, parce que c’est la clé de l’organicité des films. Si tu réussis à atteindre cette organicité, après, tu peux faire croire n’importe quoi aux spectateurs. Ce qui est beau, c’est de faire accepter aux gens l’inacceptable, y compris sur ce qu’ils croient connaître. La porte d’entrée, c’est l’organicité. Faire des films d’une manière académique, beaucoup de gens peuvent le faire. Mais de la façon dont je le fais, il n’y a que moi qui peut le faire. Et le tournage joue un rôle important, parce que c’est là que naît le pouvoir fictionnel de mes films. Parce que la manière dont je travaille, elle est très difficile. C’est très documentaire en fait. On travaille avec les acteurs, avec trois caméras, mais on ne se parle pas. La méthodologie est documentaire, parce que ce qui compte, c’est le pouvoir fictionnel. Il faut créer la sensation de fiction, en lien avec ce qui se passe là, devant la caméra. Quand vous y prêtez attention, beaucoup de films sont interchangeables. Disons, un film de Paul Thomas Anderson peut être fait par n’importe quel réalisateur. Peut-être pas n’importe lequel, mais sept, huit ou quinze personnes dans le monde peuvent faire du Paul Thomas Anderson et on ne verrait pas la différence. Pour un de mes films, c’est impossible.

Le fait de travailler à partir de figures ou de sujets déjà très identifiés est-il pour vous une manière d’échapper aux attentes des spectateurs ?

Ce serait très facile de donner au public ce qu’il aime. Et c’est vrai que j’aime le côté iconoclaste. Mais en même temps, il faut faire attention avec les sujets historiques. Parce que si c’est trop iconoclaste, c’est ridicule, non ? Pourquoi choisir un sujet qu’on veut détruire ? C’est trop égocentrique. Quand est sorti Tardes de Soledad, les gens me demandaient souvent si j’étais pour ou contre la corrida. Et j’ai dit que j’étais pour, parce que je ne ferai jamais un film pour dire quelque chose contre. Si tu veux dire du mal de quelque chose, si tu veux critiquer quelque chose dans un documentaire, ça veut dire que ton propre avis est plus important que ce que vont dire les images. Non, ce qu’il faut, c’est capter des images, se dire qu’on va suivre ces personnes-là, qu’on va surveiller ce sujet, en étant tranquilles, en étant curieux. On sera là, et on ne saura pas ce qu’il se passe. On sera modestes. Pour moi, si tu as une idée, tu dois écrire un livre, tu ne dois pas utiliser une caméra.

Un livre, c’est ce qu’on ne peut pas montrer ?

On n’utilise pas d’images pour écrire des livres. On utilise notre cerveau et le langage. Alors, si quelqu’un a beaucoup d’idées sur un sujet, moi j’attends un livre, pas un film. Parce qu’un film, ça veut dire qu’il y a quelque chose qui est au-delà. Il y a un au-delà à soi-même et à ses propres idées qui est beaucoup plus important, et ce sont les images. Donc il faut au contraire chercher cette indifférence quant au sujet. C’est ce qui donne une perspective artistique et créative impossible à imiter. Ce rapport aux images construit un destin artistique singulier, parce que c’est quelque chose que personne ne peut imiter. L’indifférence, on ne peut pas la copier. Quand on est artiste, il faut la rechercher, et c’est un travail dont on ne peut pas se passer.

Vous partez du principe que le spectateur sait les choses importantes sur les sujets que vous traitez ?

Bien sûr, tout le monde sait qui est Don Quichotte ou Louis XIV par exemple. C’est évidemment essentiel. Mais je ne sais pas … je me fous du sujet. Bon, Don Quichotte dans Honor de Cavalleria, c’était beau parce que c’était le début de ma carrière et qu’il y avait l’idée de faire un film sur Don Quichotte de façon quichottesque. Mais Don Quichotte, ou Louis XIV ou Casanova, c’est complètement arbitraire !

Qu’est-ce qui détermine le choix des sujets de vos films, au-delà de cet arbitraire ?

Je n’ai pas de raison particulière. Comme je l’ai dit, les choix de mes sujets sont très arbitraires. Mais je dirais que c’est une question de confiance dans l’originalité de ce que j’ai envie de faire. Pour le prochain film, j’ai dû revoir un peu le scénario, parce qu’au début j’avais confiance dans le texte, et on avait l’accord d’acteurs d’Hollywood. Mais peu à peu, j’ai perdu confiance en l’idée de départ, et j’ai pensé que ce n’était pas si original. Cela a suffi à faire annuler le projet. Et quand j’ai trouvé une autre idée, on a pu reprendre. Mais c’était compliqué de relancer le processus avec les agents des acteurs américains. De toute manière, le casting, c’est toujours une étape très compliquée, parce que parfois tu penses qu’un acteur sera un bon choix, mais tu t’aperçois qu’il y a des choses qui ne vont pas, qu’ils ne sont pas disponibles.

Vous avez recouru à beaucoup d’acteurs amateurs, mais aussi à des figures plus célèbres de l’histoire du cinéma : qu’est-ce que vous recherchez au travers de ces choix de casting ?

Je ne m’intéresse pas toujours au passé des acteurs. Évidemment, je connaissais beaucoup de films de Jean-Pierre Léaud, mais beaucoup moins ceux de Benoît Magimel. Je n’ai jamais eu la curiosité de regarder pour savoir si j’avais fait le bon choix. Mais j’aime la personne, et c’est ce qui détermine le choix. Il faut qu’on se rencontre, que ce soit en vrai ou par zoom. Mais jamais un seul zoom. Il faut prendre le temps de ressentir quelque chose. J’attends vraiment ce moment, parce que le casting c’est le moment le plus difficile. Tu peux être un grand directeur d’acteur, mais au fond tout repose sur ce choix initial du casting. Et puis, j’essaye de créer une relation de confiance, qu’ils comprennent ce que je fais, ce que j’attends d’eux. Mais souvent, on se contente de discuter. Après tout, je travaille avec des êtres humains, non ? Au cinéma, la matière principale, c’est les êtres humains. C’est l’acte même de vivre qui est en jeu, ce sont les relations spontanées qui ne reposent pas sur l’architecture des personnages. Et je pense que c’est très utile parce que c’est cette vie qui remplit les films d’organicité. Sans ça, travailler professionnellement, pour moi, ça n’a pas de sens. C’est-à-dire que j’écris des scénarios, mais dans quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-quinze pourcents des cas, les acteurs ne l’ont jamais lu. Je ne suis pas très collaboratif au niveau du travail, je suis très individualiste. Et j’aime les personnes individualistes, donc je n’ai pas de problème avec les acteurs qui le sont. Finalement, je me dis que j’ai toujours été très chanceux parce que mes choix ont toujours été les bons. Je suis toujours tombé sur des acteurs capables de s’adapter, d’avoir cet aspect caméléonique que je leur demande, parce que ce que je fais est tellement sensible et perméable à tout, que j’ai besoin que les acteurs soient comme des serpents et qu’ils s’y adaptent.

Sancho couché dans un champ dans Honor de Cavalleria de Albert Serra
Sancho Pança dans Honor de Cavalleria (2006) - © Capricci

Comment ont évolué vos tournages depuis vos premiers films ?

Au début de ma carrière, je procédais de manière assez minimaliste. J’ai une amie qui a défini mon cinéma comme du minimalisme grandiose. J’aime bien cette formule. Une simplicité, une frontalité. Mais toujours avec un peu d’ambition. Maintenant, c’est plus baroque. C’est tellement rempli de petits éléments, de petites couches d’atmosphères différentes. Pour autant, et c’est le plus difficile, il faut essayer de ne jamais tomber dans l’incohérence, dans l’hétérogénéité excessive. Il faut quand même qu’il y ait une tendance à l’unité, parce que c’est essentiel pour croire. C’est ça la lutte caractéristique de l’organicité. J’essaye de faire attention à l’unité, et en même temps, je cherche toujours des morceaux, des couches plus risquées, parce que c’est le propre de la recherche de l’originalité. J’essaye de conserver ce qui a marché, tout en essayant de prendre des risques : « Tiens et si on mélangeait ça », « Ça ne marche pas », « Bon on va voir ». Et c’est comme ça qu’on peut aller un peu plus loin à chaque fois, pour être plus original que les autres. En tout cas, dans Tardes de Soledad, j’ai d’abord voulu synthétiser tout ce que j’ai appris, et surtout tout ce que la caméra a appris, c’est-à-dire tout ce qu’elle a capté, enregistré, toutes ces choses qui sont invisibles aux yeux humains. Ce n’était pas possible de voir par vos yeux ce que vous voyez dans Tardes de Soledad. C’est la première fois dans l’histoire qu’on voit la corrida représentée de telle manière. Mais d’une certaine façon, il n’y aurait aucun mérite à simplement apprendre quelque chose que le spectateur ne connaissait pas. L’idée, c’est quand même de faire avec le cinéma, avec un peu d’ambition artistique, et de créer une œuvre en soi. C’est mon objectif.

En général, vous avez une quantité assez impressionnante de rushs à la fin des tournages. Comment, face à tout ça, travaillez-vous à constituer l’unité du film ?

Pour le prochain film, on a 400 heures ! Je suis heureux d’être ici à Bruxelles, parce que depuis le 1er octobre, je suis enfermé dans un village en Espagne pour faire le montage. Le début, c’est la phase la plus difficile, parce qu’il faut regarder tous les rushs. C’est quelque chose de très scientifique : il faut tout vérifier. C’est assez pénible. J’espère finir avant Noël. Les étapes suivantes sont quand-même un peu plus agréables, parce que c’est plus un exercice d’intuition. D’abord je note tout, tout, tout. Et après, c’est de l’intellectuel, et on le fait à plusieurs. Les gens qui sont avec moi, ils le sont évidemment depuis longtemps et je les ai formés, ils comprennent ce qu’on est en train de faire, mon style. C’est assez amusant de partager cet exercice intellectuel, de transformer ce matériau. C’est-à-dire de révéler. Parce qu’en regardant et en notant ce qu’il y a, on révèle ce qui se trouve dans les rushs. Et alors, à partir de là commence l'exercice intellectuel. Je partage avec les autres monteurs, sinon le travail ne finirait jamais. J'avais fait Histoire de ma mort tout seul et le montage m’avait pris un an et demi. Ce n’est pas possible. Pour les films suivants, on n’y passait que six ou sept mois. Mais on est vraiment concentrés sur toute la période, à trois ou quatre. Pour le prochain film, il y a aussi une personne russe, parce qu’on a besoin de quelqu’un qui parle la langue pour comprendre les dialogues. Moi, je ne comprends pas le russe. En tout cas, il y a beaucoup de travail. En fait, le montage, c’est une combinaison de science et de créativité. La science, c’est qu’il faut trouver le meilleur film possible, et il n’y en a qu’un. C’est une obsession pour moi cette vérification scientifique. Et en même temps, pour trouver cette solution, il faut inventer. Il faut faire des essais, sentir, oublier. Il n’y a pas de règles. Mais le créatif sans le scientifique ne peut pas fonctionner. Le créatif sans le scientifique, ça donne n’importe quoi. Le scientifique sans le créatif, ça donne des films académiques.

Ce qui marque l’expérience que l’on peut avoir de vos films, c’est également un travail très minutieux du son. Est-ce que c’est quelque chose que vous concevez au fur et à mesure que vous montez les images, ou une fois ce travail achevé ?

Le travail du son, il ne commence qu’une fois le montage des images terminé. Parce que sinon, ce serait trop de travail, ce serait impossible. Ce serait intéressant cela dit, d’un point de vue méthodologique. Mais ce serait trop complexe. L’enjeu du travail du son, c’est de créer un ensemble entre les sons, la musique et les dialogues. Parce que les dialogues font partie d’un son musical, d’une espèce de contenu poétique qui nous donne des sensations, mais d’une façon qu’on n’attendait pas forcément. Et cette puissance des dialogues, elle vient de ce côté musical qui recrée des images. Et il faut orchestrer l’ensemble d’une manière très précise. J’aime beaucoup la musique classique, et surtout les grands chefs d’orchestre. L’œuvre, une symphonie de Beethoven ou de Wagner c’est d’abord une partition. Et il y a beaucoup de façons de l’interpréter. Et avec une même partition, le mouvement durera vingt minutes avec un chef d’orchestre, et quarante-cinq avec un autre. C’est la même partition, c’est la même œuvre. Mais la dynamique de l’interprétation n’est pas la même. Ils produisent tous les mêmes notes pourtant, mais avec une conception interprétative différente. Tu ne touches pas aux éléments eux-mêmes, mais tu les lis différemment. C’est pareil avec le cinéma : les rushs sont déjà tournés, le tournage est fini, la partition est déjà là. Maintenant, il faut l’interpréter. La musique m’y fait beaucoup réfléchir, parce que quand je prends Cosi fan tutte de Mozart, ou un Requiem de Brahms, enfin des œuvres que je connais un peu par cœur, j’aime me plonger d’une façon approfondie sur les interprétations de chaque chef d’orchestre. J’ai toujours envie de comprendre pourquoi il fait ça comme ça, et pourquoi l’autre a fait différemment.

Et qu’est-ce que vous recherchez dans le travail du son ?

Mais le son en plus, les bruitages ou les effets, je ne les ajoute que quand je ne suis pas satisfait de ce qu’il y a dans les images. Je pense que ça fait partie des raffinements du montage. Quand les images marchent bien, il n’y a rien à toucher. Mais si ça marche un peu moins bien, il faut inventer quelque chose en plus. Et comme les outils du montage sont de plus en plus sophistiqués, il est possible d’avoir plein de possibilités. On arrive vraiment à un degré de créativité et de précision très poussé.

Pour finir : vous avez dit que vous pensiez votre filmographie selon une forme de progression entre chaque film. Qu’est-ce qui vous donne confiance dans le fait que vous pouvez encore faire mieux ?

Je ne sais pas. La confiance c’est difficile. C’est de l’hésitation, de l’attention, de la pression. La pression, je me l’applique continûment. Par exemple, pour le nouveau film, je m’étais dit que ça aurait pu être une comédie. Je n’ai jamais fait de comédie, donc je m’étais dit que c’était une manière de faire quelque chose d’un peu risqué. Même si, c’est vrai, dans la manière de produire des films aujourd’hui, le risque disparaît petit à petit. Mais bon, je dis quand même qu’on va risquer quelque chose. Parce qu’au final, c’est aussi le risque qui crée une tension. Et pour les acteurs aussi c’est intéressant parce qu’ils savent qu’on essaye des choses, et qu’on ne sait pas si ça va aller. Finalement, je pourrais dire qu’il faut partir des trois principes de Staline : d’abord l’audace, puis la prudence, et enfin l’implacabilité. Il faut allier l’invention, tout en étant un peu conservateur pour ne pas aller trop loin, mais en trouvant la confiance d’aller jusqu’au bout !
 


Entretien réalisé à Bozar Bruxelles le 6 décembre 2025. Nous tenons à remercier chaleureusement Juliette Duret, Allison Lemaire et David Slotema.

 
 

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