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Antonia (Clara-Maria Laredo) avec son outil de distanciation dans "À son image"
BRIFF

« À son image » de Thierry de Peretti : Une vie distante

Thibaut Grégoire
Sept ans après Une vie violente, Thierry de Peretti revient en Corse pour aborder les guerres fratricides du nationalisme dans À son image, mais le fait à partir du regard distancié de son personnage principal, la jeune photographe Antonia, elle-même observée et racontée par une tierce personne. Cette double — voire triple — distanciation éclaire et théorise le point de vue et la position du cinéaste, entrant en résonance avec sa manière de filmer et sa direction d'acteurs.
Thibaut Grégoire

« À son image », un film de Thierry de Peretti (2024)

En 2017, Thierry de Peretti réalisait Une vie violente, lequel mettait en scène le personnage de Stéphane, que la vague implication dans la lutte armée du nationalisme corse plaçait petit à petit, presque à son corps défendant, dans une position inconfortable, subissant les retombées de cette vie violente qu’il n’avait au fond mené qu’en dilettante, dans l’ombre d’amis plus engagés. Sept ans plus tard, le cinéaste revient dans À son image à ce sujet qui l’a probablement marqué personnellement en tant que Corse, et précise son point de vue en théorisant le regard qu’il peut avoir sur cette question, par l’intermédiaire de son personnage principal, la jeune photographe Antonia, ainsi que par une double voire une triple distanciation.

On sait dès le début de À son image qu’Antonia est morte — disparue dans un accident de voiture —, et que son travail de photographe, juste avant son décès, se résumait à prendre des photos de jeunes mariés sur une plage ensoleillée. À partir de son décès, une voix-off masculine raconte son histoire en flashback, en commençant par expliquer comment elle en est arrivée à faire de la photographie, un peu par hasard, en dilettante. Il apparaît ainsi très vite que ce personnage est extrêmement détaché, dans tous les sens du terme : détaché de ses affects, de sa famille, et également détachée, distanciée, de ce dont elle est témoin, de ce qu’elle prend en photo. L’objectif de son appareil est à la fois un outil qui lui permet de témoigner du réel, mais aussi une paroi qui la tient à distance de cette réalité qui est pourtant la sienne.

La distance qui caractérise ce personnage et la manière dont le film la tient d’une certaine manière à l’écart de l’action véritable, celle de l’engagement des jeunes militants séparatistes corses et des guerres fratricides entre clans opposés, se traduisent également par un manque d’incarnation, qui n’est probablement pas à imputer à l’actrice Clara-Maria Laredo qui l’interprète, mais bien à des choix narratifs et, surtout, de mise en scène. La manière de filmer de Thierry de Peretti dans À son image est peu ou prou la même depuis quelques films, privilégiant les plans larges et longs, la caméra souvent située à distance de ce qu’elle filme, et permettant aux acteurs évoluant dans le cadre de bénéficier d’un espace spatio-temporel assez libre, ainsi mis à distance d’un cinéaste démiurge qui leur imposerait un rythme et des limites.

Mais ce dispositif implique également que l’on ne « saisit » pas vraiment ce personnage et les autres. On n'arrive pas à les cerner puisque ni la caméra ni le scénario ne les approchent véritablement. En ce qui concerne Antonia, on peut encore se raccrocher à certaines branches, notamment celle de la mise en abyme, d’une lecture méta, qui lui attribuerait donc presque trop facilement l’emploi de double du cinéaste, étant ce personnage qui s’aliène lui-même de la réalité, derrière son objectif, pour mieux la capter et la restituer pour un spectateur futur. Comme Thierry de Peretti, Antonia prend effectivement de la distance et du recul par rapport à son sujet (la lutte des groupes armés en Corse) alors qu’elle et lui viennent de l’intérieur et ont vécu depuis le début ce qu’ils décrivent ou dévoilent. Pourtant, la structure du film, et en particulier sa voix-off, complexifie cette lecture puisque ce n’est pas Antonia qui raconte son histoire, mais une tierce personne, après la mort d’Antonia. Il s’agit du personnage au début très secondaire de Simon, qui devient ensuite le second amant d’Antonia, et qui est lui aussi assez extérieur à l’action brûlante des groupes armés.

Une partie du casting de "À son image"
© Pyramide Distribution

Ainsi, il y a comme un triple décalage dans À son image par rapport au centre névralgique, au « réel » recréé des clans et des actions : Antonia les observe et les photographie, Simon observe et raconte la vie d’Antonia, Thierry de Peretti se souvient de ces événements historiques par la double médiation de ses personnages, d’abord d’Antonia puis Simon. Si on était dans une dramaturgie classique, le personnage central serait normalement Pascal, le premier amant d’Antonia, militant engagé et « héros » de la cause nationaliste, mais il est filmé de loin lui aussi. Ou comme une icône irréelle, gravure de mode, comme dans cette scène lors de laquelle il pose sous l’objectif de sa compagne, alors qu’il est en train de téléphoner. Il s'agit potentiellement d'un coup de fil durant lequel se disent des choses importantes pour l’action, mais ce qu’il reste de cette scène, c’est une sorte de pub de mode dans laquelle un beau gosse en jean torse nu se dandine sur une musique punk — Salut à toi des Béruriers noirs.

À son image crée une distance de cette manière et d’autres. Lors de la présentation du film au BRIFF (Festival International du Film de Bruxelles), l’actrice principale, Clara-Maria Laredo, a précisé que le film était le fruit d’un travail de plusieurs années pour le réalisateur mais également pour les acteurs, lesquels auraient participé au développement du scénario et aux dialogues. Si cette donnée est exacte, le résultat n’en est que plus troublant, tant il semble parfois frôler l’improvisation, l’à-peu-près, dans certaines scènes composées de longs dialogues, notamment celles entre Antonia et ses parents (1). Il y a donc une distance qui se crée entre le spectateur et le film par ces décalages : des scènes semblant superficielles, formalistes, et qui peuvent « sortir » le spectateur du film, ou bien ces scènes au jeu fragile, qui marquent une distance entre l’acteur et le personnage, le spectateur regardant des acteurs jouer laborieusement des personnages très vaguement définis, y compris par le cadre qui les tient à distance.

Paradoxalement, ces observations, qui ramènent finalement toutes à ce concept de distance, pourraient donner l’impression qu'À son image est un film distant, mal dosé et ne trouvant pas son équilibre. Pourtant, tous ces effets de distance, certains parfaitement volontaires, d’autres peut-être moins, participent à fortifier la démarche et l’impact du film. Ainsi, on en vient même à pouvoir préférer À son image à Une vie violente, lequel suivait déjà un personnage principal impliqué lointainement dans la cause, sans pour autant théoriser cette idée de distance par son scénario et sa mise en images. La double — ou triple — distanciation opérée par À son image met la question esthétique au centre et clarifie le point de vue de Thierry de Peretti sur ce qu’il filme, sur ce qu’il reconstitue, éclairant ainsi dans son ensemble son œuvre à part entière.

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