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Ben Affleck et Rachel McAdams dans À la merveille
Rayon vert

« À la merveille » de Terrence Malick : Carte de Tendre

Jérémy Quicke
Le langage Malickien tel qu’il a pris forme dans À la merveille pourrait exprimer un pari radical : tenter de donner corps à ce mouvement insaisissable et indicible de l’amour qui dépasse les êtres et peut les unir puis les séparer sans raison. Pour tenter d’y résister, les personnages cherchent à inscrire leur être dans le paysage, les mouvements de leur cœur dans ceux de la nature.
Jérémy Quicke

« À la merveille », un film de Terrence Malick (2013)

La toute première image de À la merveille (To the Wonder, 2013) voit le paysage défiler par la fenêtre d'un train roulant à grande vitesse, une image un peu floue que l'on devine filmée par une caméra amateure, en point de vue subjectif. 2 ou 3 secondes passent, et autre chose apparait subrepticement : sur la fenêtre, le reflet de deux personnages. C'est une grande question qui traverse toute la filmographie de Terrence Malick : comment inscrire l'humain dans le paysage, connecter l'homme et la nature ? Avec ce premier plan, son sixième film annonce la singularité de son approche par rapport à ce questionnement : plus prosaïque (pas de cosmogonie comme dans Tree Of Life, sorti l'année précédente) et surtout replié sur l'échelle de l'intime, du sentiment amoureux et ses variations. Les personnages de À la merveille semblent alors chercher des correspondances entre leur vie intérieure et le monde extérieur, entre leurs vibrations intimes et le paysage qui les entoure. Dans cette quête pour inscrire les mouvements du coeur dans ceux de la nature, le film nous semble marqué par une rupture discrète mais profonde, aussi bien narrative que formelle, et même géographique : quelque chose d'invisible est arrivé entre la première partie française et la suite aux Etats-Unis.

Les dix premières minutes de À la merveille racontent le sentiment amoureux que Marina (Olga Kurylenko) éprouve pour Neil (Ben Affleck), entre Paris et le Mont Saint-Michel. Cette relation fusionnelle s'incarne dans une série de très beaux plans et un sentiment de symbiose entre les personnages et le monde extérieur, marquée par un leitmotiv visuel : l'inscription de leurs silhouettes dans le monde extérieur, qu'il s'agisse de paysages naturels ou de créations humaines. Au plan initial déjà évoqué, répondent par exemple un autre reflet de Marina sur une fenêtre dans laquelle se trouve une statue du Bouddha, les amants qui scellent leur amour dans un cadenas sur le Pont des Art, ou encore l'ombre de la jeune femme qui se dessine sur la tapisserie médiévale de la "Dame à la licorne". Ces images trouvent leur aboutissement avec le Mont Saint-Michel, qui apparait de manière quasiment surnaturelle par le jeu du montage : les deux personnages sont filmés de dos, en voiture, dans ce qui semble être une rue parisienne. Au moment où leurs regards se croisent, le raccord se fait avec le plan suivant qui les montre sur la route vers le lieu sacré, comme s'il était créé par eux. Ils marchent ensuite à la fois dans le mont et autour de lui, avec un autre plan matriciel d'une plage où l'eau se déverse lentement sur le sable. Les images malickiennes et leurs leitmotivs (l'eau, les reflets) font ainsi ressentir la symbiose symbolique entre l'endroit et les sentiments que les amants éprouvent l'un pour l'autre. L'intense sentiment amoureux de Marina semble se porter autant sur Neil que sur les paysages qu'elle regarde, comme si ceux-ci lui dessinaient une Carte de Tendre.

Cette séquence du Mont Saint-Michel, pourtant, restera comme l'apogée de cette idylle, comme condamnée à périr après elle. C'est un choix narratif assez singulier puisqu'il intervient après seulement dix minutes de film. Tout le reste parait être alors un long affadissement de cet amour, un passé qui continue de hanter Marina, un souvenir qu'elle cherche à retrouver en vain. La rupture est cependant invisible. Lorsque les personnages décident de déménager aux Etats-Unis, le montage ranime une image de sable et d'eau près du Mont Saint-Michel pour couper, avec une envolée marquée musicalement, sur les plaines immenses de l'Oklahoma, avant que la silhouette de Marina n'apparaisse dans l'image, courant dans ce nouveau paysage. Neil vient ensuite, elle se jette dans ses bras, dans une réminiscence du City Girl de Murnau. Son désir de s'inscrire dans ce nouvel espace est sincère, et les images semblent y croire avec elle. Pourtant, très vite, quelque chose ne fonctionne pas. Terrence Malick fait le pari de se délester de (presque) toute caractérisation psychologique et ne nous montre pas la scène de rupture entre le couple. Ainsi, il ne donne pas une cause spécifique à leur séparation. Peut-être est-ce une volonté de laisser le spectateur libre d'interpréter la ou les raisons de ce changement. Ou peut-être s'agit-il d'un choix plus radical : tenter de représenter ce qui serait un mouvement indicible de l'amour qui s'en vient et s'en va sans qu'il y ait forcément une explication rationnelle.

Ben Affleck et Rachel McAdams dans un champ de blé dans À la merveille
© Metropolitan FilmExport

C'est ici que le langage Malickien tel qu'il a pris forme dans À la merveille et qui a tant divisé la critique pourrait trouver un sens : donner corps à cet indicible, faire ressentir au spectateur, à travers les vibrations du monde intérieur de Marina, ce mouvement insaisissable du sentiment amoureux qui dépasse les êtres et peut les unir, les désunir puis les réunir et ainsi de suite. L'errance et la solitude deviennent alors des motifs primordiaux dans le film : solitude affective, familiale (Marina qui voit sa fille repartir chez son père) voire spirituelle avec le père Quintana (Javier Bardem) qui interroge le silence de Dieu. Cette thématique de l'errance solitaire trouve également une résonance dans le travail de Malick sur le son via la variation des langues utilisées et l'utilisation de la voix-off. Les personnages de À la merveille parlent chacun leur propre langue : anglais, français, espagnol, italien. Il y a assez peu de dialogues, la plupart des voix entendues sont les voix intérieures des différents protagonistes. Ces alternances renforcent le sentiment de solitude, comme s'ils vivaient chacun dans un monde différent, incapables de communiquer, comme s'ils avaient un désir profond d'exprimer leurs sentiments mais que ceux qui les entourent étaient incapables de les entendre.

De même, la symbiose avec la terre et l’eau ne s'opère plus totalement. La rivière est bloquée par des rochers et se révèle polluée, le ciel semble limité par les lignes télégraphiques et les fenêtres comme les barricades de la maison semblent bloquer l'accès au paysage pour Marina. La mer de la Seine ou de la baie normande devient l’eau domestiquée d’un tuyau d’arrosage ou d’une piscine. Et si c’était pour conjurer l’ombre de cette solitude planant au-dessus d’eux que ces personnages s’obstinent à inscrire leur être dans le paysage ? Espèrent-ils arrêter ce tourbillon de l’amour en posant leur reflet sur lui, en cadenassant leur sentiment sur un pont ou en le gravant symboliquement sur les pierres du Mont Saint-Michel ? La quête Malickienne de connexion avec la nature cacherait alors, bien plus que dans ses œuvres précédentes, un nuage de mélancolie.

Au terme de cette longue traversée des errances du sentiment amoureux et de la solitude humaine d'À la merveille, reste quelques dernières images pour faire ressentir malgré tout un sentiment de sérénité et d'apaisement. Marina cesse de courir dans un paysage trop grand pour elle, elle marche tranquillement sur un chemin de terre, elle est au centre de l'image. Quelques rayons de soleil couchant viennent lui caresser le visage. Comme si, cette fois, le paysage se reflétait sur elle. Comme un espoir de renaissance et de connexion retrouvée. Revient ensuite, dans le dernier plan, le Mont Saint-Michel filmé en plan large et fixe, au bord de la mer. Le lieu où s'était cristallisé l'amour que Marina tenta en vain de retenir. Ce retour du lieu emblématique résiste à bien des interprétations. Faudrait-il faire le deuil de cette quête de l'absolu ? En terminant À la merveille par cette image, il semble que non. Peut-être que le désir de monter les marches vers la Merveille, de retrouver les liens avec l'amour, la nature ou la spiritualité peut dépasser la souffrance des séparations et mises à distance. Nous ne pouvons pas retrouver totalement le paradis perdu, mais il reste possible de le toucher quelques instants. Le temps d’un souvenir, le temps d’un film.

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