
« A House of Dynamite » de Kathryn Bigelow : Du racialisme au cinéma
La réception critique du dernier film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite, a été plutôt laudative. Il faut repartir de ce quasi-unanimisme pour montrer que tout ce qui est à mettre au crédit du film pourrait tout aussi bien être à charge. D'une part, le film n'est pas autant synchrone de son époque. Aussi abouti et théorique soit-il, A House of Dynamite est en retard thématiquement mais aussi conceptuellement. Au mieux, sa bombe ferait l'effet d'un pétard mouillé. D'autre part, le film entretient une rhétorique de l'urgence problématique, qui le rend aussitôt suspect : sa bombe ne serait pas nécessairement celle que l'on croit. Par tout un travail de dissimulation scénaristique et formel, se révélerait l'autre bombe du film, à l'origine de la véritable catastrophe pour la cinéaste : la venue au pouvoir d'un président noir aux États-Unis. Par tout un jeu de racialisation camouflé par les autres enjeux du film, Kathryn Bigelow aurait alors sans doute signé le film que l'Amérique raciste de Donald Trump espérait tant.
« A House of Dynamite », un film de Kathryn Bigelow (2025)
A House of Dynamite, de Kathryn Bigelow, sorte d'anti-Don't Look Up d'Adam McKay, autre produit Netflix de 2021, est la version drama de la satire Mckayenne, sa météorite à lui, un Docteur Folamour 2.0. Il faut parvenir à se figurer l’effet mashup du film : la méchanceté de Mars Attacks ! sans les extraterrestres, la forme technophage du dernier Mission Impossible, la vitesse d’un Tex Avery, le délire de politique fiction de 1941 de Spielberg, les remugles d’un Welles affolant les foules avec la Guerre des mondes, l’écho surbrillant d'un Point Limite Lumetien qui tournerait fou dans son principe – le tout en parfaite pagaille déplacée à la Maison Blanche. Les détenteurs de la raison, depuis la Situation room, salle de crise depuis laquelle eut lieu la traque de Ben Laden – une photographie de l'événement fera signe –, des petites mains décisionnaires jusqu'au grand chef himself – le président –, y sont des Don Quichotte combattant les moulins d'une déraison trop forte pour eux : un missile nucléaire dont ils ignorent la provenance a été lancé contre le territoire des États-Unis, provoquant la stupeur généralisée.
Contre toute attente, comme le fait remarquer une partie de la critique, notamment lors d'une émission consacrée au film par les animateurs de Prisme cinéma(1), A House of Dynamite ne reposerait pas sur une logique de suspense mais un triple désamorçage de celui-ci. Construit en trois temps, sur un effet de répétition de la même scène, mais selon des protagonistes différents, A House of Dynamite n'est pas une resucée du film de guerre froide. Nul n'y voit de méchants russes, mais des individus qui parlent et passent des coups de téléphone en lien avec la catastrophe à venir. Kathryn Bigelow ne filme pas autre chose : l'éclatement réticulaire des télécommunications. Trois segments pour dire le défaut de sens et la tentative d'y remettre de l'ordre, comme le personnage de Jessica Chastain dans Zero Dark Thirty essayait de remettre de l'ordre et du sens dans un monde sens dessus-dessous après le 11 Septembre 2001. Et si le film ne montrera jamais la bombe, sauf de manière figurée depuis un écran de contrôle pour suivre sa trajectoire, c'est que la bombe consiste en cet éclatement précisément. La bombe, donc, ne tombera pas. Elle est déjà tombée : un éclatement par les télécommunications, la diffraction se traduit par le montage, la rencontre entre l'Amérique et l'ogive. D'un point de vue humain, Kathryn Bigelow insiste : il faut répéter, que se répète le film, car la machine va trop vite. Rejouer la scène trois fois, pour s'efforcer encore de faire prendre conscience de ce qui se produit de façon sidérante.
A House of Dynamite montre alors toute une série d'intersections entre les différents personnages, ajoute le critique, les différents appels téléphoniques, les différents pays (qui [a] fait quoi ?), qui produit une sorte de grille infinie dont nul ne parvient à retrouver le point de départ. Tout le film repose ainsi sur deux personnes qui se croisent, deux informations qui se chevauchent, jusqu'à produire l'éclatement, un effet de cut pour un effet de frottement. Derrière chaque écran se révèle alors un monde tout entier, lui-même constitué de divers écrans qui font du film un puits sans fond, le film suivant la forme d'une déflagration. La détection initiale d'un point de départ se répand dès lors comme une traînée de poudre à travers un maillage infini d'écrans, de téléphones, etc. La surcommunication ne rend plus lisible le réel. Se produit un effet larsen, un parasitage entravant toute forme de prise de décision. Tous les process mis en place en cas d'attaque nucléaire incapacitent le processus de décision. Ce différentiel de décision défait l'idéal d'une Amérique hawksienne, réalisant son rêve par le travail de chacun. Dans A House of Dynamite, par leur travail, les hommes retournent la peau du gant, dépouilleraient l'Amérique de son rêve.
Cette structure en trois parties n'a pas également pour objet de produire un effet Rashômon. A House of Dynamite n'est pas davantage un film sur le point de vue, selon une partie de la critique(2). Chaque aller-retour ne fait pas progresser un récit qui, au contraire, lambine. Plutôt, le récit se recharge pour produire un pur effet de mise en scène, comme Démineurs ou Zero Dark Thirty étaient construit sur une mécanique de la maîtrise du temps.
Ainsi, la réception critique du film a plutôt été tendanciellement laudative. Depuis Hacker, de Michael Mann, aucun autre film n'aurait été à ce point connecté à cette époque du flux comme du tout communicationnel.
Certes, sur le plan de la mise en scène, depuis Démineurs, l'utilisation de la caméra-épaule par Kathryn Bigelow, avec un jeu de zoom et dézoom, de micro-ajustement de cadre pendant le plan pour donner une impression documentaire, délivre la sensation que derrière chaque écran, entre chaque flux, se loge un endroit de vérité qui, cependant, n'existe que solitairement : les éléments du film ne se connectent jamais entre eux. L'hyperconnectivité produit de la disjonction. Ce décalage incompressible, ce manque de liant, se réfracte sur les personnages, sans cesse en retard sur la situation qu'il s'agit d'analyser. Kathryn Bigelow nous fait les témoins de leur incapacité à rattraper une erreur initiale, soit d'avoir manqué le déclenchement automatique du protocole, soit de n'avoir pas prévu de plan B en cas d'envoi d'une contre-bombe échouant au petit jeu du touché-coulé. Le film, par sa construction, insiste sans cesse sur le décalage entre le protocole machinique et le temps pris par le référent humain à agir, comprendre la situation, prendre une décision.
De ce point de vue, toutefois, Kathryn Bigelow se situe elle-même du côté de la machine. Son mouvement de contraction du récit, diastole-systole, ne le fait pas respirer, il l'étouffe. Le film semble parfois entravé par les réflexes qu’il cherche pourtant à dénoncer : la vitesse, par ces effets de zoom et dézoom, en voulant coller au plus près produit un effet de décollement. Film journalistique comme les précédents pour recomposer l'ici et maintenant d'un lieu, d'un événement, qui oppose la forme froide du protocole à la forme chaude de l'événement, A House of Dynamite mécanise à outrance, par l'effet de son scénario, la mise en scène. Autrement dit, la forme du film contredit le fond. Le tremblé de la caméra à l'épaule, à vocation documentaire, trahit finalement la portée du film : tout n'est que maîtrise formelle et scénaristique quand il s'agissait de rendre l'immaîtrisable tangible.
Certes, encore, s'il s'agissait de se faire l'avocat du film, A House of Dynamite semble métaphoriquement rapporter notre rapport individuel à la technologie, aux autres, pris que nous sommes dans ce réseau. Quotidiennement, nous expérimentons sans doute le monde de cette manière, par l'entremise de toutes ces interfaces info-communicationnels. Chacun peut se connecter, téléphoner, tout en se sentant impuissant face à la chose en train d'advenir, l'impression de voir inéluctablement cette ogive déjà partie, sans savoir, autant que dans le film, d'où ni quand ? A House of Dynamite nous plongerait ainsi dans une crise permanente, pour nous dire que l'époque, par sa mondialisation, sa globalisation, sa numérisation, ne permettrait plus à un individu, fut-il le président, d'avoir la moindre prise sur la catastrophe du pire-à-venir, selon le mot de Jacques Derrida.
Mais si le film paraît pour certains le mieux connecté à son époque, il est déconnecté d'une histoire déjà écrite bien avant lui. Au fond, A House of Dynamite ne dépasse jamais le simple stade illustratif au plan thématique. Il n'est rien d'autre qu'une resucée, version cinématographique remâchée sans jamais renâcler de thèses sociologico-philosophiques, la forme appliquée de la « dromologie » dont parle Paul Virilio : la vitesse comme essence du pouvoir moderne. Kathryn Bigelow ne fait preuve d'aucune originalité sur ce plan. Elle reprend l'axiome virilien, affirmant que « L’histoire des sociétés, c’est l’histoire de leur vitesse », que la réalisatrice hypostasie. Car la vitesse ne serait pas qu'un simple phénomène technique. Elle serait une forme de pouvoir. Si dans l’Antiquité, le pouvoir appartenait à ceux qui détenaient le territoire, à l’époque moderne, il reviendrait à ceux qui maîtrisent la vitesse de déplacement, de communication et de destruction. La vitesse deviendrait le véritable moteur de l’histoire, plus déterminant que les classes sociales ou la production économique, rien d'autre que ce que rapporte, bien tardivement, le film de Kathryn Bigelow. Aussi théorique soit-il, A House of Dynamite est donc en retard thématiquement.
Dans Vitesse et politique, Paul Virilio soutient ainsi que la politique moderne est devenue une forme de guerre d’allure. La guerre moderne (des chars aux missiles) viserait avant tout la supériorité de la vitesse. Les grandes inventions techniques – du chemin de fer à Internet – seraient d’abord des technologies militaires, visant à maîtriser le temps et l’espace. La « dromocratie » en serait la forme politico-juridique, un régime où celui qui est le plus rapide domine. Les États-Unis forment sans doute aujourd'hui, notamment sous la présidence de Donald trump, cet empire de la vitesse (armes, information, transport). Ce que met en scène A House of Dynamite n'est rien d'autre alors que la conclusion de Paul Virilio : l’accélération technique produirait sa propre catastrophe, car « chaque invention de vitesse invente son accident spécifique. » Tout progrès technique contiendrait son désastre : l’invention du train, l’accident ferroviaire ; l’automobile, l’accident de la route ; l’avion, le crash aérien ; l’informatique dont il est question dans A House of Dynamite, la catastrophe informationnelle, une cyberattaque produisant une perte de réalité (d'où est partie la bombe, par qui ? pourquoi ? comment faire ?).
Cette accélération engendrerait ce que met en scène Kathryn Bigelow : une nouvelle forme de vulnérabilité globale, soit la destruction d'une ville, ou bien de la planète, au choix d'un président désubstantialisé, un étui vide. Ce serait « l’accident intégral » de Paul Virilio, une catastrophe systémique et planétaire propre à la vitesse contemporaine.
Conséquent avec ces prémisses viriliennes, A House of Dynamite en copie-colle les problématiques de l’instantanéité comme celle de la perte de la réalité. Avec les technologies de l’information (télévision, Internet, numérique), se mettrait en place un monde instantané, où l’espace et le temps seraient abolis, comme le temps est compressé dans le film par l'effet de répétition de son schème. Tout deviendrait simultané, présent partout, tout le temps. Cela produirait une désorientation propre aux personnages du film, dont parle Paul Virilio : la perte de la distance, du délai, du corps. Paul Virilio parle ainsi d’un « monde en temps réel », où la vitesse de la transmission remplacerait la profondeur de l’expérience. Le temps réel, c’est alors la fin du réel. Et ainsi ne voit-on ni la bombe, ni l'explosion se produire dans le film. Avec la vitesse de la lumière (Internet, satellites, data), l’ère de la « vitesse absolue » serait advenue : plus rien ne mettrait de distance entre l’événement et sa diffusion, à l'instar de ce qui se produit dans le film. Une compression totale du temps serait provoquée, accompagnée d'une forme d’ubiquité traumatisante, à laquelle répond en écho la construction en trois parties du film, sous forme de reprise d'une omniprésence omniabsente des protagonistes.
La modernité se transformerait donc en « tyrannie de la vitesse », l’accélération étant le trait fondamental de la modernité, notamment induite par l'accélération technique. C'est toute la logique de cette modernité dont parle Paul Virilio qui est filmée dans ses impasses par Kathryn Bigelow, rien moins, pas plus, soit la promesse de la modernité, corollaire de l’idée de progrès et de nouveauté perpétuelle qui pousse à avancer toujours plus vite, son idéologie du changement et de la flexibilité valorisant la rapidité et l’adaptabilité. Or, voici ce que met en scène A House of Dynamite, qui répète mimétiquement, autant, les thèses de Helmut Rosa dans son ouvrage, Accélération : ces forces créeraient un cercle auto-entretenu : l’accélération technique permettrait plus d’activités, ce qui augmenterait la pression temporelle et appellerait encore plus d’accélération qui, dans son mouvement entropique et spiralaire conduirait à la catastrophe de A House of Dynamite. Il y aurait un paradoxe du temps gagné : les technologies censées libérer du temps (voitures, ordinateurs, smartphones…) mèneraient plutôt à une densification des activités qui conduirait à une aliénation temporelle : nous ne contrôlerions plus le temps, il nous contrôlerait. Dans le film, se produit ainsi une désynchronisation et une aliénation entre différentes sphères, notamment entre institutions (politique et vie personnelle). Cette désynchronisation créerait selon Helmut Rosa une crise de la résonance : les individus se sentiraient déconnectés du monde, des autres et d’eux-mêmes. Rien d'autre, au fond, que ce qu'en disait déjà Heidegger dans sa critique de la technique : les moyens technologiques par lesquels les individus étaient censés se libérer de toute forme d'aliénation auraient fini par les asservir, au risque de la catastrophe. Mais Thoreau, dans Walden, critique de la vitesse, le prophétisait déjà : nous sommes devenus les outils de nos outils, le troupeau de nos troupeaux. Et de régression en régression, il faudrait remonter au moins jusqu'au mythe de Thot, selon Platon, dans Phèdre.

Le cinéma ne serait pas en reste. Sans parler de Metropolis de Fritz Lang, mentionner au moins un film bien moins connu, mais beaucoup plus synchrone de celui de Kathryn Bigelow, Things to Comme (1936), de Willian Cameron Menzies. Mettant en scène les méfaits de la guerre technologique, le film offre assez tôt dans l'histoire du cinéma une version critique du progrès technologique militarisé, entraînant une perte de l'autonomie humaine.
A House of Dynamite, s'il colle à l'époque info-communicationnelle, pour le meilleur de sa réception critique, est donc en retard d'une époque au plan conceptuel. Et, au fond, s'il colle tant à l'époque, c'est pour une autre raison, davantage équivoque. Il se fait le colporteur d'une idéologie problématique. A House of Dynamite repose tout entier sur une rhétorique de l'urgence, synchrone de l'ère Trump qui, lors de son investiture pour son second mandat présidentiel, a déclaré l'état d'urgence national, notamment en matière d'immigration, balayant d'un revers de main une urgence internationale, le climat. L'un des problèmes de cette rhétorique de l'urgence est toujours, en effet, de noyer l'urgence. D'une part, à force de se répéter, l'urgence, dans sa forme déclaratoire et déclamatoire, crée un sentiment de lassitude. D'autre part, elle déhiérarchise et décorrèle les urgences véritables (le climat) pour lui en substituer d'autres (la sécurité). A House of Dynamite, sur ce plan, est trumpien. Au plan de la catastrophe, la cinéaste aurait pu opter pour l'urgence climatique. Elle lui a substitué l'urgence sécuritaire, pour un film en forme de lettre ouverte au président.
Si le cinéma US entretient de longue date un rapport étroit avec l'apocalypse, que raconte cette urgence ? C'est une question que l'on peut se poser à propos du film de Kathryn Bigelow : quel est l'objectif aujourd'hui d'attiser la peur quand l'Amérique de Trump semble dans un rapport d'hyper-puissance, que les États-Unis sont plus les attaquants que les victimes à l'échelle mondiale ? Réponse, non ferme ni définitive, sous forme de proposition hypothétique : A House of Dynamite repose sur un collectif de frousse, un film de monstre au très haut potentiel conservateur, en rassemblant la population nord-américaine autour d'une peur globale, d'une peur en hors-champ.
Mais, outre qu'elle met en place un écran de fumée, cette rhétorique de l'urgence est toujours vectrice de son propre bien-fondé. Celui qui la déclare métabolise dans le même temps l'importance de ce qu'il annonce pour s'auto-instituer en figure providentielle salvatrice. L'importance de ce qui est proclamé induirait la nécessité d'y répondre, conférant, dans le même temps, tout le crédit nécessaire à celui qui s'y proposerait. Dans le cas de Kathryn Bigelow, se produit un effet rhétorique immédiat pour son cinéma : un effet de légitimation, donc de consécration, la cinéaste s'auto-auréolant d'une majesté particulière, reconduite par ses sujets assujettis à sa bonne parole par sa réception critique. La rhétorique de l'urgence produit toujours un effet, celui d'attirer l'attention, produire un effet d'annonce pour signifier l'importance de ce qui est dit. Dans le cas du film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite produit un effet boomerang pour en tirer tous les avantages au plan de son cinéma. Par ricochet, en déclarant cette urgence, elle installe un nouveau type de légalité. Dans son film, elle accomplit ce geste en destituant le souverain lui-même, le président des États-Unis, personnage velléitaire dans le film. Par l'effet de cette disgrâce, le pouvoir ayant horreur du vide, Kathryn Bigelow s'auto-institue souveraine, au sens schmittien du terme, termine son film dans un geste tout unilatéral, en déposant le président, pour le laisser aux abois, sans donner de réponse, qu'elle s'approprie ce faisant.
Le film défait sans doute l'idée de toute-puissance du président. Tout l'arsenal nord-américain reposerait sur la logique de la dissuasion. Une manière de montrer les muscles pour n'avoir jamais à les utiliser, sur quoi repose toute la logique de la dissuasion nucléaire. Tout le protocole existerait, comme le dit le président, pour que précisément nul n'y recourt jamais. Le film deviendrait la mise à l'épreuve de ces concepts théoriques. Il montrerait encore, pour le meilleur, que cette logique se contamine d'elle-même : elle montrerait l'impuissance du tout-puissant, sa vulnérabilité. Plus l'arsenal serait important, plus il ferait la preuve de la fragilité de celui qui le possède, ce qui n'est rien d'autre, également, que la reprise d'une thèse chère à Etienne Balibar.
La structure du film n'est pas aléatoire de ce point de vue. Elle est pyramidale. Kathryn Bigelow, d'un segment du film à l'autre, nous fait monter dans la hiérarchie techno-militaire. Elle fait passer d'un personnage à un personnage de plus en plus important pour aboutir au président des États-Unis. Chaque segment gagne un cran dans la structure du pouvoir. Or, une fois parvenu au sommet, effet de répétition, voici le président aussi démuni que ses prédécesseurs, incapable de comprendre le protocole de riposte, se déportant, quant au choix à effectuer, sur son aide de camp, en possession du document relatif à la mise à feu nucléaire, lors d'une scène finale en hélicoptère.
Pour incarner ce président aux abois, Kathryn Bigelow n'a toutefois pas choisi n'importe quel type d'acteur. Elle a opté pour Idriss Elba, évoquant, à l'évidence, la figure du président Obama. Sans doute fallait-il ce choix pour montrer combien ce président n'était absolument pas trumpien, soit un va-t-en-guerre qui n'aurait pas manqué, dans ce type de situation, d'envoyer la bombe, bornant la planète de la tête aux pieds par les étoiles. Un tel contre-choix aurait réduit à néant tout l'intérêt du film. Néanmoins, ce choix de casting pour Idriss Elba trahit un trumpisme latent du film.
En effet, Kathryn Bigelow ne fait pas que détrôner le président. Elle le déculotte aussi. Sans doute, Idriss Elba métaphorise dans A House of Dynamite la force attendue de la part du pouvoir présidentiel, en raison de sa présence physique indéniable, un président Baracké. Mais c'est aussitôt pour être dégradée par la réalisatrice. Ce président est ainsi montré pour la première fois, lors d'une scène inaugurale dans le bureau ovale, en petite forme, avec douleurs articulaires en sus. Ce président-là n'est pas bien ferme sur ses assises. Il n'en possède pas la colonne vertébrale. Autrement dit, il n'a ni la carrure ni la stature prétendues pour n'en avoir pas l'ossature. Président invertébré, il ne pourra donc jamais connaître la station debout, ce que la situation confirmera simplement. La structure pyramidale du film, congruente d'une certaine conception du pouvoir politique, est défaite dans son principe par cet homme : écroulé, l'Amérique ne peut que se crasher. Homme à terre, ce qui n'est pas très moral, Kathryn Bigelow continue pourtant de le frapper. À sa faiblesse physique congénitale elle lui ajoute un autre trait de caractère fatal, dont le contrepoint est évidemment trumpien, notamment dans son rapport aux femmes, dans son rapport avec sa femme : un défaut de charisme, une faiblesse d'esprit. Lors d'une conversation téléphonique avec son épouse qui se trouve en voyage au Kenya, Kathryn Bigelow montre que dans le couple aux allures obamaiennes, c'est Michelle-ma-belle qui donne la fessée au mari. Elle le tance. Il rit doucement, s'effaçant.
Kathryn Bigelow, conséquente, dans les deux premiers tiers du film, lors des scènes de crise, invisibilise le président. Il n'apparaît jamais en visio-conférence. Ce président n'a pas de face. Une case vide le représente. Le lieu du pouvoir est définitivement vacant. S'il faudrait un autre type de président, voilà surtout une manière bien habile de montrer que ce président-là, obamaien, est peut-être, en vérité, la raison de la véritable catastrophe.
Pourtant, en termes de représentation, chacun pourrait se satisfaire de l'énième figuration d'un président noir à l'écran. Kathryn Bigelow chercherait à produire un effet panel du meilleur effet, dans un pays divisé sur la question raciale. Ce qui serait à mettre au crédit du film est pourtant un élément à charge, quant à l'utilisation que Kathryn Bigelow fait de ce président, précisément. Noir, donc, ce président évoque sans équivoque la figure obamaienne du pouvoir, c'est-à-dire, franchement, pas du tout celle de Donald Trump. Ce point fait ressortir, cependant et par contrecoup, le trumpisme du film par l'emploi de tropismes bien tropicaux. Au vrai, ce n'est pas tant l'inanité de la présidence qui est visée que celle de la représentation d'un président noir au pouvoir, en tant que Noir.
Si l'inconscient est structuré comme un langage selon Lacan, A House of Dynamite parle fort et distinctement. Ce président semble, en effet, racialisé à outrance. Kathryn Bigelow ne le transmue pas simplement en acteur, mais l'enclôt. Elle l'assigne à résidence, dans une résidence particulière au moment de l'annonce de l'attaque sur les États-Unis. Kathryn Bigelow le filme dans un lieu incongru, comme pouvait l'être sans doute le président George W. Bush Junior à l'annonce des attentats du 11 Septembre 2001, dans une école primaire. Toutefois, dans le cadre de son film, le choix de mise en scène est autrement problématique. Kathryn Bigelow décide de placer son président noir sur un terrain de basket. Manière comme une autre, en le dépaysant de son bureau ovale pour une manifestation sportive, de lui indiquer sa réserve naturelle, son territoire tout destiné, le seul qui lui soit, par essence, adapté : le terrain de sport, pour un président qui se serait précisément trompé de sport. Ainsi, après un premier panier manqué, pour un président qu'il fallait dérouiller, l'homme noir retrouve les gestes mécaniques consubstantiels à son être : le second shoot sera marqué. Or, dans l'enchaînement tout autant mécanique de la scène, c'est après ce second tir que la catastrophe advient : le président est exfiltré en urgence. Comment ne pas voir, précisément, qu'il s'agit d'un tir présidentiel, tout figuratif sans doute de celui de la bombe, mais un autre tir qui serait peut-être à l'origine de la véritable catastrophe dans le film. A House of Dynamite opère alors en sous-main un travail de dissimulation en recomposant autrement les segments du film. Il s'agit pour la cinéaste de rendre par trop visible une catastrophe surmontrée (celle de la bombe nucléaire, comme des méfaits de la technologie), mais irréelle dans la réalité, afin de produire un enfumage scénaristique et formel dans le but de dissimuler une autre catastrophe, mais bien plus réelle – la venue au pouvoir de ce type de président-là, noir –, aux effets davantage destructeurs pour l'Amérique.
Ce soupçon racialiste est augmenté dans son effet quand on aperçoit la femme du président, à l'autre bout du monde, tout autant enclosée, renvoyée dans sa réserve tout autant naturellement naturelle, pour se trouver en Afrique, au Kenya, sa mère-patrie sans doute, Barack Obama étant de descendance kényane, par son père. La racialisation du couple est patente : la femme dans la brousse, le mari stéréotypé, baskettisé, lors d'un show dans une salle dédiée au sport-roi états-unien. Cet effet de racialisation, concomitant de la forme même du film, produit une déflagration continue : le basket dans sa version NBA, Steven Soderbergh l'a montré puissamment dans High Flying Bird (2019), repose aux États-Unis sur une logique néo-esclavagiste, articulée sur la puissance de travail des Noirs (très majoritairement), dont les clubs sont aux mains de propriétaires blancs. Un capitalisme racial dont les dynamiques de pouvoir rappelle celles de l’esclavage, déguisé sous les apparences du divertissement et du sport. Déplacer ce président noir dans ce type de lieu ne peut pas être innocent. Cet effet de déplacement a une portée hautement symbolique et une charge dynamique proprement destructrice.
Il faut alors revenir, pour conclure, sur la figure de ce président, paradigmatique de l'homme noir, dont la figure masculine prétendument puissante est dévirilisée, quand sa femme semble être plus à la manœuvre que lui-même. Ce choix accompli par la cinéaste ne désaccomplit pas n'importe quelle figure de cet homme noir, mais fait de A House of Dynamite l'agent complice de la forme la plus archaïque du racialisme, au fondement du racisme, qui a d'abord consisté, non pas tant à animaliser les Noirs pour en déduire l'infériorité raciale, qu'à les féminiser.
La philosophe Elsa Dorlin montre, en effet, que les constructions de la « race » et du « sexe » s’élaborent conjointement dans la pensée moderne occidentale, depuis les discours scientifiques, philosophiques et coloniaux du XVIIᵉ au XIXᵉ siècle. La racialisation des corps noirs s’y opère à travers une féminisation, autant que Kathryn Bigelow féminise son président. Dans ces discours autant que dans le film, ce corps noir est décrit comme passif, émotif, proche de la nature, donc assimilé à la figure féminine dans la hiérarchie des corps, tandis que le corps blanc masculin est pensé comme rationnel, actif, civilisé. Autrement dit, avant même la hiérarchisation raciale explicite, c’est une hiérarchie de genre (le féminin comme « inférieur ») qui sert de matrice conceptuelle à la production du racisme. La dernière scène du film en est la démonstration. Tandis que le président laisse transparaître sa sidération, manifeste son émotion, laisse parler, en quelque sorte sa nature, en contrepoint, son aide de camp, blanc, il va de soi, s'il témoigne d'une certaine forme d'émotion, celle-ci demeure toujours contenue. Sa droiture toute rationnelle, par sa posture, tranche avec la position du corps du président dans l'hélicoptère, davantage repliée, trahissant une forme de transcription de la peur, renvoyant l'homme à l'animal, traqué, qui fuit davantage qu'il n'affronte.
Le récit du film n’est donc pas innocent : il est, comme tout récit, porteur d’un message, mais lequel ? En réalité, ce qui mérite d’être interrogé, c’est l’évidence avec laquelle ce récit est construit par l'effet de la redondance de l’occurrence « technologique ». Celle-ci a pour fonction essentielle d’effacer les effets néfastes de bruits périphériques de tous ordres, de les effacer, voire de les dissimuler, comme la racialisation du président. Elle vise ainsi essentiellement à assurer la cohésion et la désambiguïsation de l’information. L'objectif poursuivi par Kathryn Bigelow se veut factuel, c’est-à-dire encore « réaliste », récit obsédé par la transitivité de son message. En raison de cette redondance, la lecture du récit filmique n’est jamais déçue. La prévisibilité des signes s’élève quand l’informativité tombe, l'information ayant été délivrée d'emblée par l'envoi d'une bombe sans feu ni lieu, inassignable à un projet de destruction humain, comme si la bombe était parfaitement autonome dans la décision de sa trajectoire.
Le mécanisme de la mise en scène semble alors double. À la narration galopante et sans surprise s’ajoute un procès qualificatif tout aussi stéréotypé, destiné à donner l’illusion d’une description. Les indices sur les méfaits de la « technologie toute-puissante » pullulent, en lieu et place d'un hypo-président racialisé, mais des indices qui n’exigent du spectateur qu’une activité de reconstruction limitée, ordonnée par ce que les sémioticiens appellent encore un « intertexte culturel » : le savoir commun minimum aux spectateurs. La redondance fonctionne dès lors à la manière du « cliché » qui s’intègre parfaitement à la narration pour produire une sorte de nappe idéologique, une pellicule de lisibilité sur laquelle l’attention de chacun peut rapidement glisser afin de dissimuler à l'arrière-plan le véritable objet comme la véritable critique du film, mais qui ne pouvait pas être frontale mais seulement latérale pour éviter un rejet trop massif : la venue au pouvoir d'un président particulier – noir – aux États-Unis. Si le film s'Ovomaltine, donc, si c'est bien de la dynamite !, ce n'est pas à celle que l'on s'attendait.
On peut alors faire l'hypothèse que toute la construction du film est à revoir, pour reposer sur un principe de rétrogradation. En vérité, le premier segment du film n'est pas le premier dans l'ordre d'apparition à l'écran. La structure logique et chronologique de A House of Dynamite en devient inverse de celui de sa transcription : le premier segment est le dernier, le dernier le premier. Dès lors, sa fin en conditionne l'ouverture, se concluant sur un président, noir, affaibli, dévirilisé au possible, quittant le navire en perdition, après avoir effectué un tir – sur un terrain de basket – métaphorisant l'envoi d'une bombe. Cette remise en ordre des places produit la mise en place d’un autre ordre. Finalement, si le monde est sens dessus-dessous, ce n'est pas tant en raison du monde comme il va, par l'effet des méfaits de sa technique asservissante, mais d'avoir mis au centre du monde cet homme-là, dont les prédispositions naturelles et consubstantiellement propices à l'impuissance ont conduit nécessairement à la catastrophe. Aussi, faut-il en effet l'évacuer : du terrain de basket à une voiture pour aller gagner un hélicoptère. Dans quel but ? Non pas tant pour le loger sous terre, parmi celles et ceux qu'il s'agirait de protéger prioritairement en cas d'attaque nucléaire, mais plutôt pour l'exfiltrer définitivement, le renvoyer aux confins, chez lui, où l'attend sa femme, au Kenya. Contre toute attente, le film possède bien sa résolution : une fin, sa fin, certes dissimulée par tout un jeu de construction artificiel, mais tout de même un Happy End pour l'Amérique qui n'en finit pas de crever de son racisme.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Kathryn Bigelow
- Jérémy Quicke, « Detroit de Kathryn Bigelow : Mettre le meurtre en scène », Le Rayon Vert, 26 octobre 2017.
Notes
