« À bout de course » de Sidney Lumet : L’art de la fugue
Il y a dans À bout de course de Sidney Lumet une tension entre mouvement et fixité. Cette dualité traduit celle qui se trouve au cœur du récit, confrontant une famille vivant dans la clandestinité, constamment en fuite et donc en mouvement, et l’éveil du désir chez leur jeune fils de s’épanouir de manière plus conforme et sédentarisée.
« À bout de course », un film de Sidney Lumet (1988)
Au générique d’ouverture, avancée sur une route résumée à ses lignes blanches sur fond noir, succède une image du jeune Danny (River Phoenix) immobile dans sa posture de batteur de baseball. Il rate son coup, et la partie s’arrête ; s’il avait réussi, il aurait pu commencer à courir pour tenter de marquer un point. Ces premières images résument ce qui va devenir un motif visuel essentiel d’À bout de course (Sidney Lumet, 1988) : la tension entre mouvement et fixité. Cette dualité traduit celle qui se trouve au cœur du récit, confrontant une famille vivant dans la clandestinité, constamment en fuite et donc en mouvement, et l’éveil du désir chez leur jeune fils de s’épanouir de manière plus conforme et sédentarisée.
La première partie du film voit la famille Pope vivre selon ce modèle, en « courant sur du vide » pour paraphraser le titre original. Le modèle n’est pas remis en question par les enfants qui se montrent totalement solidaires. Dany parvient même, sur son vélo, à semer des observateurs suspects en coupant par des champs, déviant donc de sa route initiale. Un peu plus tard, le garçon joue sur un synthétiseur silencieux, alors que son petit frère lit à voix haute un article de journal. Premier avertissement : sous les apparence germine une autre force à l’intérieur de ce garçon, qu’il n’est pas autorisé, et/ou n’est pas capable d’extérioriser, et que le monde extérieur ne perçoit pas. L’article en question évoque le statut criminel des parents : c’est bien cela qui semble être le centre de gravité de la famille d’À bout de course comme de la fiction ; un spectateur inattentif pourrait manquer les pianotages de Danny à l’arrière-plan.
Un premier basculement survient lors du premier cours dans la nouvelle école de Danny. Le professeur de musique, Monsieur Philips, sans annoncer de programme, fait jouer un enregistrement d’une chanson pop de Madonna. Les élèves réagissent avec enthousiasme, deux d’entre eux vont même jusqu’à se lever spontanément pour venir danser devant la classe, qui devient scène de théâtre devant public. Danny semble indifférent. Le professeur fait ensuite jouer un morceau de musique classique : cette fois, tout le monde reste assis. Il interroge quelques élèves sur la différence entre les deux morceaux, à laquelle le jeune Pope semble le seul à pouvoir donner une réponse satisfaisante : « You can’t dance to Beethoven ».
A la fin du cours, Monsieur Philips invite Danny à jouer sur le piano de la classe. La caméra filme les mains du jeune musicien, puis recule pour montrer le professeur qui s’avance, s’assied sur une des chaises d’un élève pour observer, ému, la performance. Sans grand effet, beaucoup de choses se passent ici. Pour la première fois, le monde intérieur de Danny (ses mains qui pianotent) trouve un écho extérieur (le professeur/spectateur). Avec Madonna, une première ligne de force se met en place, similaire à celle de la famille Pope : la danse associée elle aussi à un mouvement constant, prenant place dans un espace à priori illégitime (le devant de la classe, associé au professeur) évoquant la clandestinité. Danny trouve plutôt sa place avec une autre ligne, celle du « you can’t dance », celle de la musique classique, représentant une certaine fixité (assis pour jouer au piano, seuls quelques mouvements des mains, pas toujours visibles) et un conformisme, renforcé par le morceau de Beethoven, associé à une culture classique, voire bourgeoise. Le jeune garçon est embarqué, entre mouvement et fixité, au milieu de forces qui le dépassent.
Il trouve effectivement sa voie dans ce qui s’apparente à un chemin totalement opposé à celui de sa famille. Cette impression se renforce lorsqu’il décide d’entrer par effraction dans la grande maison bourgeoise du professeur pour jouer sur son piano Steinway. Troquer le vélo pour le piano ? L’instrument de musique devient en tout cas le véhicule idéal pour traduire cette force qui traverse la vie intérieure de Danny. A la force centrifuge de ses parents et de leur camionnette répond une nouvelle énergie : la force centripète des touches de piano que ses doigts font vibrer.
Ici également, cette force repliée sur soi fait naître directement un écho extérieur. Dès que les premières notes se font entendre, À bout de course enchaîne sur une image de la chambre de Lorna (Martha Plimpton), la fille du professeur, qui apparaît pour la première fois dans le récit, comme littéralement créée par la musique de Danny. Une nouvelle ligne commence alors à se déplier : le garçon tombe amoureux, et expérimente par là un autre désir de fixité (s’enraciner pour construire une relation), une autre force qui le dépasse et qu’il doit apprivoiser.
Un autre conflit se pose à lui : comment se rapprocher d’elle tout en gardant le secret de son identité clandestine ? Dans un premier temps, il garde ses distances. Ensuite, lors de l’anniversaire de la mère Pope, Lorna apparaît sans être invitée. Au moment de faire la vaisselle, la radio se met à jouer « Fire and Rain » et toute la petite famille se met spontanément à danser. Cette très belle scène se suffit à elle-même, elle n’a l’air de rien mais une fois de plus beaucoup de choses s’y passent. Entre autres choses, elle réconcilie un instant la tension entre mouvement et fixité : tout le monde y danse avec passion, mais cette fois il n’est pas question de fuite en avant, nous sommes entre quatre murs, à l’intérieur du foyer familial, et personne ne semble vouloir être ailleurs.
Même si rien n’est explicité, il est possible que ce soit à ce moment précis que les parents comprennent que leur fils est appelé par une autre force, qu’il ne danse pas sur la même piste qu’eux. Encore plus tard, une autre très belle scène réitère cela : la mère rejoint son fils qui pianote dans la salle de classe, s’assied à ses côtés et joue avec lui. La musique les rapproche, exprime ce qu’ils n’arrivent pas à se dire avec des mots. Simultanément, Danny et sa famille apparaissent moins éloignés que le récit ne le laissait croire ; ils peuvent également partager des vibrations dans le monde de la force centripète.
La dernière partie d’À bout de course voit le monde extérieur revenir menacer les Pope et la fuite semble à nouveau à l’horizon. Mais cette fois, les parents libèrent leur fils du poids de leur combat et l’investissent du libre arbitre nécessaire à son entrée dans l’âge adulte. Ceci se traduit une dernière fois par une séquence grande en émotion et par les figures du mouvement et de la fixité. Danny rejoint sa famille à vélo, prêt à fuir. Son père lui ordonne de rester, la camionnette trace quelques cercles sur le sol, comme pour ritualiser le passage de relai, avant de disparaître à l’horizon. Danny reste immobile au milieu de ces routes et de toutes ces forces qui l’ont traversé. Il doit désormais regarder vers l’avant : son avenir est une partition en attente d’être jouée.