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Falling - A wake
Théâtre

Les Veillées de Gary Kirkham : le Travail du Deuil sous le Masque du Domestique

Sébastien Barbion
Avec Une Veillée, Gary Kirkham commence un double travail de deuil : interne et externe à la fiction. Près de ses personnages, le dramaturge construit un espace imaginaire, indéterminé, où les rencontres avec les défunts sont possibles. Progressivement, la veillée d'Harold et Elsie devient mortuaire.
Sébastien Barbion

Une veillée (Falling : A wake, de Gary Kirkham)

Le spectateur, encore ébloui par la lumière bleue dirigée vers son regard, peine à distinguer des ombres dans le noir de la scène. Comme au loin, nous entendons l’aboiement d’un chien. Un homme arrive, une lampe torche à la main. Des bruits sourds se font entendre, de plus en plus fort. Un véritable vacarme s’empare de la salle : nos sièges vibrent. Et puis, silence. À l’aide de la lampe torche, Harold (Alexandre Trocki) éclaire la scène. Pleine de fumée, nous distinguons avec lui — homme d’action à ce moment précis — différents éléments : des bouts de métal et, surtout, quelques sièges. Un homme est là, assis, immobile, tombé du ciel, tranquillement mort. Au loin se font entendre des bruits étranges. Animaux sauvages ou puissances surnaturelles, on ne sait trop. Un avion vient de s’écraser au-dessus de la maison d’Harold et Elsie (Brigitte Dedry) — un vieux couple qui se tient à l’écart du monde. Elsie refuse d’abandonner le corps du passager tombé du ciel. De manière confuse, elle sent qu’il faut rester là, auprès de ce corps. Sans que personne ne le sache — ni les spectateurs, ni les personnages — la place du mort, occupée par cet homme tombé du ciel, va permettre aux personnages de faire leur deuil, aux spectateurs d’en être l’opérateur. Dans le même temps, c’est une veillée — indéterminée comme l’indique l’article indéfini — qui se détermine et se transforme imperceptiblement, d’une veillée domestique à une veillée mortuaire.

Elsie et Harold vont donner l’impression de conspirer à domestiquer la catastrophe. À peine sortis du fantastique dont se colorait la scène d’ouverture, moment magique entre les aboiements territoriaux du chien et les cris d’animaux sauvages, effraction d’un réel incroyable dans le monde apprivoisé du domestique, Harold et Elsie vont introduire leur petit monde dans la catastrophe. La pièce prend le chemin du comique, quand le vivant réintroduit toutes ses petites mécaniques alors que le monde fout le camp. Cela passe par de petites anecdotes sur le couple — ces histoires qui font rire ceux à qui l’on tend un miroir —, ou par l’entrée sur scène des différents éléments du confort quotidien — fauteuil, table de nuit, tapis, chocolat chaud. Le rire d’identification fonctionne chez la plupart des spectateurs. « Harold et Elsie » n’est peut-être qu’un vieux couple plein de petites manies « de vieux couple ». Une veillée prend le chemin de la veillée domestique, à la belle étoile, et aux belles constellations que Harold tentera de montrer à Elsie. S’il n’est plus audible, nous avons l’impression que l’aboiement territorial du chien domestique résonne encore au cœur de la catastrophe.

Adaptation française d'Une veillée de Gary Kirkham par Virginie Thirion. Copyright photo : Alice Piemme
Domestiquer la catastrophe (©Photo | Alice Piemme)

Ne voyons-nous que deux petits bourgeois qui ne parviennent à retrouver du monde, même quand le réel le plus cru et dur fait effraction dans la citadelle domestique ? Ça n’est qu’une impression, pour un temps. La veillée domestique passe dans un autre devenir, à l’insu des personnages et des spectateurs. Une foule de petits signes finiront par ne plus tromper. À commencer par l’utilisation de la lumière. La première source de lumière que nous voyons sur scène est froide et artificielle, précise comme un coup de scalpel. Il s’agit d’une lampe torche. Harry la manipule immédiatement après la catastrophe pour en observer les effets. La lampe torche est l’outil de domestication par excellence, celui qui permet à la vue de voir plus loin dans des conditions qui restreignent sa capacité d’action. Elle arrache une possibilité d’action au monde retranché dans la pénombre. Le faisceau lumineux pointe les objets comme l’arme à feu vise la cible. Le gardien l’utilise lors de ses rondes. Très tôt dans la pièce, une autre source lumineuse fait son apparition. Il s’agit d’une lanterne, elle aussi électrique. La lanterne éclaire la zone avoisinant la personne. Elle réchauffe et signale l’individu dans le monde, une toute petite portion de monde, un petit environnement domestiqué dans lequel le rôdeur semble se mettre à l’abri en même temps qu’il se signale avec bienveillance à ceux qui l’entourent. La lumière, déjà moins froide, demeure artificielle. La lampe torche sera vite abandonnée, la lanterne posée aux pieds du passager mort. Harold apportera enfin une infinité de bougies sur le lieu de l’accident. Celles-ci commencent à déterminer une veillée (indéterminée) comme la veillée domestique. Ce sont les flammes chaudes des bougies qui tiennent les animaux sauvages à distance, un grand cercle protecteur qui apporte tout autant la chaleur du foyer que la protection domestique. Avec une précaution infinie, des transitions douces opérées par Harold qui ne dispose que parcimonieusement les bougies dans l’environnement, les couleurs de la veillée passent des lumières artificielles de l’électricité et de l’action aux lumières naturelles des bougies. À mesure que celles-ci inondent l’environnement de leur lumière, la veillée domestique se transforme en veillée funèbre.

Une veillée de Gary Kirkham
Transformations de la lumière (©Photo | Alice Piemme et Canal C)

Accompagnant la transformation de la lumière, le ton des échanges entre Harold et Elsie vire à la tragédie. Harold et Elsie ont perdu leur enfant, appelé Matthews. « Perdu », car jamais retrouvé, mort ou vif. Il avait douze ans lors de sa disparition. Inconsciemment, Harold et Elsie construisaient sous nos yeux, et sous leurs yeux, l’antichambre de la mort, le lieu d’une veillée mortuaire. Par de subtils jeux de déplacements, de petites différences dans la répétition, tous les signes que nous interprétions comme expression du domestique deviennent expression du deuil inaccompli. Le cafouillis d’une Elsie-comique au début de l’aventure devient le cafouillis d’une Elsie-tragique qui ne peut faire le deuil de l’enfant disparu. De la même manière, l’expression baroque d’une science mathématique par Harold — un ancien professeur — n’est plus tant le trait de personnalité dominant d’un savant qui coupe le monde en quatre sous la lentille de l’astronome, mais de celui qui se protège de la détresse à l’aide de la logique mathématique. Le soin avec lequel il définit le « point indéterminé de nulle part » sur lequel lui et Elsie se trouvent n’a pour objectif que de les arracher, à l’aide de théories mathématiques, à toute détermination de lieu et d’espace. Ces démonstrations ne tiennent pas de la coquetterie formaliste du logicien, mais bien plus de la construction d’une antichambre de la mort dans laquelle la rencontre avec le fils perdu soit encore possible, topologie d’une logique pétrie de négations pour panser les blessures affectives. Harold génère du possible à la hauteur de qui semble devenir, le temps passant, une situation impossible (la rencontre dans un lieu déterminé, retrouver l’enfant perdu) — Construire un non-lieu de rencontre qui se « définit » par le point indéterminé qui n’est pas non plus au milieu de nulle part.

L’écriture de Kirkham ouvre progressivement un triple travail de deuil. D’abord un travail de deuil interne à l’espace de la fiction, celui de Harold et Elsie pour leur fils Matthews à l’occasion d’un corps tiers. C’est par l’effraction d’un réel dur et sauvage que le jeu domestique d’Harold et Elsie chemine imperceptiblement, à l’insu des personnages eux-mêmes, vers le travail de deuil à l’appui du corps du passager. En effet, le visage du passager est démesurément lisse. Il a la peau d’une poupée de cire, effigie mortuaire sur laquelle ceux qui restent peuvent s’appuyer lorsque vient à manquer le corps du défunt. La découverte du nom de l’effigie par Elsie, "Matthews", la met définitivement sur le chemin d’une veillée mortuaire. Il n’est plus question de confort, de pantoufles, de lecture, de chocolat chaud, de bougies cocooning, mais d’une histoire tragique, de cris et de larmes, d’un adieu au fils perdu par le biais du corps d’un autre Matthews qui a probablement l’âge qu’aurait aujourd’hui son propre fils.

Ensuite un travail de deuil externe à l’espace de la fiction. D’une part celui de l’artiste en tant qu’artiste pour son œuvre, d’autre part celui de l’artiste en tant qu’homme privé pour son ami défunt. Le spectateur comprend qu’il se trouve à la place de Matthews, le passager défunt. Le vacarme de l’accident d’avion a fait trembler son siège plus d’une fois, c’est sur la scène que celui-ci s’est retrouvé depuis le début de la pièce, sans le savoir. C’est par la place occupée par ce mort-muet (il fallait bien tuer ce corps pour qu’il puisse être incapable de toute action, ressembler au spectateur immobile) dans le siège que la parole des personnages peut se déplier, qu’elle peut filer vers autre chose que la pure répétition de la domesticité. Le corps muet sur scène est aussi l’intégration de l’espoir d’une oreille attentive pour l’œuvre, une oreille qui puisse recevoir l’œuvre dont l’écrivain doit faire le deuil une fois que celle-ci lui échappe, disparait de sa table de travail. C’est encore, et toujours par l’intégration du spectateur comme corps muet, le travail de deuil de Kirkham en tant qu’individu : faire le deuil de l’ami mort, tragiquement disparu dans la vie, en chair et en os, à la suite d’un attentat aérien le 21 décembre 1988, en s’appuyant sur un tiers disposé à prêter les yeux et les oreilles.

Malheureusement, lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, le spectateur du théâtre de Namur ne semble pas avoir accepté ce rôle, la place du tiers, du mort-muet-inactif. Lorsque Elsie et Harold ont quitté la scène, que les éclairages artificiels du théâtre se sont éteints, qu’il n’y avait plus que les bougies de la veillée funèbre du fils et de l’œuvre transmise/défunte, une partie du public s’est empressée d’applaudir. Trop tôt, comme s’il était soulagé de se libérer d’un deuil qui n’est pas le sien, quand la comédie n’est plus, et que derrière chaque sourire se découvre une tête de mort. Pour la première fois, le corps du public n’était plus synchronisé avec le corps-mort-muet du passager sur scène. Le public avait retrouvé la joie de l’action en battant des mains, tandis que le corps-mort-muet demeurait inactif. Immobile bien au-delà des applaudissements, Brigitte Dedry, en chair et en os (et non plus en Elsie), devra l’inviter à se lever afin de saluer le public. Certains diront peut-être qu’il s’était endormi, nous préférons y voir le transfert que le public n’a pas accepté ce soir-là. Comme lui, il aurait fallu laisser les bougies de l’éclairage naturel entrer dans nos vies, quand l’éclairage artificiel du spectacle s’estompe — donner un peu de notre sang pour aider les vivants et les morts à (sur)vivre…