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Les policiers dans la rue face aux manifestants dans "Un pays qui se tient sage"
BRIFF

Interview de David Dufresne pour « Un pays qui se tient sage »

Thibaut Grégoire
"Avant, il n'y avait rien" : c'est par ces mots que David Dufresne souligne l'importance des images qu'il a regroupées et montées dans « Un pays qui se tient sage ». Depuis deux ans, nous avons donc des images des violences et des pratiques policières. Nous pouvons maintenant penser avec elles. Le film, tourné vers l'avenir, se pose comme un champ de réflexion autour de ces images grâce à un dispositif où différents intervenants échangent à égalité "sans qu'il n'y ait de parole autorisée d'une part et de parole plus faible de l'autre". David Dufresne répond avec générosité à nos questions plus critiques et évoque plusieurs séquences du film d'un point de vue cinématographique.
Thibaut Grégoire

« Un pays qui se tient sage », un film de David Dufresne (2020)

Pour donner la parole aux gens, pour susciter la parole, le film a recours à un dispositif fort qui est pleinement cinématographique. Comment en êtes-vous venu à adopter ce dispositif-là, qui consiste à placer les intervenants devant un mur où ils sont confrontés à des images beaucoup trop grandes pour eux ?

90% de ces images proviennent des réseaux sociaux. J'ai retrouvé 95% des auteurs qui sont crédités et payés. J'adore les réseaux sociaux, du moins par certains aspects, et je voyais que ces images étaient oubliées et scrollées. Je me disais, selon la bonne vieille formule de Jean-Luc Godard, qu'il fallait qu'elles soient plus grandes que nous. Elles sont plus grandes que les protagonistes mais aussi plus grandes que le spectateur, ce qui produit un effet particulier puisque le spectateur se regarde à travers ces images, il peut s'y projeter et réfléchir à leur statut. On est passé d'une société de l'écrit à une société de l'image mais il n'y a quasiment personne, à part un petit groupe de cinéastes, pour faire de la grammaire, de la pédagogie ou de la déstructuration de l'image. De plus, sur la question des violences policières, la bataille des images fait rage. C'est elle qui a tout transformé ces derniers mois et années, jusqu'à Georges Floyd aux États-Unis, parce que pour la première fois quelqu'un a filmé l'agonie de quelqu'un d'autre en direct. Ces images méritaient d'être sur grand écran.

Même si Un pays qui se tient sage a pour but de donner la parole, il repose véritablement sur les images, puisque les paroles découlent des images. Comment avez-vous procédé dans la récolte, le choix et l’organisation des images ? Votre film fait la synthèse de deux ans de lutte, des manifestations des gilets jaunes au Zad et à la mort de Steve, en passant par la décisive et glaçante séquence de « la classe qui se tient sage ». Cette volonté de tout montrer s'est-elle imposée à vous dès le début ? Avez-vous néanmoins laissé de côté certains faits ?

Je n'aurais pas pu tout montrer car je disposais de 6 TB d'archives, ce qui représente des centaines d'heures, non pas de violences policières, mais d'images amateurs ou semi-pros de gens qui ont filmé des manifestations, des moments d'affrontements et parfois d'extrêmes tensions. La première étape consistait à trier tout ce matériel. J'ai donc travaillé avec Florent Mangeot, un monteur extrêmement sensible qui n'est pas du tout fasciné par la violence. C'était la garantie pour moi qu'on ne verserait pas dans cette fascination car au fur et à mesure des mois et de ma confrontation à toute cette violence, il pouvait y avoir un risque que mon regard s'émousse et qu'on se dirige vers quelque chose de morbide et pornographique, et donc de complètement putassier. Il fallait être dans la retenue. Il se trouve que certaines séquences restent violentes mais je vous assure que tout a été fait, durant le montage, pour qu'elles ne soient pas "surjouées". Il n'y a pas d'ajouts musicaux ni de ralentis par exemple.

J’en reviens à la parole. Au fur et à mesure du film, du moins dans sa première partie, il ressort une volonté de mettre les paroles à plat, sur un plan d’égalité, de donner autant d’importance aux témoignages des personnes engagées, notamment celles que l’on voit sur les images, qu’aux intellectuels. Pourtant, dans la dernière partie du film, il semble que la parole est passée entièrement dans le camp des intellectuels, de l’explication et du décryptage. Pourquoi ce choix, ce basculement progressif ?

Si vous l'avez ressenti comme cela, je vous entends bien, je n'ai pas l'impression d'avoir fait ça mais peut-être que oui. Pour moi, le film bascule au milieu avec Mélanie, cette jeune femme qui va nous parler de la violence de l'État. Tout à coup, le statut de la victime, qui serait là pour raconter tandis que l'intellectuel vient analyser, est pulvérisé. La jeune femme part d'elle pour arriver à une analyse extrêmement politique qui est, d'une certaine manière, supérieure à celle des autres du point de vue de sa conviction. À partir de ce moment, le signal que je souhaitais envoyer est qu'il n'y a pas de parole autorisée d'une part et de parole plus faible de l'autre. Ça n'existe pas en réalité. Regardez bien Mélanie. On apprend qu'elle vient d'Amiens-Nord, un quartier défavorisé où il n'est pas forcément facile de vivre. S'il y a une deuxième partie comme vous le dites, elle démarrerait là, lors de ce renversement de statut. Déjà, le fait de ne pas avoir mis les noms des intervenants et leurs fonctions tout au long du film, était une façon de gommer la hiérarchie. Le film essaye de dire que ce qui compte n'est pas celui qui dit les choses mais ce qui est dit. Ce qui peut vous donner cette idée de basculement, c'est peut-être la toute fin du film avec le sociologue Fabien Jobard et la professeure de droit public Monique Chemillier-Gendreau, car ce sont mes doubles, c'est comme si je parlais à travers eux et que j'exprimais mon propre point de vue. D'un côté, elle dit que la démocratie est le tumulte, et lui dit qu'il faut choisir entre le préventif et le répressif. Et en plus, il y a une critique des médias au milieu, ça ne mange pas de pain...

Comment avez-vous choisi les intervenants ? Par exemple, les deux mères des élèves de « la classe qui se tient sage » ? Ou encore, parmi les intellectuels, comment avez-vous fait pour ne pas tomber dans la tarte à la crème des intervenants officiels ? Par exemple, un écrivain de fiction comme Alain Damasio, comment est-il arrivé là et à votre avis quelle était sa place, sa fonction dans ce débat ?

C'est très intéressant que vous ayez épinglé ces trois intervenants. Je les ai découverts en faisant des débats avec eux mais sans les connaître auparavant. J'ai rencontré Alain Damasio durant l'été 2019. Il a lu une nouvelle et moi je m'exprimais au sujet des vidéos sur les violences policières. Le dispositif était un peu expérimental car je ne mettais que le son sans montrer les vidéos, je racontais ce que je voyais. Alain était à côté de moi et intervenait. Je l'avais trouvé hypnotique ! Sympa, extrêmement intelligent et généreux. Il a ensuite dit oui lorsque je lui ai proposé de participer au film. Pour les deux mères, c'était dans un débat à Mantes-la-Jolie. Myriam, l'une des deux, est venue me voir pour me dire que j'étais "sympatoche" ! C'est un mot qui est doux que je ne m'attendais pas à entendre. Pareil, je les ai appelées et elles ont accepté. Au fond c'est ça réaliser un documentaire : on se nourrit de tout et pas uniquement de ce qui tourne autour du sujet. Quant aux autres intervenants, j'en connais certains depuis 25 ans, d'autres dans la police, des avocats rencontrés avec les gilets jaunes et évidemment les gilets jaunes eux-mêmes. Il y a absolument de tout. La "sélection" portait principalement sur un point : la conviction avec laquelle ces intervenants avaient envie de parler et dialoguer, entre eux ou avec des inconnus, et cela en dépit de ce qui leur était arrivé et leur point de vue sur les choses.

Les deux mères de Mantes-la-Jolie devant les images de "la classe qui se tient sage" dans Un pays qui se tient sage
Les deux mères de Mantes-la-Jolie devant les images de "la classe qui se tient sage" -- © Le Bureau - Jour2fête (2020)

Que pouvait apporter de plus Alain Damasio, l'auteur de La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent, qui vient lui de la fiction ?

Non seulement il vient de la fiction, mais surtout de la science-fiction, c'est-à-dire qu'il vient du futur. Je crois que le film est autant une introspection historique, avec la déclaration des droits de l'homme et les mots de Max Weber, qu'une projection. Toute la fin du film pose la question de l'action à mener aujourd'hui et demain. Alain Damasio justifie presque le film quand il dit : "Qui est légitime pour dire qui est violent ?". Il n'y a qu'un écrivain qui peut dire cela. Damasio est tourmenté par ces questions-là. Il s'inscrit dans la lignée de Michel Foucault, ce qui colle au film. On est également au cinéma et il faut s'accorder des libertés, sinon le résultat peut être inintéressant.

Les policiers sont très minoritaires voire absents, ou mal représentés, parmi les intervenants. Si les hautes instances de la police nationale ont refusé de témoigner, ne manque-t-il pas cependant dans votre film le point de vue des policiers qui étaient sur le terrain ? Ne pouvaient-ils pas témoigner de manière anonyme ? Ou bien vouliez-vous justement camper sur la position adverse, dans un camp défini ? Revendiquez-vous une certaine forme d’engagement qui exclut finalement une dialectique, un contrepoint ?

Le film repose entièrement sur la discussion démocratique. En démocratie, on sait à qui on parle. Une parole masquée, infiltrée, anonyme — outre le fait qu'il s'agit d'un code télévisuel insupportable avec les voix déformées et le jeu sur les ombres chinoises — ne correspond pas au procédé du film qui consiste à mettre deux personnes autour d'une table et face à un écran. La question du devoir de réserve est néanmoins très intéressante. Est-ce qu'elle protège les citoyens ou empêche-t-elle une libération de la parole ? Maintenant, je fabrique aussi le film avec toute une connaissance du monde policier. Je sais ce qu'une partie des policiers peuvent penser mais ils n'ont pas le droit de le dire. Bizarrement, ces choses-là relèvent du domaine technique et le film ne s'intéresse pas à cela.

Le représentant de la police réagit justement à chaud et de manière impulsive devant les images. Vous souhaitiez éviter ce type de réaction.

Oui, tout à fait. L'idée était de ne surtout pas être dans le clash, la punchline ou la contre-vérité derrière laquelle chacun court. Il n'était donc pas envisageable de faire figurer des policiers anonymes. Ce sont d'ailleurs des syndicalistes qui interviennent car ils ont le droit de parler via un mandat syndical.

Le même intervenant qui représente la police rappelle que le contexte des images violentes n'est parfois pas donné. On ne sait pas toujours si c'est le manifestant qui a provoqué la violence ou non. Certaines images ne sont ainsi présentées que pour la puissance et l'évidence de leur valeur symbolique, sans hors-champ. Ce travail sur le hors-champ et la supposée évidence des images était-il nécessaire ?

Dans le film, je montre autant que possible des plans-séquences. Les policiers nous disent pourtant que ce n'est pas assez. Or, le film leur répond qu'avant, il n'y avait rien. Puis il y a parfois des histoires étranges comme avec cette scène qui se passe à Bordeaux où, devant une gare, un manifestant se fond dans la foule et reçoit un coup violent dans les parties génitales, alors qu'il y a des enfants pas loin. Quand c'est arrivé, la police a dit que ce type-là ne prenait pas un coup par hasard car il avait été vu une heure plutôt en train de commettre une infraction. Or, c'est faux. Il n'y a rien contre ce monsieur. En réalité, derrière chaque image qui serait discutable, tout un travail de recherche a été effectué pour comprendre ce qu'il s'est passé. Il y a le cas d'Olivier Beziade, le pompier bordelais blessé par un tir de LBD dans le dos, pour lequel des enquêtes formidables expliquent très bien qu'il n'avait rien fait et même fuyait. Comme on est pas dans le registre du reportage, on ne va pas tout souligner et décrypter car il y a un accord tacite avec le spectateur qui permet d'avoir confiance en ces images. Mais à nouveau, l'idée fondamentale est de dire qu'avant, il n'y avait rien. Il ne manquait pas 10 secondes mais la minute entière. Ça change tout.

Il y a quelques séquences dans le film où on est pleinement avec les témoins, au moment où ils vivent l’événement, ou le revivent via le dispositif mis en place. Je pense particulièrement à la jeune fille qui revit le moment de siège dans le Burger King et pleure devant les images en voyant son copain la protéger des coups de matraques. Là, il n’y a pas de distance, on est purement dans le ressenti mais pas non plus dans le sentimentalisme ou le chantage émotionnel. Le fait d’avoir évité d’accumuler ces moments-là, d’en choisir un ou deux étalés dans la longueur du film, était-il quelque chose de primordial ?

Oui, ça fait partie de la retenue nécessaire au film dont nous parlions plus haut car l'émotion peut vite devenir pornographique. On avait estimé qu'aller plus loin aurait été faire preuve de mauvais goût. Et on avait beaucoup de matière pour cela ! Reprenons l'exemple du monologue de Mélanie. À la fin, elle prend la main de Vanessa qui lui tapote celle-ci. La caméra descend très élégamment sur la main mais montrer cela serait revenu à faire de la télé en appuyant le geste. Cette scène du Burger King nous a pris du temps car elle dépendait de trois choses. Il y a d'abord la scène vue de l'extérieur avec un travelling sur un manifestant qui suit les CRS tout le long du Burger King. Il y a ensuite les images de cette jeune femme qui est en direct sur Facebook et qui se fait tabasser. Il y a enfin la séquence où elle regarde ces deux sources. En effet, on n'est pas ici dans l'analyse de ce qui arrive mais dans le ressenti. C'est aussi ça le cinéma : partager collectivement des émotions. Si je n'étais que dans la réflexion je retournerais au livre — bien qu'il y ait évidemment aussi des émotions dans les livres.

Aujourd'hui et plus que jamais, comme le rappelle un intervenant, la révolution devra nécessairement passer par les images et se faire image. Et comme les manifestants ne vont pas se tenir sage, quelles pourraient être selon vous les images de demain ? Comment doivent-elles se configurer, s'énoncer ? Il y a tout un travail de création d'images à faire.

Cet intervenant n'est pas n'importe qui puisqu'il s'agit de Michel Forst, le rapporteur spécial de l'ONU. C'est lui qui avance l'idée de révolution et son lien avec l'apparition des smartphones. Les images produites par ceux-ci permettent aux nations unies de déceler des abus de pouvoir. Ce point de vue a donc du poids. Le film s'inscrit dans une bataille qui est celle du droit de filmer et de diffuser. Pour aller très vite, en France, il y a tous les six mois des syndicats de police qui font du lobbying auprès d'hommes politiques pour déposer des projets de lois afin d'interdire la captation et la diffusions d'images de policiers. Au début, tout le monde riait car ça ne pouvait pas arriver. Sauf que cette loi existe par exemple en Espagne où on risque 15.000 euros d'amende. Elle est en train d'être discutée chez nous. Le film arrive maintenant et montre que grâce aux images, nous avons une connaissance inégalée des pratiques policières. Il faut pouvoir préserver cela. C'est pourquoi on ne voulait pas que le film aille dans le trash car ça ne nourrit pas le débat. J'espère donc que Un pays qui se tient sage démontre que toutes ces images sont utiles pour nos sociétés et le débat démocratique.


Entretien réalisé dans le cadre du BRIFF (Brussels International Film Festival) le 5 septembre 2020.